Monique Wittig, adieu…. Au revoir…

 

tania navarro swain

 

" […] il tombe de la neige fondue. On enfonce dans la boue. Les coquelicots sont mouillés. […] On dit, les soleils couchants revêtent les champs les canaux la ville entière d'hyacinthe et d'or le monde s'endort dans une chaude lumière. On dit, tant je l'aimais qu'en elle encore je vis" (Oppoponax, 281)

 

 

Je fait partie de l'immense cohorte de femmes qui ont été envoûtées par le charme et la puissance de l'écriture de Monique Wittig. Jeune étudiante à Paris dans les années 1970, ses idées et ses mots ont fait partie de la construction de ma subjectivité et maintes fois j'ai réécrit et resignifié, en tant que lectrice , ses livres et ses articles. Je ne l'ai pas , hélas, connue personnellement, mais je me dis , finalement, que j'ai une monique wittig à moi, avec les traits et le caractère qu'elle m'a laissés en héritage,  l´Opoponax [1] de mon histoire, car son oeuvre est maintenant à nous toutes, féministes, lesbiennes, femmes sociales  malgré nous.

De Monique Wittig je retiens tant de choses et surtout  le courage intellectuel et la créativité qui défient les « grands » noms, les tisseurs d'idées autour de la psychanalyse et du structuralisme ,  à partir de leur  propre terrain. . Cette attitude, décidément post- moderniste , les replace dans leurs conditions de production historique. C'est ainsi que Wittig se demande:

"Qui a donné aux psychanalystes leur savoir? Par exemple, pour Lacan ce qu'il appelle le "discours psychanalytique"et '"l´expérience analytique", tous deux lui "apprennent" ce qu'il sait. Et chacun   lui apprend ce que l'autre lui a appris." (février 1980 :47)

En effet, à la fin des années 70, la réflexion de Monique Wittig  contribue à créer   le sol sur lequel s'appuie la critique dite " post-moderne" et oh combien! féministe,  de toutes les   évidences et de tous les naturalismes. Et la « pensée straight » , qu' ainsi elle dénomme et analyse, est la création d'une catégorie qui exprime l'intense relation  de la pensée et de son cadre de production : car penser, c'est aussi penser historiquement, ( a dit quelqu'une) un acte ancré dans un horizon possible d'interpellation et d´interprétation. C'est ainsi que "la pensée straight" , dénoncée par Wittig, est le socle des positivismes et de leurs dérivés, qui cachent leur construction historique sous le couvert de l'universel et du naturel et inventent l´humain selon leurs normes.

Wittig est tranchante: 

"Je ne peux que souligner le caractère oppressif que revêt la « pensée straigh »t dans sa tendance à immédiatement universaliser  sa production de concepts, à former des lois générales qui valent pour toutes les sociétés, toutes les époques, tous les individus" (février 1980 :49 )

La « pensée straight » est donc un cadre de pensée historique, dont. les concepts créent une certaine réalité et l'inaugurent  en tant que fondatrice de l'humain dans une itération incessante . De ce fait Il ne faut  pas, ,  uniquement dénaturaliser le "naturel", mais surtout montrer les mécanismes historiques, matériels/imaginaires qui créent les relations sociales et la réalité elle-même.

Le caractère politique et l'oppression du pouvoir qui  en découle, sont au cœur de l'analyse de Wittig où l'hétérosexualité  apparaît comme  la clef de voûte de la domination  sociale des femmes. Dit-elle:

" Ayant posé comme un principe évident, comme une donnée antérieure à toute  science l'inéluctabilité de cette relation la pensée straight se livre à une interprétation  totalisante à la fois    de l'histoire, de la réalité sociale, de la culture et des sociétés, du langage et de tous les phénomènes subjectifs. "( février 80 :49)

En tant qu'historienne, j'identifie ici le discours de la discipline dans laquelle je mène mes luttes, car  l'histoire,  qui se veut la mémoire sociale, est l'un des principaux mécanismes de la re-création de l'humain selon le modèle adamique . Qui, sinon la « pensée straight » peut parler de la prostitution - la  plus sombre face de la violence contre les femmes- comme "la plus vieille profession du monde", ou bien désigner  la procréation comme l'essence du féminin, ou encore naturaliser l'image de "l'homme des cavernes" qui malmène  la femme comme le produit de sa chasse?

Wittig reconnaît aussi l'importance du langage et de ses significations, tout en soulignant la lourde matérialité construite pour les êtres nommés "femmes".

Elle: s'exprime ainsi :

"J'insiste sur  cette oppression matérielle des individus par les  discours et je voudrais en souligner les effets immédiatement en prenant l'exemple de la pornographie. Ses images - films, photo de magazines, affiches publicitaires sur les murs des villes - constituent un discours et ce discours a un sens: il signifie que les femmes sont dominées."[…] Non seulement il entretient des relations très étroites  avec la réalité sociale qu'est notre oppression ( économique et politique).  Mais il est lui même réel, puisqu'il est une des manifestations de l'oppression et il exerce un pouvoir précis sur nous. "( février 1980 :48)

Non seulement  manifestation mais aussi un de ses principes fondateurs, véhicule et producteur d'un imaginaire phallogocentrique, le langage  et les  média, porteurs des représentations sociales  et des images fondatrices , façonnent le monde et créent du réel. Cette analyse rejoint, en quelque sorte, celle de Teresa de Lauretis, lorsque cette dernière identifie les "technologies du genre" :  productrices et produits des discours sur la sexualité et les genres, elles créent ce dont elles parlent.

Wittig ainsi,  annonce le sujet « excentrique » [2] des féminismes, celles  qui, aux prises avec la lourde  matérialité de la condition sociale "femme"  dans un temps et dans un espace précis, l'excèdent et la critiquent, en indiquant toujours leurs liens d'attaches - conceptuels, idéologiques - pour mieux les dépasser.

Dans ce sens, parler du contrat hétérosexuel, qui assujettit et ordonne la construction du sujet "femme", signifie  aller bien au- delà de la dénaturalisation du système sexe/genre. En effet, les critiques qui sont faites  aujourd'hui faites à la catégorie "genre" en tant qu'instrument de sa propre reproduction, se trouvent déjà  contenues dans la pensée de Wittig:

"Et bien qu'on ait admis ces dernières années qu'il n'y a pas de nature, que tout est culture il reste au sein de cette culture un noyau de nature qui résiste à l'examen, une relation qui revêt un caractère d'inéluctabilité dans la culture  comme dans la nature c'est la relation hétérosexuelle ou relation obligatoire entre "l'homme"et "la femme". (février 80 :49)

Si le sexe lui même  n'est pas remis en question le binôme sexe/genre maintient le cadre binaire de la « pensée straight », exprimé dans les couples d'opposés, femme/homme, individu/société et ainsi de suite. Monique Wittig a été, avec une poignée d´autres féministes, à l´avant -garde de la critique radicale de l'hétérosexualité imposée historiquement, comme étant LA  nature incontournable. Le sexe devient alors « nature » dans les cadres de la » pensée straight », ainsi que son importance démesurée pour la construction d'une subjectivité "femme"," lesbienne" , "hommes" et autres

Lorsqu´elle analyse la construction d'une différence « naturelle » entre les sexes, Wittig souligne son caractère politique, car 

"[…] la différence n'a rien d'ontologique, elle n'est qu'interprétation que les maîtres font d'une situation historique de domination"( février 80 :50)

Dans un autre texte, elle explicite:

 "Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n'est qu'une construction mythique et sophistiquée, une "formation imaginaire"qui réinterprète des traits physiques ( en soi aussi indifférents que n'importe quels autres mais marqués par le système social) à travers le réseau de relations dans lequel ils sont perçus."( mai 1980 :77)

Dans ma lecture/écriture de ses textes, la naturalisation, pour Wittig, tend à empêcher tout changement, puisqu´ ainsi serait l'ordre des choses . En effet,  le "besoin" de procréation est introjecté par les femmes comme une nécessité "naturelle", ce qui élude  la question des grossesses répétées, d'une maternité forcée par les lois et les coutumes,  puisque. nous sommes programmées pour produire et désirer des enfants. 'Dans son livre "Les Guerrillères", on assiste à la montée des Mères qui prennent la place des Amazones libres, joyeuses et indépendantes. C'est en fait une fiction historique puisque la « pensée straight » a instauré l´incontournable le règne des mères, en créant le mythe de la "femme"et mieux encore, de la "vraie femme". La mère et l'épouse, celle qui incarne la différence, celle qui accepte la marque de la spécificité, celle qui assume l'infériorité et n'existe que pour et  à travers le regard de l'autre.

Une société lesbienne, ou  une communauté lesbienne serait le défi ultime de l'ordre androcentrique. Dit-elle: "les lesbiennes ne sont pas des femmes"( février 1980 : 53) C´est aussi un défi aussi pour les féminismes car si la question "qu'est-ce qu'une femme" demeure lors de la constitution d'un sujet politique, Wittig, elle,  s'en prend à sa généalogie,

"[…] car 'femme' n'a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels."( février 1980 :53) Dans un « langage du genre » il n´y a pas de genre hors des coercitions de genre.

Dans ce sens, elle indique la portée des féminismes dans la transformation de la réalité binaire et hiérarchique: "Pour beaucoup d'entre nous cela veut dire 'quelqu'un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe´ '".(mai, 1980 :79) La disparition de la catégorie ou de la classe des femmes, comme l´annonce Wittig, pose problème. Qui prendrait la place vide du binaire sexué ? La lesbienne ?

Il y a eu beaucoup de discussions sur l'essentialisme de la "lesbienne" de Wittig  qui en fait viendrait substituer, dans certaines interprétations, la catégorie " femme"  , retombant ainsi dans le piège des noyaux identitaires.Pour moi, ce ne sont que  des jeux de mots qui laissent de côté l'éclat de l'analyse de Wittig.

La "lesbienne" , dans ma lecturede Wittig, est la place de dénonciation de la « pensée straight », le dévoilement de ses mécanismes d'action et de contrôle.. Je  la vois  comme une place de parole, comme un lieu de refus politique du contrat hétérosexuel, la résistance  devant l'apparatus catégoriel/matériel/imaginaire qui crée le binaire, la différence, le réfèrent et sa copie, le masculin et le féminin.

Je reviens donc sujet « ex-centrique », ainsi nommé par Teresa de Lauretis, la lesbienne de ma leceture de Wittig, celle qui subit l´immersion dans les eaux troubles des ses conditions de production, tout en les excédant, dans la critique et l'exposition implacable des éléments qui les composent et forgent l'ordre du normatif/naturel. Il ne suffit donc pas de s'aimer entre femmes pour être la lesbienne   de Wittig: il faut faire partie des Guerrillières sans destin assigné, dont le parcours s´invente au fur et à mesure.

Je ne vois pas LA lesbienne de Wittig regroupant les individus matériels qui se nomment lesbiennes, en une seule e t même essence; nous avons ici , au contraire, la lesbienne comme une catégorie qui déjoue la matérialité binaire et son corollaire, la relation normative hétérosexuelle. Wittig insiste sur le fait que

"De plus, 'lesbienne' est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe ( femme et homme) parce que le sujet désigné ( lesbienne) n'est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme c'est une relation sociale particulière à un homme[…]"(mai 1980, 83)

 Cette perception du contrat hétérosexuel, au cœur de l'oppression et de la création du féminin qui émerge donc  dans les années 1970,  a longtemps été obscurcie par les discours sur le "genre" ; cette  catégorie  a eu une  importance indéniable en un premier mouvement de dénaturalisation , mais  petit à petit,  elle a perdu  de sa force subversive, ensevelie sous le "relationnel"de la construction social du binaire sexuel, par la domestication du savoir académique.

L'analyse de l'exercice hiérarchique du pouvoir au masculin,  la matérialité et la violence de l'appropriation  qui instituent la classe des femmes, est ainsi abandonnée au bord de la route, recherchant peut-être de l'approbation du Père institutionnel ?

Si la tâche commune à tous les féminismes est celle de changer , de transformer le monde et ses valeurs/représentations binaires et androcentriques, Wittig indique le chemin de la destruction de la classe des femmes - pas des individus, évidemment –

« […]"et cela ne peut s'accomplir que par la destruction de l'hétérosexualité comme système social basé sur l'oppression et l'appropriation des femmes par les hommes et qui produit le corps de doctrines sur la différence entre les sexes pour justifier cette oppression"( mai 1980 :84)

Monique Wittig  en tant que théoricienne et écrivaine n'a pas eu la reconnaissance académique qu'elle méritait, « affligée » qu´elle était de plusieurs handicaps: femme, féministe et ouvertement lesbienne. Sa pensée, cependant fait résonance et la critique de l'hétérosexualité réapparaît dans un creuset où,  de nos jours, la remise en question des évidences est devenue une méthode scientifique.

Il ne s´agit pas d´appel à l'homosexualité généralisée, nouvel avatar de l'humain, pas plus que de l'hétérosexualité obligée et "naturelle", forgeant des corps marqués et spécifiés par une quelconque différence. La disparition des genres entraînerait la déconstruction des sexes, détail biologique sur lequel s'érige la hiérarchie sous le prétexte de la procréation, sous le couvert des corps «  naturels » .  La déconstruction des genres pourrait enfin ouvrir le chemin aux « personnes ».

Monique Wittig est disparue. Pas pour nous.

Adieu Monique Wittig… je ne t'ai pas connue, je ne pourrai jamais te re-connaître.

Au revoir, Monique… nous nous retrouverons à chaque détour, chevauchant les mots, débridant les sens, tranchant les nœuds, brisant les moules, entre Guerrillères, entre nous.

septembre 2003

Références

Wittig, Monique. 1969. Les guérillères, Paris, éditions de Minuit,  208 p.

______________ 1964. L’Opoponax, Paris, éditions de Minuit, , 287 p

______________ février 1980. « La pensée straight », Questions féministes n.7, 45-54

______________mai 1980, « On ne naît pas femme », Questions féministes, n.8.75-84

 notice biographique  

tania navarro swain est professeure au Département d´Histoire de l´Université de Brasilia, Brésil, docteure de l´Université de Paris III, Sorbonne. Elle a été professeure invitée, en 1997/98 à l´Université de Montréal-UdM, ainsi qu à l´Université du Québec à Montréal, à l`IREF- Institut de Recherches et Études Féministes. À la tête d´un cours d´études féministes en graduation , elle travaille en Théorie de l´histoire et Études Féministes en post-graduation. Parmi ses plus récentes publications:   “O que é o lesbianismo?” ( Qu´est-ce que le lesbianisme?), 2000 ; un numéro spécial  intitulé “ Feminismos: teorias e perspectivas” ( Féminismes: théories et perspectives) de la revue Textos de História, paru en 2002, outre des nombreux articles publiés dans des revues nationales et internationales. Elle a aussi crée et organisé, avec la collaboration de collègues québéquoises et françaises,  la revue digitale bilingue Labrys, Études Féministes .



[1] Opoponax est le titre du premier livre de Monique Wittig que j´ai lu, où Catherine legrand, petite fille française, se raconte, dans un langage et une créativité remarquables.

[2] Voir Teresa de Lauretis « Eccentric subjects : Feminist theory and historical consciousness, Feminist Studies, 16, n.1 ( Spring, 1990)