Les « théories de la chair » :

Corps sexués, identités nomades

                    tania navarro swain

 Résumé

Il est courant d´entendre : «  je suis une femme », « je suis un homme » ou «  je suis gay », et dans ces énoncés s´annonce une essence de sujet, qui se traduit par un sexe et une sexualité. L´hétérosexualité a été et est encore un axe de pouvoir politique et social, un point d´inflexion analytique qui met à nu les règles de la production de la hiérarchie sociale entre les sexes et du sexe lui-même. Cependant, il ne faut pas confondre diagnostique et proposition d´action. La critique à  l´hétérosexualité obligée en tant que mécanisme régulateur, n´entraîne pas,  pour autant, une invitation générale à l´ « homosexualité » : l´échange d´un pôle pour l´autre, n´est qu´une transformation mystifiée du social.  En contrepartie, ce qu´il faut, c´est chercher l´insertion des pratiques sexuelles dans les réseaux de pouvoir qui nous domestiquent et  qui nous instituent en tant que corps sexués, sujets sexualisés, esclaves d´un maître devenu nous-mêmes. Femmes et hommes, cette division binaire qui ordonne la taxinomie des être et de leur nature, crée pour l´émotion humaine d´étroits couloirs d´expression. La ré-élaboration des représentations identitaires, est peut-être la clef de la modification des réseaux de pouvoir, qui s´alimentent en reproduisant la sexualité comme lieu d´expression de soi et de l´autre.

Mots-clefs : identité, sexe, sexualité, corps, genre, féminisme, représentation sociale

 

 

 Les féministes  que nous sommes,  travaillons dans certaines conditions de  production matérielles et symboliques, en des lieux spécifiques de parole et d´interlocution , d´où  nous essayons de tracer un objectif commun, malgré les couleurs diversifiées qui teintent nos actions : modifier la face du monde, des relations humaines sexuées, briser les hiérarchies, les asymétries, effacer les traits qui soutiennent les injustices sociales basées sur le sexe biologique. Quelle sont les transformations détectées au sein des pratiques et des représentations sociales sur le sexe, la sexualité, le féminin et le masculin au cours des cinquante dernières  années ?    Les parcours des mouvements et des théories féministes nous ont  laissé la vigueur des conquêtes et le goût amer des réalités faites encore de pauvreté, de discrimination, de peines,  de violences envers les femmes. Le langage ne se trompe pas et le discours social parle de « guerre » entre les sexes, oppositions, luttes.

Mais on entend très souvent dire que le féminisme est fini et nos jeunes élèves nous regardent avec étonnement lorsque nous nous affirmons « féministes » : n´avons-nous pas finalement réussi l´égalité ? Cependant, si nous les engageons à observer la production des média, un regard, même peu attentif, nous montre le contraire : les femmes sont appât et appel à la  consommation de tous les produits imaginables, et ce pour le public masculin. Les  images provocatrices peuplent le quotidien sur des   billboards et  autres propagandes multiples, cinéma, feuilletons et séries de télé,  magazines, etc. ; ce sont les  technologies de production du genre ( de Lauretis), qui créent les corps en les affichant sexués et séducteurs. Ces représentations discursives et imagées, diffusées sans cesse,  reprennent les attributs et les énoncés sur les «  véritables » femmes : femme-corps, femme-sexe, femme-objet, femme-mère, c´est-dire, femme-femme. Ce sont des représentations puissantes, qui s´agitent et peuplent l´imaginaire social du présent.

Celle qui souffre en silence, qui «  a été faite pour l´amour », guidée par l´intuition, par le coeur, la sensibilité à fleur de peau, toute une vie en fonction de son homme, celui qui lui « donne » ses enfants et lui assure le passage d´une situation sociale incertaine vers le statut béni et approuvé de « vraie femme ». « Viens, fais moi femme », soupirent les tubes, les chansons populaires. Femme au singulier, cela signifie toutes les femmes et réaffirme  «  l´ éternel féminin », danger et mystère : qui donc peut les comprendre ? La présence de ses signifiés est claire dans la société actuelle et nombreux sont les travaux qui les analysent. Cependant, dans le monde dit scientifique, l´étude des relations sexuées est à peine tolérée comme un domaine plus ou moins folklorique ou séparé de l´ensemble des disciplines et des champs de la connaissance «  sérieuse ».

Quelles sont alors aujourd´hui, les perspectives des analyses critiques féministes face à ce tableau ? Quels outils analytiques nous permettent de repenser  les relations humaines, au-delà du système sexe / genre, malgré le fait qu´elles y soient situées  ? Une immense production bibliographique, plusieurs courants théoriques, des catégories analytiques pointues, forment le sol sur lequel nous nous appuyons pour que les féminismes actuels représentent un point d´inflexion théorique incontournable, lors de l´analyse et de l´appréhension du social. Les axes principaux du débat permettent de déceler le champ des possibilités épistémologiques, les schémas de pensée qui ont orienté et orientent encore les productions féministes, lorsqu´ils se dédoublent en plusieurs catégories centralisatrices : la cohérence ou la dissémination du sujet, l´ égalité, l´identité, l´expérience, la sexualité, et/ou la pluralité ; cette dernière se trouve au coeur même des présupposés et des objectifs du féminisme.

Par  «   champs de possibilités épistémologiques »,   je veux signifier  un horizon de perception du social / humain, un univers discursif peuplé de représentations et d´images liées au sein d´ un réseau de catégories qui orientent la perception du réel; c´est ainsi que se construisent des schémas d´interprétations du social et de l´histoire, produisant des énoncés à valeur de « vérité », un «  régime de vérité. » (Foucault, 1979:14).  Cet ensemble d´outils analytiques ( science ou sens commun) apparaît comme le discours de vérité sur le monde physique ou social, ces totalitarismes contre lesquels les féminismes (théories et mouvements)  se sont érigés.

Cependant, les réflexions féministes sont, elles- mêmes tributaires de ce champ épistémologique, de ces représentations et de ces significations qui le constituent. Ainsi parfois, les féminismes s´accommodent-ils plus ou moins d´un certain régime de vérité et ne suggèrent que des changements superficiels ; mais à d´autres moments, ils décèlent avec acuité, les présupposés théoriques de la construction des relations humaines, polarisées autour de traits biologiques.

Toute théorie est fondée sur des présupposés, explicites ou non. La critique féministe qui en est consciente, n´a de cesse, depuis Simone de Beauvoir, de montrer les bases arbitraires de la connaissance qui se prétend universelle. Les notions de «  nature » humaine, de la même et invariable relation entre les sexes tout au long de l´histoire, sont des exemples des prémisses qui constituent les sciences humaines/sociales ou physiques/biologiques. [1]  Catégorie principale qui ordonne la pensée occidentale,  le binaire forge le réel en  paires opposées,  en pôles  contraires dont l´agencement se traduit par des  luttes et  des antagonismes.

Les années 70/80 ont été extrêmement prolifiques quant à la critique  des présupposés de la science et des femmes : c´est ainsi que Gayle Rubin(1975), Colette Guillaumin. (1978) Carole Pateman(1988), Catherine MacKinnon( 1987), Christine Delphy(1970), Adrienne Rich(1981), et Monique Wittig (1980) ont approfondi l´analyse des mécanismes d´appropriation de la connaissance et de l´institution du social, dévoilant leurs prémisses « évidentes et vraies », dont la validité est  uniquement fondée sur son énonciation répétée. L´exemple le plus notoire est constitué par un a priori d´une humanité divisée en deux groupes séparés à  partir du sexe biologique ; son importance relative en  des cultures différentes, n´était pas remise en  question, puisque fondée sur l´ évidence. Qui n´a pas en tête l´image de l´homme pré-historique traînant une femme par les cheveux ? Qui n´a pas entendu dire que la prostitution est «  la plus ancienne profession du monde » ? Les relations sexuées étaient traitées comme étant a-historiques, évidentes, axiomatiques.

La critique féministe a donc mis en lumière les présupposés qui soutiennent les bases de la connaissance et de la science. C´est ainsi que Gayle Rubin ( 10875 :169-184) analyse l´édifice de l´anthropologie construit par  Lévi-Strauss, en démasquant son a priori basique : les différents groupements humains établiraient leurs inter-relations à partir de l´échange des femmes, entre les hommes. Ceci suppose que toutes les formations sociales aient été créées sur la même base sexuelle/ biologique, de façon binaire et hiérarchique, où il y a prédominance d´un groupe sexué sur l´autre. Cette conception repose donc sur l´existence d´une «  nature » humaine, exprimée de façon continue et homogène ( malgré les formes différentes d´expression)  au long d´un temps évolutif – ce dernier constituant également une prémisse de la notion du progrès humain. L´anthropologie féministe égrène, cependant, des dizaines de sociétés où les partages et les rôles sociaux ne suivent pas le schéma binaire et hiérarchique basé sur le sexe.   (Mathieu,1991)

Rubin analyse aussi certaines assertions de Freud ( Rubin,1975:185-204) qui supposent l´hétérosexualité comme l´aboutissement de la sexualité normale, dans l´ordre du  naturel et, par conséquent, celui d´un sexe biologique « opposé » qui serait destiné à la reproduction ; ainsi Rubin montre-t-elle que dans la construction théorique de ces deux auteurs - piliers du savoir occidental- se trouve l´explicitation de l´arbitraire de leurs prémisses. Elle dénonce l´existence d´un sex/gender/system  binaire, d´un cadre de représentations et de valeurs qui sont constitutives de la réalité sociale/ scientifique, coulées en des moules paradigmatiques : vrai/ faux ; réel/imaginaire ; matériel / symbolique ; normal/ anormal  et ainsi de suite. (Rubin, 1975:204) 

Cette même “nature” humaine est analysée par  Carole Pateman (1988-1993) dans la production du discours philosophique et ses effets de signification dans les pratiques sociales, ce qu´elle appelle le «  contrat sexuel » ; apparaît ainsi le binaire sexué et biologique, implicite et voilé dans la constitution et la justification d´une société civile qui exclut les femmes de la sphère «  privée ». Le contrat social, dit Pateman, philosophiquement fondateur de la société civile, maintient une zone de silence : celle de la division primaire de l´humain en deux natures distinctes.  Les qualifications et les rôles de chacune seront ainsi bien définies : le féminin incarnant la soumission et le masculin, la liberté.

Cette idée est renforcée par Teresa de Lauretis, pour qui

« [...]  l´invisibilité du genre et de la division sexuelle dans les cadres épistémologiques et théoriques, en tant qu´a priori indéniables, démontre que le présupposé de l´hétérosexualité- la postion socio-sexuelle déterminante entre femme et homme – est nécessaire à, et fondatrice de la culture. » ( de Lauretis,1990: 130)

Adrienne Rich ( 1981) et Monique Wittig ( 1980) de leur côté, approfondissent l´analyse de Rubin, en soulignant cette autre prémisse de la création d´une division sexuée des sexes : l´hétérosexualité obligatoire, qui forge et reconduit l´expression binaire du sexuel. Catherine MacKinnon ( 1987)  constate une sexualité qui se traduit par la violence naturalisée, et s´exprime par la  pornographie et la prostitution, où l´on retrouve les mécanismes constitutifs de la réalité sexuée : la violence symbolique et matérielle  présentes dans les pratiques sexuelles courantes, s´appuyant inlassablement  sur le binaire et ses sempiternelles oppositions du  supérieur/ inférieur, dominant/ dominé, acheteur/ achetée , fort/ fragile, actif/ passif. Cette auteure discute, sans le nommer comme tel, le «  dispositif de la sexualité » analysé par Foucualt ( 1976), qui transforme le sexe et surtout la sexualité en axe et moteur de la vie individuelle et sociale. La critique faite par  MacKinnon à ces expressions de sexualité qui se traduisent par la  violence, a parfois été  interprétée comme un rejet des pratiques sexuelles : on confond ainsi le diagnostique et l´argumentation avec les propositions d´action. L´élimination de la pornographie ne serait-elle pas une manière de couper un des volets  économiques du dispositif de la sexualité ?   

Christine Delphy (1970) perçoit le patriarcat non pas comme un genre anachronique d´agencement du social, remplacé par les sociétés démocratiques modernes, mais comme un système constitutif des relations binaires, de classes sociales opposant femmes et hommes. La classe des hommes donc, s´approprie individuellement et collectivement la classe des femmes, où s´imbriquent patriarcat et capitalisme ou toutes autres formes de relations économiques. De sa part, Colette Guillaumin (1978) fait une analyse approfondie des différentes formes d´appropriation du corps des femmes dans les sociétés patriarcales, de leur travail, de leur temps, de leur espace, de leur conscience.

Elisabeth Grosz, elle, affirme que

“ La connaissance, comme toute autre forme de production sociale est, effet du moins partiellement, de la position sexuée des ses producteurs et utilisateurs ; la connaissance doit être connue comme étant sexuellement déterminée, limitée et finie » (Grosz, 1994:20).

La prétention positiviste de neutralité, cependant, demeure encore bien présente, lorsqu´elle nie les configurations du savoir ancrées au sein des représentations binaires de l´humain. C´est ainsi que les analyses de classe, par exemple, sont considérées importantes pour l´académique, qui délaisse la prégnance  du genre sur le social, à la sphère de l´intimité.

De telles analyses sont encore de nos jours, extrêmement pertinentes, dans la mesure où elles indiquent les points de fragilité conceptuelle des grands édifices théoriques, inépuisables bâtisseurs  de «  vérités » sur l´humain ; elles  dévoilent également, les mécanismes régulateurs du social, les   producteurs/produits de représentations et de sens donnés au social. Dans cette optique, la critique féministe a été et est encore de nos jours, le sol où reposent les conditions de production de ce que l´on nomme le « post-modernisme », mouvement iconoclaste, promoteur d´incertitudes, remplaçant les évidences d´antan. Lorsqu´ en 1971, Foucault (Foucault(1971)  invite au « renversement  des   évidences » comme méthode de transformation de la pensée et du politique, il y avait vingt ans déjà, que les critiques du   féminisme contemporain déconstruisaient  la naturalisation des relations humaines.

Betty Friedan, dans les années 1950, expose le malaise des femmes de la classe moyenne américaine face, à leur style de vie ; et en ce faisant, elle lève le voile qui recouvrait  les représentations et les images sociales productrices de la réalité de «  l´être dans le monde » et de son auto-représentation. L´auteure montre le rôle des média qui dessinent, en quelque sorte, l`être de la femme ( au singulier) et fonctionnent en tant que mécanismes  d´appropriation du symbolique, pour construire des corps sexués, ancrés dans leurs fonctions domestiques et reproductrices. Ce processus, loin d´être terminé de nos jours, poursuit sa tâche inlassablement répétitive, d´affirmation de certaines images et de rôles sociaux régis par le sexe, tant dans le sens commun que dans les milieux scientifiques.

Théorie critique féministe

Pour Teresa de Lauretis, la théorie critique féministe des formations socioculturelles,  qui comprend les discours et les formes de représentation, n´apparaît que lorsqu´ elle prend conscience d´elle-même, de ses propres présupposés fondateurs, de ses complicités idéologiques, de ses pratiques et objectifs, c´est-dire ses conditions de production, d´action et de appréhension. (De Lauretis, 1990:138 ) L´auteure décrit ainsi, un lieu de parole ( le féminisme) comme agent de production de sens « autres », qui s´insèrent dans les matrices d´intelligibilité et composent les significations sociales, tels les définitions corporelles et les rôles sociaux.

Cette activité théorique nous est ainsi présentée comme une  « théorie de la chair », sur un chemin jonché de douleurs et de dangers, (Cherrie Moraga, in De Lauretis,1990:138) puisqu´elle exige un déracinement, un déplacement hors des balises sûres de certains présupposés, tels que « l´ être femme »  défini par un corps biologique. Le lieu de l´épistémologie féministe se définit alors comme un «  non-lieu », puisqu´ il n´existe ni repos ni arrêt de la production de consciences et d´auto consciences.

Une hétérotopie, dirait Foucault, un lieu qui s´invente en espaces autres, créant ainsi pratiques  et théories à partir des représentations de genre, mais en même temps hors d´elles.

Teresa de Lauretis, dans le même sens. souligne pour le féminisme une place spéciale,

«  [...] un lieu du discours à partir duquel penser ou parler est, dans le meilleur des cas, une tentative incertaine, sans garanties [...] un glissement du point de compréhension et d´articulation conceptuelle », affirme de Lauretis ((De Lauretis, 1990:139).

La méta-critique constitue finalement  le moteur de l´épistémologie féministe, qui exige l´analyse constante de ses conditions de production pour mieux les déconstruire, dans un processus continu d´interrogations. Ainsi l´individuel et le social sont contemplés, puisque si je me perçois construite du point de vue du genre, c´est de ce lieu de parole que j´agis pour le déconstruire ou le transformer. Au-delà de l´aphorisme «  le privé est politique », le personnel ici, est aussi politique. .( de Lauretis,1990 :115)

Pourquoi les «  Études Féministes »  créent-elles tant d´opposition,  principalement de la part des femmes, dans le milieu universitaire ? Pourquoi les femmes évitent-elles d´être classées  comme féministes ? Le binaire est ici très  instruisant, car le féminin suggère une thématique dépourvue de noblesse, en opposition à un masculin « générique et universel », doté des valeurs de l´humain en général. Parler des femmes dénote faiblesse et fragilité, un manque de précision analytique ; parler du féminisme c´est ouvrir un éventail de connotations péjoratives, allant de la butch au laideron, autant dire des crimes sans pardon. Au-delà de la lourdeur de ce sens commun, il existe aussi l´assujettissement à l´image et à la représentation de la «  vraie femme », la peur du rejet des pairs, le voile jeté sur l´infériorité symbolique et matérielle,  présente dans la vie quotidienne des femmes qui, dans un même élan, rejettent  les «  Etudes féministes » pour être des vecteurs puissants de critique de l´ordre du monde.

Cette activité incessante d´identification des noyaux de pouvoir, des enclaves régulatrices de la pensée et des représentations sociales, et finalement de la pesanteur des matrices de sens qui composent les relations sociales, tout cela fait de l´épistémologie féministe un pivot déstabilisateur des évidences les plus chères, tels que le corps moulé dans la biologie ou l´hétérosexualité se proclamant pratique sexuelle « normale ». Évidemment, des auteurs comme Foucault ou Deleuze, entre autres, ont élaboré des théories dans ce sens ; cependant, l´épistémologie féministe se caractérise, selon moi, par le fait que les  théories féministes et les mouvements sociaux des femmes se rejoignent pour proposer une transformation effective des relations humaines et de l´auto représentation de l´individu, tant matérielle que symbolique.

Le signifiant « femme », n´a pas un sens précis au sein des réseaux des significations qui composent l`être social ; il s´insère au contraire dans une myriade de situations et de comportements qui en font  un être historiquement et spécialement perçu. Ainsi, les réponses à la question de Simone de Beauvoir ( 1966 [1949]): «  qu´est-ce qu´une femme ? » se dédoublent  en questions et propositions théoriques multiples. La notion de «  différence sexuelle », par exemple, analysée par plusieurs théoriciennes, Colette Guillaumin ( 1978), Catherine MacKinnon, ( 1987), Gayle Rubin, (1975), apparaît comme une construction sociale, idéologique et politique qui,  choisissant un détail anatomique comme évidence « naturelle », détermine  non seulement  la séparation de l´espèce humaine en deux sexes, mais aussi  leur opposition hiérarchisée.

Luce Irigaray (1977 :67) perçoit une « in-différence » sexuelle dans un monde où le signifiant général est masculin, puisque selon cette logique il n´existe qu´un sexe, le masculin. Placé hors de toute possibilité d´échanges de signifiants, ajoute-t-elle, le sujet féminin se trouve en position de «  [...] questionner  le fonctionnement de la grammaire de chaque figure du discours, ses lois ou nécessités syntaxiques, ses configurations imaginaires, ses réseaux métaphoriques et aussi, bien sûr, ce qu´elle n´articule pas dans l´énoncé : ses silences. »( idem :73). La notion de Mimesis chez Irigaray, montre à quel point les femmes ont  besoin d´un point d´ancrage dans leur propre expérience, afin de défaire la cohérence discursive de la logique du Même ( Irigaray,1977 :74), celle de l´ordre du masculin, pour  « [...] enrayer la machinerie théorique elle-même, [...] suspendre sa prétention à la production d´une vérité et d´un sens par trop univoque. » ( idem, :75).

Rosi Braidotti de son côté, nous offre son interprétation de la «  différence sexuelle » à partir du diagnostique d´une réalité tangible et propose un féminisme de la «  différence sexuelle » basée sur  l´expérience vécue des femmes. ( Braidotti,1997: 44).  La préoccupation de cette auteure, est de pouvoir réaliser la création et la légitimation de la représentation d´une multiplicité de formes alternatives à la subjectivité féministe, sans tomber dans un nouvel essentialisme ou un nouveau relativisme. En ce sens, son point de départ serait la spécificité du vécu des femmes, de l´expérience féminine de leurs corps. ( Braidotti,1997: 44) Ainsi la vie réelle et quotidienne, serait le fondement de la subjectivité féminine, multiple en soi-même : elle se trouve divisée, constituée et fracturée à l´intersection d´innombrables niveaux d´expérience. (idem) Ce raisonnement conduit à la notion d´un processus de construction de la subjectivité du féminin et ceci mériterait une analyse approfondie de ses termes et connexions, qu´il m´est  impossible d´aborder ici. Luce Irigaray en 1977, avait insisté sur l´expérience en tant que fondement critique des significations d´un monde épelé au masculin, et la nécessité d´un travail de désarticulation de son fonctionnement discursif, comme je l´ai déjà signalé plus haut. L´auteure affirme qu´ «  Il n´est, dans un premier temps, peut-être qu´un seul ‘ chemin’, celui qui est historiquement assigné au féminin : le mimétisme. Il s´agit d´assumer, délibérément ce rôle. Ce qui est déjà retourner en affirmation une subordination et, de ce fait, commencer à la déjouer ». ( Irigaray, 1977:73/74)

L´analyse des lieux symboliques et des pratiques sociales qui attellent le féminin à son corps,  fait apparaître également les propositions de la dissolution d´un sujet unifié ( d´illusoire  cohérence), et de la prétendue «  désincorporation post-moderne ». Cette perspective est critiquée par plusieurs auteures : comment être sujet sans la spécificité du corps ?  Je vois dans cette proposition la lucidité qui ramène à l´individu la multiplicité reconnue à la réalité. Le sujet-femme, ancré dans l´expérience culturelle et biologique, devient ainsi un sujet-femme en construction, au-delà des contraintes   « naturelles », chargées de représentations et de modèles. On voit ainsi s´ouvrir l´espace pour la transformation des représentations sociales de la «  femme » elle-même, en une expérience qui se trouve en constante transition. En effet, la dissémination du sujet, prônée par plusieurs auteures, indique l´importance des valeurs et des significations constitutives du réel et de l´expression même de l´être individuel en son expérience irréductible ; ainsi, dans sa spécificité, l´humain n´est-t-il pas désincorporé, mais tout simplement placé face à l´illusion de sa cohérence interne, d´un noyau identitaire, compris désormais comme historiquement et socialement construit. Le sujet femme ne se dissout pas dans le néant, il fixe au contraire, dans son expérience plurielle en constante transition, l´action politique qui vise à la transformation du monde.

Il est important de ne pas oublier que la notion de pratique discursive ou de matrice d´intelligibilité, n´ignore pas  la matérialité du monde. Au contraire, selon Foucault, l´analyse des discours sociaux  ne  traite pas ceux-ci comme un simple ensemble de signes, mais comme des pratiques qui forgent les objets dont elles parlent.  (Foucault,1987:  56) Comme je l´ai souligné plus haut, ce sont donc les règles d´énonciation  et les normes/ valeurs des représentations qui instituent les objets, et dans le cas présent, les corps définis par le sexe et la sexualité, comme féminins et masculins.

         Expérience et corporéité 

Teresa de Lauretis , en 1984, liait déjà la matérialité du corps aux processus de subjectivation du féminin, c´est-dire, que la composition de l´ «  être femme » est réalisée en une opération d´interactivité entre sens, perception et expérience ; pour cette auteure,  un mouvement constant entre le social et la subjectivité forgerait ainsi le corps, ce qu´elle nomme semiosis, dont les déplacements suivraient la dynamique des formations sociales. (de Lauretis, 1984:182)

Mais,  de quelle expérience subjective/ sociale/ plurielle du féminin, parlons-nous ?  De Lauretis identifie dans la sexualité, un type particulier de relation du féminin avec la réalité sociale ( ce qu´observe également Catherine MacKinnon). L´auteure  voit l´expérience comme un

« [...] complex of habits, dispositions, associations and perceptions, which en-genders one as female, that is what remains to be analysed, understood, articulated by feminist theory. » .( de Lauretis, 1984:182 ).

Le corps apparaît donc, comme  le sujet du  processus de semiosis, “[...]  the place in which, the body in whom, the significate effect of the sign takes hold and is real-zed” ( de Lauretis, 1984:183)

La production des significations sociales se condense, en instituant des corps sexués et sexualisés, et s´amuse à composer des sujets définis par une biologie fixée en tant que lieu de son insertion au social. Autour du corps, de l´expérience du corps sexué, lui-même créé  au sein de pratiques discursives et non- discursives spécifiques, le féminin se  produit en «  femme ». Au-delà des «  technologies de production du sexe » soulignées par Foucault ( 1976), Teresa de Lauretis  trouve les «  technologies de production du genre » (de Lauretis, 1987), technologies créatrices des représentations binaires du sexe biologique et de la sexualité. L`assujettissement à ces représentations de la «  vraie femme », du corps séducteur, d´un destin lié au corps maternel, fait partie de l´auto- représentation, de la subjectivité  identitaire obéissant aux normes, modèles et vérités .

Je perçois ici, la notion de représentation sociale telle qu´exprimée par Denise Jodelet ( malgré le fait que ce ne soit pas un sens explicite dans le texte de de Lauretis), c´est-dire, «  [...] une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d´une réalité commune à un ensemble social. »  ( Jodelet, 1989:36)

À partir des représentations sociales du SIDA, Denise Jodelet souligne qu´

«  [...] elles s´étayent sur des valeurs variables selon les groupes sociaux dont elles tirent leurs significations, comme sur des savoirs antérieurs réactivés par une situation sociale particulière [...[»( Jodelet, 1989:35).

Elle reconnaît également que  les représentations sociales sont «  [...] des systèmes d´interprétation (qui) régissent notre relation au monde et aux autres, orientent  et organisent les conduites et les communications sociales ». ” ( Jodelet, 1989:36)

Le concept de « représentation sociale » [2] se trouve  donc à la base  de toute expérience humaine, puisque nous naissons dans un monde déjà-là ; je vois ainsi les représentations sociales en tant qu´images, valeurs, normes, significations matérielles et symboliques qui instituent le réel, social et individuel. Rien n´échappe à l´emprise des représentations sociales, qu´il s´agisse d´un discours scientifique ou des énoncés du sens commun, c´est-dire, de la «  vérité scientifique » à  «  l´opinion publique ».

Les «  technologies du sexe » ou les «  technologies du genre », sous cet angle, expriment, manipulent, re-sémantisent, ré-organisent, et actualisent des représentations sociales auxquelles nous nous assujettissons... ou pas. En fait, l´existence de représentations plus denses et hégémoniques ne représentent pas un enfermement définitif. Sous cette perspective théorique, les représentations périphériques, en constante circulation, forment l´espace  d´une réalité non- homogène ( mais qui fait semblant de l´être) et garantissent la force de la dynamique sociale. Le féminisme lui-même est source de représentations périphériques, proposant de nouvelles représentations sociales de l´humain et des relations sociales.

Il me semble voir dans cette catégorie «  représentation sociale », un outil théorique / analytique d´importance certaine pour l´épistémologie féministe, permettant de mieux dévoiler les mécanismes qui forgent les subjectivités ou conduisent à l´assujettissement les identités de genre. Qui dit normes et valeurs, croyances et vérités peut, en effet, penser aux réseaux de pouvoir, aux représentations sociales du vrai / faux, du réel / imaginaire, du normal / pathologique,  creusant des modèles, et formant des moules pour les sujets et leur insertion dans le social. On peut aussi penser aux champs de possibilités qui permettent l´émergence des sujets : les corps féminins, que le regard et le désir d´autrui dessinent selon des normes de séduction et de beauté, expriment particulièrement bien la conception des représentations sociales, articulées aux formes matérielles.

L´expression «  matrices d´intelligibilité » utilisée par Judith Butler ( Butler,1990:17) est, à  mon avis très proche de cette conception, puisque les représentations qui engendrent les corps et les rôles culturels, sont  ces mêmes  valeurs et signifiés  sociaux qui s´articulent en réseau, selon des cartes à la fois constitutives et interprétatives du monde. Butler souligne que

« The domains of political and linguistic ‘ representation’ set out in advance the criterion by which subjects themselves are formed, with the result that representation is extended only to what can be acknowledged as a subject. » ( Butler,1990: 1)

L´intelligibilité, de ce fait, appartient à un champ épistémologique de représentations possibles, et depuis plus d´un demi-siècle, les féminismes montrent les présupposés théoriques  de la construction des hiérarchies sexuelles. Elizabeth Grosz abonde dans ce sens :

« [...] if subjectivity cannot be made to conform to the universalistic ideals of humanism, if there is no concept of ‘ the human’ that includes all subjects without violence, loss, or residue, then the whole of cultural life, including the formation and evaluation of knowledge themselves, must be questioned, regarding the sexual ( and cultural) specificity of their positions. »      ( Grosz, 1994:20)

L´histoire nous montre par exemple, que les infinies possibilités de l´agencement humain  ont été et sont toujours réduites à un monotone murmure sur le Même, sous l´égide de la matrice d´intelligibilité du binaire : la sexualité et le sexe en tant qu´axe d´identité et d´insertion sociale, la polarisation des forces et des valeurs, la lutte entre le bien et le mal, la séparation entre le corps et l´âme, le tout ficelé par le pouvoir au masculin comme signifiant général des relations humaines. 

Les représentations ou matrices de sens, en effet, par leurs énonciations, répétitions, et actualisations en images et discours, créent l´objet ou la réalité qu´elles étaient censées expliciter. C´est ainsi que l´on peut percevoir la catégorie analytique « genre» réaffirmant le sex/ gender system, car un de ses pôles – le sexe biologique – reste une évidence  axiomatique. Or, ce caractère d´évidence est lui-même la représentation sociale de l´importance donnée à la reproduction et à l´hétérosexualité.

Questions de genre et de sexe.

La catégorie « genre », incontournable pour dénaturaliser les « évidences » culturelles de hiérarchisation des rôles sexués,  met les féminismes dans une situation singulière : si le binôme instigateur de tant d´analyses ( sexe/genre) maintient un de ses termes dans l´ordre du naturel, comment repenser le monde au-delà du binaire sexuel et sexué ? Comment diluer la prégnance des représentations sociales, si le sujet féminin ( si laborieusement rendu visible) y reste ancrée en tant que genre, démarqué par le biologique ?

Ce n´est pas par hasard, si l´analyse des corps sexués prend de plus en plus d´importance de nos jours et que le nom de Judith  Butler, par exemple, résonne dans les colloques et les débats. En effet, pour cette auteure

« [ ...] sex is always produced as a reiteration of hegemonic norms. This productive reiteration can be read as a kind of performativity. Discursive performativity appears to produce that which it names, to enact its own referent, to name and to do, to name and to make. Paradoxically, however, this productive capacity of discourse is derivative, a form of cultural iterability or rearticulation, a practice of resignification, not creation ex nihilo. Generally speaking, a performative functions to produce that which it declares.” ( Butler, 1993:107)

On voit alors  le sujet se dédoubler en  expérience de corps ; en l´incarnant, et en se soumettant  aux sens hégémoniques qui l´ont ainsi tissé socialement, il devient corps sexué. Le sexe ici, fait donc  partie des représentations sociales des valeurs exprimées en normes plus ou moins précises, qui ancrent dans le biologique la matrice d´intelligibilité de l´être et de son identité.  Corps performatif, donc, il ne cesse de procéder à la production d´un noyau identitaire par le biais des pratiques sexuelles. C´est quand le corps sexué s´affirme dans sa sexualité, dans la nécessité de sa réitération en hétérosexualité, et  l´infatigable domestication des désirs, que le « naturel » du sexe se montre comme étant une construction culturelle.

Si le genre est culturel, rien ne peut assurer sa correspondance exacte avec le sexe biologique, souligne encore Butler et dans ce cas, dit-elle, le genre devient un signifiant flottant ,(Butler,1990:6) capable de contenir différentes biologies : un homme lesbien, une femme pédéraste, le jeu entre les représentations sociales denses ou légères est amusant et crée des « styles de chair » ( Butler) déstabilisants.  L´argument de Butler, se présente ainsi:

« If gender is the cultural meanings that the sexed body assumes, then a gender cannot be said to follow a sexing any one way. Taken to its logical limit, the sex/gender distinction suggests a radical discontinuity between sexed bodies and culturally constructed genders. […] Can we refer to a ‘ given’ sex or a ‘ given’ gender without first inquiring into how sex and/or gender is given, through what means? And what is ‘sex’ anyway?” , (Butler,1990:6)

Le sexe biologique, « irréfutable »,  préexistant, superficie pré-discursive, apparaît enfin comme une signification imposée au social par le régime de vérité sur lequel elle s´appuie et s´institut, formant des constellations de sens qui créent les évidences sociales.

Et les réalités surprennent les formulations théoriques : les jeunes gays, des deux sexes, s´inventent des relations sexuées et sexualisées qui inversent doublement les rôles de genre : d´abord parce qu´ils-elles choisissent l´homosexualité (femme/femme, homme/homme) et à partir de cette expérience, re-dessinent les pratiques hétérosexuelles (femme gay/homme/gay), sans pour autant abdiquer leur premier choix. Peut-on voir ici, de  nouvelles représentations sociales de sexualité qui amorcent un mouvement radicalement déstabilisateur et subversif de l´ordre binaire, et de sa cohorte de pouvoir et de violence ?

Le binôme corps/âme est présent au sein de la philosophie occidentale  (Grosz,1994:3-13) depuis ses débuts : dominé par ses impulsions,  ce corps dont la densité empêcherait le développement de la pensée, est  un corps qui doit être domestiqué,  sculpté et modelé, afin de  permettre les hauts vols de l´esprit, de la création, de l´imagination et de la science. Le féminin est attelé à son corps et à son anatomie ; à la représentation de la femme (au singulier) n´est pas octroyé la transcendance, puisque définie par son sexe, la femme est tributaire de son corps. Cette femme, dit Simone de Beauvoir (1949, ed. 1966), est immanence.

 Ces représentations, s´appuyant sur le sexe biologique, traversent ainsi toutes les dimensions des relations humaines, et créent des réseaux d´interprétation, notamment  la réitération  active les significations symboliques liées à ces termes. Les hommes (au pluriel) ont un sexe ; la femme (au singulier, puisqu´elles sont toutes pareilles !) EST le sexe, comme le soulignait déjà Colette Guillaumin dans les années 1970. ( Guillaumin, 1978)

Les féministes ont cherché à désarticuler ces binômes hiérarchisés, en  présentant des femmes plurielles, sujets de leur action et de leur histoire; cependant, certaines analyses ne se rendent pas compte de leur permanence insidieuse, comme dans le cas du binôme sexe/genre. Le genre, opérateur analytique de la construction sexuée des êtres, a le souffle court lorsqu´il s´agit d´opérer une quelconque transformation sociale, puisque la seule constatation de l´inégalité et de l´injustice qui s´ensuit, n´élimine pas les mécanismes régulateurs de l´asymétrie et de la  hiérarchie.  Butler abonde en ce sens et affirme que

«  [...]gender is not to culture as sex is to nature ; gender is also the discursive/cultural means by which ‘ sexed nature’ or ‘ a natural sex’  is produced and established as ‘ prediscursive’, prior to culture, a politically neutral surface on which culture acts. ».”( Butler,1990: 7)

Elisabeth Grosz, à son tour, observe que l´expérience du corps «  [...] may be seen as the crucial term, the site of contestation, in a series of economic, political, sexual and intellectual struggles. »”.(Grosz, 1994:19) Ainsi, pour cette auteure,

“ The body must be regarded as a site of social, political, cultural, and geographical inscriptions, production, or constitution. The body is not opposed to culture, a resistant throwback to a natural past; it is itself a cultural, the cultural, product.” ( idem:23).

Corps, et non pas sexes

Ainsi, non seulement le discours donne-t-il signification au corps, mais ce corps, à son tour se matérialise en relations de pouvoir, corps produit et modelé par les pratiques discursives et les représentations sociales. Dans le cadre des matrices d´intelligibilité et comme je le suggère, des matrices représentationnelles, ce corps révèle à l´analyse, les règles de fonctionnement  d´une société donnée, ainsi que celles d´appréhension et d´articulation des acteurs sociaux. Finalement, ce corps révèle aussi les mécanismes régulateurs, qui régissent l´agencement de l´humain et le construisent de forme binaire, à des degrés différents de savoir et de connaissance, depuis l´académique jusqu`au sens commun.

La critique post-moderne à la neutralité scientifique, qui accepte et incorpore radicalement la subjectivité à la production de la connaissance et à la production du sujet par ses significations, permet de mettre en lumière les positions d´un sujet genré : ainsi, les lieux de parole et d´autorité se partagent-ils  inégalement entre féminin et masculin. Le sens commun en fait la démonstration, lorsqu´il émet un avis tel que « c´est une très bonne scientifique, ( entrepreneure, directrice, présidente, ministre) malgré le fait que ce soit une femme. »

            Les lieux de pouvoir sont donc définis prioritairement par la division binaire du social,  de l´action sur les corps et la sexualité, et comme le souligne Teresa de Lauretis :

« [...] as  a differential  rate in social power maintained and legitimated by the ideological apparatuses that construct the social subject, not as transcendental Subject but as subject of material social relations. » ( de Lauretis, 1990:128)

L´auteure considère que

«  [...] gender is one such apparatus, with sexuality as its material ground and the body as its support or[...] then what [re]produces and regulates a specific power differential between women and men through gender […] is not ‘ biological fact’ but rather the institution of heterosexuality.” (idem)

            C´est ainsi que l´institution d´un corps sexué au féminin et revêtu d´évidence, sert d´appui aux sens  attribués au genre, qui se traduisent par des  fonctions sociales sexuées et l´hétérosexualité obligée. Du sexe biologique découle donc le destin féminin et sa propre définition : maternité, famille, mariage, domaine du privé, sensibilité, fragilité, intuition, attributs de la «  vraie femme ».  Catherine MacKinnon(1987), Gayle Rubin (1975),  Monique Wittig(1980) et Adrienne Rich (1981) avaient déjà  indiqué cette clef d´analyse, et montré que la sexualité est bien à la base de l´appropriation sociale et individuelle d´un genre par l´autre.

            Représentation et identité

            Cette démarche analytique, de la construction des corps, permet de mieux jauger la dimension des représentations sociales –  images et discours- qui produisent les sens et les réalités des pratiques sociales/sexuelles. Au-delà du sujet féminin, l´identité se pose alors comme une question pertinente, en tant que conscience et possibilité d´action dans le monde. Se confronter à un vide identitaire, là où l´on pensait trouver un noyau ontologique, devient  un fait troublant, convenons-en, même au sein du féminisme. Mais la question aujourd´hui est de savoir, dans quel réseau de pouvoir s´instaure l´identité, quelles en sont les matrices d´intelligibilité, et quels sont les mécanismes régulateurs de comportement qui assurent cette représentation, dont les contours continuent de faire apparaître l´image de la «  vraie femme », même après cinquante ans de féminisme.

            Sous l´optique de la théorie des représentations sociales, il n´y a pas de précédence de l´individuel sur le social ou vice-versa. Le sujet se construit en un continuum entre les mondes interne et externe, créant ainsi l´espace identitaire, traversé de lieux et de positions, investi de sens denses ou volatils, déjouant plusieurs niveaux d´assujettissement ; à l´horizon, cependant, un choix infini et indéfini d´options est à sa disposition.

            Ainsi, la question de l´identité se révèle-t-elle cruciale, si l´on désire modifier un régime de vérité qui persiste à réaffirmer le binaire comme étant l´axe d´appréhension et d´institution du monde. Butler souligne que

«  The unproblematic claim to ‘ be’ a woman and ‘ be’ heterosexual would be symptomatic of that metaphysics of gender substances.[…] this claim tends to subordinate the notion of gender under that of identity and to lead to the conclusion that a person is a gender and is one in virtue of his or her sex[…]”(Butler,1990: 21)

Si nous procédons à l´analyse des corps sexués et de leurs identités de genre, ce qui  suppose la cohérence entre sexe/ sexualité et désir – hétérosexuel –, nous parvenons à un autre niveau de découverte de l´essence attribuée aux  relations sociales.    On a même vu apparaître le terme hétérogenre, pour exprimer la charge naturaliste contenue dans la catégorie genre, opposée à celle de sexe. ( Ingraham,1996) L´identité de genre, présente dans la cohérence sexe/genre, est donc présumée et non pas une évidence. De cette façon, l´univers des pratiques discursives et sociales comprend la sexualité sous forme de pratiques sexuelles qui, elles-mêmes, identifient les sujets sexués à travers les  représentations et les auto-représentations. Sous l´égide des technologies de production du système sexe/genre, l´hétérosexualité devient alors, l´expression paradigmatique de l´être.

Il est courant d´entendre : «  je suis une femme », « je suis un homme » ou «  je suis gay », et dans ces énoncés s´annonce une essence de sujet, qui se traduit par un sexe et une sexualité. L´hétérosexualité a été et est encore un axe de pouvoir politique et social, un point d´inflexion analytique qui met à nu les règles de la production de la hiérarchie sociale entre les sexes et du sexe lui-même.

Cependant, il ne faut pas confondre diagnostique et proposition d´action. La critique à  l´hétérosexualité obligée en tant que mécanisme régulateur, n´entraîne pas,  pour autant, une invitation générale à l´ « homosexualité » : l´échange d´un pôle pour l´autre, n´est qu´une transformation mystifiée du social.  En contrepartie, ce qu´il faut, c´est chercher l´insertion des pratiques sexuelles dans les réseaux de pouvoir qui nous domestiquent et  qui nous instituent en tant que corps sexués, sujets sexualisés, esclaves d´un maître devenu nous-mêmes. Femmes et hommes, cette division binaire qui ordonne la taxinomie des être et de leur nature, crée pour l´émotion humaine d´étroits couloirs d´expression.

La ré-élaboration des représentations identitaires, est peut-être la clef de la modification des réseaux de pouvoir, qui s´alimentent en reproduisant la sexualité comme lieu d´expression de soi et de l´autre. Non pas dans la substitution d´une identité par une autre. Ainsi, l´homosexualité ou la bisexualité, ne donne ni réponses ni solutions, puisqu´elles s´attellent encore à la sexualité comme essence identitaire, dont le référant est toujours binaire.

Nous retrouvons ici, autour de l´identité, les notions d´expérience, de sujet et de corps.  Les théoriciennes féministes que j´ai évoquées  pour étayer mon discours, me paraissent s´accorder sur l´idée d´une identité en construction, marquée par le corps sexué: pour Teresa de Lauretis

«  [...] identity is a locus of multiple and variable positions, which are made available in the social field by historical process and which in one may come to assume subjectively and discursively in the form of political consciousness.” (de Lauretis, 1990:137

Butler, de son côté, se demande

“ [...] to what extent do regulatory practices of gender formation and division constitute identity, the internal coherence of the subject, indeed, the self-identity status of the person? To what extent is  ‘ identity’ a normative ideal rather than a descriptive feature of experience? And how do the regulatory practices of gender also govern culturally intelligible notions of identity ? In other words, the ‘ coherence’ and ‘ continuity’ of ‘ the person’ are not logical or analytic features of personhood, but, rather, socially instituted and maintained norms of intelligibility.” (Butler, 1990: 16/17)

En effet, pour cette auteure, “ There is no gender identity behind the expressions of gender; that identity is performatively constituted by the very ‘ expressions’ that are said to be its results.” (Butler, 1990:25)

Elizabeth Grosz souligne l´importance du corps sexué pour  l´identité culturelle, qui donne au sujet un statut et une position sociale, car

«  [...]one’s sex cannot be simply reduced to and contained by one’s primary and secondary sexual characteristics, because one’s sex makes a difference to every function, biological, social, cultural, if not in their operations then certainly in significance” (Grosz,1994:22)

Finalement, Rosi Braidotti reprend l´idée de l´expérience, locus de parole d´un sujet en processus de construction identitaire, placé dans un cadre social, temporel et symbolique : 

  « .[…] the question is how to resituate subjectivity in a network of inter-related variables of which sexuality is only one, set alongside powerful axes of subjetification  such as race, culture, nationality, class, life-choices, and sexual orientation. (idem, 47)

Dans ce sens, pour l´auteure, la non coïncidence de l´identité avec la conscience cartésienne est fondamentale, car l´identité serait multiple, rétrospective et le sujet, en processus de subjetivation, nomade. Rosi Braidotti considère ainsi que

«  [...]     that is precisely the capacity to transit from one level to another, in a flow of experiences, time sequences, and layers of significations that is the key to the nomadic mode I am defending, not only intellectual but also as an art of existence.” Braidotti, 1994:159)  

Suivant mon cheminement interprétatif, ces propositions me conduisent à l´idée d´une identité nomade, dont les termes paraissent abriter une contradiction, un paradoxe (mais qui a peur des paradoxes ?) ; le nomadisme, cependant, est l´opérateur d´une identité qui se révèle n´être fixée ou cristallisée que par moments, en conjuguant des variables spécifiques. Dans ce sens, je suis ce que j´ai été et le présent est un amas de possibilités. Mes engagements du présent condensent mes traits identitaires, qui pourront être déchiffrés  dans mon futur, donnant lieu à l´expérience matérielle d´un sujet en transformation continue.

Cette conception fait éclater en morceaux les représentations des identités fixes, les prisons auxquelles nous nous assujettissons, ou dans lesquelles nous  nous complaisons. L´image du corps, rivée à une sexualité normative, à un désir muselé, se défait ; les pulsions de vie se déplacent sur des chemins multiples, dont l´axe n´est plus l´expression d´un sexe, ni de pratiques sociales régulées et régulatrices. Il s´agit de comprendre que le dispositif de la sexualité en action, nous rend esclaves sous le drapeau de la libération, puisque la sexualité est devenue la « chanson qui nous chante ». Ceci n´empêche nullement l´engagement politique, bien au contraire, puisqu´on voit se dédoubler ses possibilités d´action, action menée peut-être par une éthique féministe ou non( autre débat),  et non plus uniquement par un corps féminin.

Les analyses théoriques féministes, en leur multiplicité, perçoivent le monde sur des horizons définis par leurs conditions de possibilité discursive et matérielle, puisque nous refusons la prétention positiviste d´être en-dehors de la réalité qui nous forge. L´existence de féminismes au pluriel montre bien le dynamisme et l´ « élasticité » des horizons théoriques, déstabilisés par le dévoilement de leurs mécanismes d´ intelligibilité et de leurs matrices de sens.

C´est la tâche, réalisée et toujours en cours de réalisation, du «  feminism criticism » et de l´épistémologie féministe : réinventer l´imaginaire constitutif de la réalité, défaire les représentations sociales créatrices d´identités fixes, déplacer les relations ancrées au sein de la norme et de la tradition, indiquer les espaces d´ombre et de préjugés et surtout, maintenir leur critique à la production des vérités définitives. La méta-critique est, dans ce sens, pépinière de la diversité analytique, car la diversité ne signifie pas nécessairement exclusion ; forte de la richesse de sa multiplicité rhétorique et stratégique, le féminisme y trouve son plus grand dynamisme.

Les querelles sont peut-être stimulantes pour quelques-unes, mais je perçois en cela un immense galvaudage de forces lorsqu´il y a lutte pour définir le tracé du «  bon chemin » du féminisme. Les féminismes dénommés égalitaires, socialistes, marxistes, radicaux, séparatistes, lesbiens, de la différence sexuelle ou de la fémelléité  (Descarries,1998), ceux des relations de genre, de la psychanalyse, post-moderne, possèdent tous leur terrain d´action et leurs stratégies de transformation du social.

Ce qui importe, c´est de maintenir la pluralité des chemins : finalement, la réalité telle que nous la percevons est elle-même fragmentée, et demande donc des  actions diversifiées si nous voulons la transformer. Le fait d´être consciente de la matérialité de l´expérience qui nous crée en identités et « styles de chair » ( Butler), qui nous désigne des lieux de parole, représente le premier pas nécessaire au changement ; cependant, la tâche critique du féminisme doit outrepasser les limites de ces premières constatations et partir dans toutes les directions,  sur le lointain et vaste horizon social, toujours en mouvance, et en cours de transformation.

Réferences

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biographie

Tania Navarro Swain est professeure au Département d´Histoire de l´Université de Brasilia, docteure de l´Université de Paris III, Sorbonne. Elle a été professeure invitée, en 1997/98 à l´Université de Montréal-UdM, ainsi qu à l´Université du Québec à Montréal, à l`IREF- Institut de Recherches et Études Féministes. À la tête d´un cours d´études féministes en graduation , elle travaille en Théorie de l´histoire et Études Féministes en post-graduation. Parmi ses plus récentes publications:   “O que é o lesbianismo?” ( Qu´est-ce que le lesbianisme?), 2000 ; un numéro spécial  intitulé “ Feminismos: teorias e perspectivas” ( Féminismes: théories et perspectives) de la revue Textos de História, paru en 2002, outre des nombreux articles publiés dans des revues nationales et internationales. Elle a aussi crée et organisé la revue Labrys, Études Féministes avec son Groupe d´Études Féministes, GEFEM.



[1] Par exemple, l´observation du monde animal qui souvent aboutit à des  interprétations binaires et anthropomorphiques, à partir du féminin/masculin humain. Des considérations du type «  le cheval a violé la jument », montrent le ridicule de cette transposition ; de même, l´importance donnée aux antécédents de  l´étalon au détriment de celle de la jument, simple «  matrice », sont des transpositions des relations et des valeurs  humaines au monde animal.

[2] Représentation sociale ici, donc, a un sens tout à fait différent de «  représentation collective » de Durkhein. Sous cette optique, les représentations sociales gèrent et son gérées par les formations sociales dans lesquelles s´actualisent et agissent, toujours de forme dynamique, `a la fois subissant des transformations et modifiant  l´espace de son actualisation. Temporelle et historique,  la représentation sociale transporte avec elle certaines réminiscences des traditions, ré- articule les mémoires, et finalement s´actualise dans les sens qui circulent au sein du régime de vérité où elle se trouve.