À quoi bon le féminisme? Images et représentations des femmes dans les revues féminines.
Quelle est donc cette rumeur «[…] ces échanges verbaux à l’intérieur d’une société […]» (Maingueneau, 1993 :101) que l’on entend au coin de la rue, dans les bars, les salons ou bien dans les salles de cours, dans les autobus bondés ou les limousines de luxe ? Ce bruit infini et insidieux du discours social susurre, explique, démontre, suggère finalement que le féminisme n’est plus nécessaire, que les mouvements féministes n’ont plus d’utilité, puisque rendus u obsolètes par les «évidentes» conquêtes des femmes : sur le plan politique elles peuvent être votantes et candidates, de quoi peut-on se plaindre ? Elles représentent une minorité aux postes les plus élevés du législatif et du judiciaire ? Question de temps…Sur le plan professionnel, les portes s’ouvrent, pour quelques élues. Question de compétence. Salaires inégaux pour une même tâche ? Les ajustements se font peu à peu… On voit ainsi le sens commun et l’analyse théorique décréter la fin du féminisme : finalement, les genres ne sont-ils pas construits socialement ? Cependant, en reléguant la constitution du féminin et du masculin au même assujettissement, on oublie facilement son caractère hiérarchique. En fait, l’ostentation discursive de l’égalité des chances ne réussit pas à cacher la profonde polarisation de la société occidentale qui se traduit par des images sculptées au format binaire – femme et homme- dont les contours asymétriques délimitent, autorisent et définissent les rôles, l’action et l’être dans le monde. Dans la pratique sociale, la violence directe et indirecte qui peuple le quotidien des femmes d’agressions physiques, d’humiliations, de mots, de gestes, n’est que le signe marquant d’images et de représentations qui instaurent un corps défini par ses organes génitaux, réduit donc à un sexe biologique. Les compositions de genre déterminent les valeurs et les modèles de ce corps sexué, ses aptitudes, ses possibilités, et créent des paradigmes physiques, moraux, mentaux dont les associations tendent à homogénéiser «l’être femme», en dessinant le profil de la «vraie femme» sur de multiples registres. Si le masculin est également soumis aux modèles de performance et de comportement, la hiérarchie, fondement de son institution sur le plan social, fait apparaître le terrain sur lequel repose la construction des stéréotypes : l’exercice d’un pouvoir qui s’exprime à tous les niveaux du social. L’analyse des mécanismes de condensation des représentations de la chair en décor sexué permet de détecter des agents stratégiques de reproduction, « reactualisation », « ressematisation » des formes, valeurs et normes définissant un certain féminin naturalisé qui se travestit en des slogans modernes, des images de «libération » dont les sens sont constitués en réseaux et qui expriment l’assujettissement à la norme instituée. Quelques transformations formelles ont effectivement été réalisées dans quelques pays occidentaux à des niveaux sociaux et/ou juridiques, grâce justement aux mouvements féministes, qui se caractérisaient par leur multiplicité, leurs tactiques stratégiques diversifiées face à des réalités. Mais le dynamisme et l’importance des changements - plus ou moins grands selon le pays - se voient réduits et même en franche régression ( Faludi,1991) dans la mesure où les transformations n’atteignent pas les représentations de genre, qui constituent les corps humains en modèles d’être. Ce que je prétends argumenter ici c’est que, outre le rôle social défini comme féminin ou masculin, les représentations et images de genre construisent et sculptent les corps biologiques non seulement en tant que sexe génital mais également en les modelant et les assujettissant à des pratiques normatives que l’on rencontre aujourd’hui disséminées en Occident. Dans cette perspective, les représentations sociales sont considérées comme une forme de construction de la réalité, dont la médiation traverse et constitue les pratiques par lesquelles elles s’expriment. Pour Denise Jodelet, le postulat fondamental dans l’étude des représentations sociales est celui « […] d’une interrelation, d’une correspondance, entre les formes d’organisation et de communication sociales et les modalités de la pensée sociale, envisagée sous l’angle de ses catégories, de ses opérations, et de sa logique »( Jodelet,1994 :46) Ainsi, que ce soit dans la rumeur des conversations fondées sur le sens commun, dans la littérature, dans le discours scientifique, et dans tout ce qui est dit ou imprimé, nous pouvons rencontrer les représentations sociales qui instituent le monde en clivage de valeurs et dessinent les catégories de perception, d’analyse et de définition du social. La télévision, les feuilletons, le cinéma, les romans, les BD, tous les magazines en général, l’internet, etc. tous, dans leur espace de réception et interaction véhiculent des représentations de femmes, d’hommes, de la société en général. De cette façon, les images et les textes composent une mosaïque qui comprend à la fois la manière dont on perçoit le monde et le dessin de sa positivité. En effet, si le discours des médias décrètent la fin du féminisme en leur dialogisme avec la rumeur sociale, le champ connotatif du dit et du disible indique bien la récupération et/ ou l’actualisation de représentations binaires hiérarchisées sous des nouveaux atours. Ainsi, nous voyons femmes et hommes qui continuent d’occuper les lieux traditionnellement circonscrits selon la «nature » féminine ou masculine, cette même «nature » déconstruite par le féminisme contemporain.. Si les théories féministes ne cessent d’augmenter l`instrumentation catégorielle et ses horizons d’analyse, les mouvements féministes dans leur pratique sociale perdent de leur autorité devant l’affirmation généralisée qui prétend que « le féminisme est fini » et que surtout, le féminisme est une pratique anachronique puisque finalement «l’égalité n’est-elle pas atteinte ? » Dans toute étude des relations de genre, telles qu’elles sont constituées, pensées et expérimentées il faudrait chercher les mécanismes de leur reproduction autour de valeurs et significations dont l’apparence anodine ne nous permet pas l’appréhension d’une hiérarchie implicite. Comment ces relations sont- elles représentées dans l’espace médiatique, locus privilégié d’un imaginaire instituant des relations sociales ? L’évidence de la différence biologique serait l’ultime argument de la nécessaire séparation des sphères sociales basée sur la différence de sexes. Ceci nous amène à la question des corps qui se transforment en masculin et féminin lors d’un processus significatif qui restitue dans le discours et la matière les représentations des valeurs donnant leurs sens aux relations sociales. Aussi loin que l’on remonte les discours philosophiques, théologique et historiques en tant que savoir institué, la parole des «grands hommes » ébauche un portrait de la «vraie nature » de la femme et ses caractéristiques, qui rejaillissent dans l’espace discursif du présent : futile, séductrice, irrationnelle, faible intellect, passive. Son rôle est subalterne et son espace, domestique, lié à la maternité et à la cellule familiale. Sous l’autorité des Rousseau, Freud, Hegel, Comte, Luther, Nietszche, Proudhon , Lombroso, les traités médicaux et les manuels de confession, la littérature et le thêatre, la poésie, tous véhiculent ces images qui disqualifient la femme et l’attachent à un destin biologique ancré un en champ «d’éléments antécédents, vis-à-vis desquels l’autorité se situe mais qui a le pouvoir de réorganiser et redistribuer suivant des nouvelles relations »( Foucault,1987 :143). Nous les retrouvons implicitement ou explicitement dans la production médiatique, achetée et savourée par les femmes. L’assujettissement des femmes à ce cadre de représentations est un fait inscrit dans le tirage monumental des revues féminines., les Châtelaine et autres Elle ou Marie Claire de 1999. Ces images du féminin ancrées dans la mémoire discursive ( Foucault,1987 :115) se trouvent incorporées aux représentations des femmes actuelles, transformées, certes, mais gardant cependant les nuances qui font des pratiques sociales un espace binaire asymétrique dont les polarisations renforcent et justifient la division du monde en deux genres. Au féminin revient le monde du sentiment, de l’intuition, de la domesticité et de l’inaptitude ; au masculin, la rationalité, et l’emprise sur le monde. Ceci nous mène à penser les corps qui deviennent féminin ou masculin dans le réseau significatif des représentations constituées en valeurs autour desquelles se tissent les relations sociales. Ainsi, la sexualité devient l’axe principal de l’identité et de l’être dans le monde en s’appuyant sur des valeurs instituées tels que la procréation, le mariage, la famille. L’hégémonie de l’hétérosexualité, pratique sexuelle parmi d’autres, est à son tour naturalisée. Dans la perspective féministe de reproduction et d’actualisation de ce cadre de représentation, de Lauretis ( de Lauretis,1987 :19) précise que dans le cas des « gender technologies » «la forme discursive ou imagétique a le pouvoir de contrôler le champ du sens social et par-là même de produire, promouvoir ou implanter les représentations de genre. » Ces technologies dans le monde contemporain ont leur expression paroxystique dans le discours médiatique. Les produits culturels destinés au public féminin dessinent le profil de leurs réceptrices en délimitant les sujets à une sphère bien spécifique : séduction et sexe, famille, mariage, maternité et futilité. Les débats politique, économique, financier, d’opinion, des questions juridiques, des stratégies et d’objectifs sociaux, y sont absentes. Cette absence est extrêmement significative de l’engagement politico-social présumé des femmes qui les achètent, de leur capacité de discussion et de création et même de leur niveau intellectuel. Le féminin apparaît ici réduit à sa plus simple expression où les femmes ne sont que des consommatrices qui font fonctionner des larges et puissants secteurs industriels liés à leurs caractéristiques «naturelles » : la domesticité (appareils électroménagers, produits de nettoyage, meubles), la séduction (la mode, les cosmétiques, le marché du sexe, du roman et de l’amour) et la reproduction (produits pour la maternité et l’enfant en tout genre, des vêtements à l’alimentation en passant par les jouets). L’analyse des revues féminines découpe dans l’univers discursif, cet « […] ensemble de discours qui interagissent à un moment donné[…] » ( Maingueneau,1996 :14) un lieu de parole d’où surgissent des textes et des images élaborés dans le tissu social selon des codes et des significations pré- construits; ils sont aussi des producteurs de sens qui ressémantisent des représentations instituées de la société. Les magazines féminins composés de textes publicitaires, reportages, conseils, mode, recettes culinaires et de vie disputent un marché millionnaire dans le monde capitaliste et tentent d’interpeller et de diriger les réceptrices vers un espace de signification dont la proximité de la doxa assure leur lisibilité. Peut-être existe-t-il ici un projet pédagogique qui surgirait des mailles de sens ainsi véhiculés, d’une rhétorique qui tente de « convaincre les autres que malgré tout on vit dans le meilleur des mondes possibles ».(Eco,1993 :174) Si le féminisme se dédouble aujourd’hui en théories et stratégies plurielles qui révèlent la multiplicité des situations et des conditions matérielles des femmes, nous pouvons imaginer l’hypothèse que les média, en ce temps de globalisation prétendent à l’ homogénéisation de la condition féminine et à la récupération de l’image de la «vraie femme » faite pour l’amour, la maternité, la séduction, la complémentarité de l’homme, la côte d ‘Adam réinventée en quelque sorte. Dans la tentative de parcourir cet univers globalisé de l’actualité où les échanges culturels font parti du marché mondial, j’ai choisi d’analyser 4 revues de 2 pays : Nova (1999) et Marie Claire(1999) du Brésil ainsi que Elle-Québec(1999) et Châtelaine(déc. 1998-) pour la Province du Québec. Langues latines, fonds culturels imbriqués, l’Amérique du Nord et du Sud y sont représentées dans une économie d’échanges de représentations sociales. Mon intention est donc d’essayer d’observer dans quelle mesure les représentations de genre construisent les corps sexués et comment les pratiques féminines sont ainsi homogénéisées dans une espace inter- culturel. Le ton des revues est généralement allègre, teinté d’une confiance dans l’avenir, de la certitude de pouvoir concilier tous les rôles, d’investir des nouveaux espaces ouverts aux femmes, sans pour autant perdre un seul iota de féminité où « […] rien n'est différent de cette éthique du bonheur à bon marché qui régit une civilisation du profit et de la consommation » (Eco, 1993 :174) On remarque en fait une certaine condescendance vis-à-vis de la femme professionnelle dont le rôle n’est qu’un appendice à ses tâches habituelles sans jamais représenter une modification de la division «naturelle »du travail. Le public ciblé est celui de la femme de classe moyenne, jeune, d’un certain niveau d’instruction et de revenu, dont le portrait est perçu dans les appels publicitaires et dans les thèmes développés. Les couvertures des revues brésiliennes Nova et Marie Claire (MC) présentent des titres qui indiquent des matrices catégorielles sur lesquelles elles s’appuient : le corps et ses contours, la sexualité hétérosexuelle, la séduction et la maternité. Le corps technologique apparaît dans les deux revues, refait et remodelé afin de suivre la norme de « la vraie femme » : chirurgie plastique du ventre et transplants dans MC et le rembourrage des seins avec silicone dans Nova. Au sein du réseau discursif texte/ image de ces revues les publicités viennent renforcer les représentations proposées sur les couvertures, comme nous allons le voir plus loin. Dans MC les trois premiers titres mettent en avant la sexualité et le mariage : « Les phases de la séparation : de la douleur au soulagement » ; « Lune de miel : comment c’était et comment c’est de nos jours » ? « Orgasme, la gymnastique sexuelle qui augmente le pouvoir féminin ». Un témoignage «lieu de parole de la lectrice » annonce la maternité : « un miracle de l’amour a sauvé mon fils ». Un beau visage de femme compose la couverture, brune, aux yeux châtains dont le sourire annonce le bien être de la femme brésilienne. La couverture de la revue Nova est encore plus provocante : une blonde exubérante aux yeux bleus, demi-nue, tout juste vêtue d’un tulle bleu : la femme dans sa version Barbie, le retour inexorable ? D`autres titres sont encore dirigés vers la sexualité et la séduction : « 14 histoires inavouables de sexe osé » ; « Que devez vous faire pour engager ou détruire une relation amoureuse » ? « La thérapie sexuelle est-elle une solution pour les mariages en difficulté ?» ; « 50 hommes charmants et super célibataires veulent recevoir votre message ». On voit que les deux revues sont construites en fonction d’un personnage dont la présence est incontournable et autour duquel toutes les femmes tournent inlassablement : l’homme. Ces deux revues mettent l’accent central sur le corps puisque c’est à partir de sa capacité de séduction que les autres éléments du réseau discursif s’intègrent. D’un côté le discours sur le transplant évoque le corps technologique, le cyborg dont parle Donna Haraway, duquel on change les pièces pour évincer la mort. De l’autre, la chirurgie esthétique, les publicités des cosmétiques et crèmes de rajeunissement font appel à la jeunesse éternelle, à la production du corps désirable. Le modèle corporel est donc finalement à la portée de toutes dans leurs luttes contre les imperfections et le temps : « J’ai réussi à me débarrasser de ma panse et des tristes souvenirs qui en découlaient », dit une lectrice de MC. Grâce à l’industrie cosmétique aucune femme n’a plus de raison de rester laide puisque la beauté est à la portée de toutes. Le corps de la femme doit donc être jeune et beau, car de cela découle la possibilité de l’amour et du bonheur. La sexualité est encore explicite dans les trois premiers reportages : dans celui sur la lune-de-miel la superficie discursive du titre montre un chemin évolutif du changement du comportement sexuel. On y retrouve particulièrement certains mots significatifs dans le texte de la grand-mère : ingénue, choc, douleur, peur, honte, anxiété. Mais «mon mari était un Lord [… ] fallait bien le laisser faire[…] finalement le mariage devait être consumé. C’était notre obligation. » Pour sa fille, le souvenir des noces évoquait anxiété, nervosité, douleur et honte «la virginité était un bien qui devait être préservé ; à vrai dire on parlait beaucoup mais on savait peu. » Plaisir sexuel ? « J’ai senti du plaisir, un plaisir d’être ensemble, il fallait bien que ça arrive et il a été très tendre et patient. » Les matrices de sens ont en commun l’idéalisation du mari gentil et compréhensif, la honte, la peur, l’obligation et le manque de plaisir sexuel. Quant à la troisième génération elle rapporte la relation sexuelle de sa lune- de- miel ainsi : « je n’avais pas honte]…, ] ça n’a pas fait mal, je n’ai pas saigné, mais je n’ai senti aucun plaisir. » Le mariage, réalisé uniquement à cause des familles perd ici le sceau du devoir, mais l`enthousiasme de sa célébration , faite dans les moindres détails rituels, en dit long sur la force de l`institution. Finalement l’article fait ressortir la transmission de l’expérience de mère à fille comme le souligne le dernier témoignage ,: « je lui ai passé tout ce que j’ai pouvait savoir d’une relation avec un homme, les sentiments, la beauté, sans tabous, en essayant de lui inspirer ce sentiment de ce quelque chose de naturel et bon. » Ce texte qui tente de montrer un certain progrès au cours des temps soutient l’idée du chemin inexorable d’une relation naturelle entre les genres- le mariage- qui atteint sa forme la plus parfaite au présent. La famille, en tant que creuset d’affection, de gentillesse, et de stabilité est ici exaltée comme lieu de transmission de valeurs traditionnelles où la sexualité est revêtue de modernité au sein du mariage dans le meilleur des mondes. Cette sexualité est donc la bonne, celle qui est liée au «naturel ». Cet article met l’accent sur la naturalisation de l’institutionnel et renforce l’obscurcissement de son historicité. Comme le souligne Adrienne Rich (Rich,1981 :17) l’hétérosexualité obligatoire comme institution capable d’affecter profondément les faits sociaux n’est jamais remise en cause pas plus que l’idée d’orientation innée ! Dans cette même lignée, tradition et famille, une longue entrevue avec Adelia Prado , crée un lieu de parole autorisée de « la plus grande poète brésilienne vivante. » Elle défend des «valeurs de plus en plus contestées », mais «écrit des textes de plus en plus admirables » explique le reportage. Mariée depuis 41 ans, mère, grand-mère, catholique, femme d’intérieur, elle croit fermement dans le sacrement du mariage. Ce profil trace les axes fondamentaux de son discours : la foi, la stabilité, la valeur spirituelle du mariage. Adélia Prado affirme que «[…] les féministes me trouvent beaucoup trop dépassée » et la revue s’empresse d’affirmer «mais les critiques sont pratiquement tous unanimes à reconnaître le talent et la force de cette théologie poético-personnelle et féminine. » L’opposition féminin/ féministe renforce la perception du sens commun : le féminisme est disqualifié par le fait même de l’affirmation du féminin, qui est lié lui, aux valeurs des «vraies femmes » soutenues par les critiques, par le monde masculin. Adélia Prado donne ici sa définition du féminin : « la capacité de dire oui, de se plier, de pardonner ». De la même manière elle indique : « la chose qui me dérange le plus c’est le droit de la femme. J’ai honte lorsqu’on y fait allusion, car ceci m’infériorise, je me sens offensée en tant qu’être humain… je pense que tout est déjà là, dans les droits humains. » Le mot «honte » suggère l`inadéquation de toute revendication qui pourrait déstabiliser le naturel de la division entre femmes et hommes : humains, mais chacun, chacune à sa place selon la décision divine imprimée dans la nature. Le discours d’Adelia Prado dans ce magazine, nie la condition subordonnée de la femme ainsi que la violence sociale et institutionnelle qui hiérarchise et marque tous les individus sexuellement. Tous ces commentaires seraient tout à fait insignifiants s’ils n’étaient insérés dans un réseau discursif qui les revêt de légitimité pour le sens commun , dans la doxa de l’inscription corporelle. Sur la même lancée , « écrire, dit-elle est un acte masculin » . « Je n’ai jamais eu honte de faire de la poésie, mais c’est de la profession que j’avais honte. » Elle y voit donc usurpation de la place de l’homme, l’opprobre du renversement de l’ordre des choses, de l’ordre du Père : pour les hommes l’intellect, pour les femmes le sentiment et l’intuition. La reporter fait ressortir la réception espérée : « Je suis sortie de sa maison avec une grande envie, je voulais être un peu comme elle simplement pour pouvoir croire un peu à ce qu’elle croit. » Ces mots donnent toute sa force au retour des valeurs et croyances La revue MC s’étale encore sur la sexualité avec son titre : « Gymnastique intime : techniques millénaires et appareils qui augmentent le plaisir de la femme ». Dans le corps du texte l’accent est mis sur la « contraction volontaire des muscles circunvaginaux afin d’induire des sensations érotiques au pénis pendant l’acte sexuel ». Ici nous trouvons un glissement de sens : plaisir de qui? Une citation encadrée de Jorge Amado, le plus connu des écrivains brésiliens dans le monde, complète le tableau : « une femme peut être d’apparence laide, avoir les pires formes, mais si la bouche du corps est suceuse on a à faire à un pur diamant. » La grossièreté de cette phrase aurait-elle vraiment des qualités littéraires? En tout cas le fait est qu’ici la femme n’est autre qu’un vagin peu importe son aspect physique. Ce glissement entre le titre et le texte devient l’axe du reportage : on passe de la sexualité de la femme en l’ignorant, vers celle de l’homme et de son plaisir à lui. La journaliste affirme également que « idolâtrées par les hommes, maintes `pomporistes` ne divulguent jamais leur technique pour ne pas augmenter la concurrence » . La compétition entre les femmes s`affirme encore une fois autour de la conquête du mâle. C’est ainsi que celles qui avaient acheté le magazine en espérant y trouver des conseils pour obtenir un plus grand plaisir personnel se voient induites vers un univers de concurrence et de séduction où leur corps n’est qu’un simple appareil masturbatoire. De leur côté les publicités composent le cadre où l’on peut entrevoir la place de la femme, sa conduite adéquate et son profil psychologique. Dans l’une, par exemple, l’amour d’une mère pour son fils devient une admiration sans limites de la femme pour l’homme puisque c’est lui qui lui enseigne à utiliser Nescafé! Les publicités d’auto révèlent la relation superficielle que les femmes doivent avoir avec la machine : l’accent est mis sur l’apparence et la sécurité. On ne parle que très peu du moteur, de sa puissance, de sa performance. L’une d’entre elles montre une famille heureuse, deux enfants, le père qui conduit, et la mère qui le regarde avec adoration en posant sa main sur sa jambe. La voiture est donc pour les femmes une sorte d’extension de leur foyer, où se retrouvent leur rôle et leur nature. Outre les publicités de mode et de cosmétiques dont le nombre représente un tiers de la revue , on trouve celles des incontournables lessives : « tout le monde doit choisir entre le devoir et le vouloir. Et pendant ce temps… Ariel travaille. Et vous avez tout le temps libre du monde pour vous consacrer à votre famille, votre maison et vous même. » « Fête des mères : si ça dépendait de nous on pourrait l’appeler fête de l’indépendance. »Signé : produits Maggi. La division du travail est ici naturalisée au maximum : entre devoir et vouloir le choix est sans issu. Rendre le travail ménager plus facile permet de se vouer plus longtemps… au travail ménager. Et en dernier lieu, éventuellement, s’occuper un peu de soi. L’indépendance pour la femme se résume à préparer les repas avec plus de facilité et ceci à SA place, la cuisine. Le magazine Nova (Nouvelle), la brésilienne Cosmopolitan donne déjà le ton en suggérant transformations et modernité de la « nouvelle femme » dont l’image sera à la disposition des lectrices hyper modernes. Les titres de la couverture vont des pratiques sexuelles courantes aux histoires scabreuses de sexe, , en passant par le mariage, la « cruise » et le remodelage du corps . « On n’imagine pas ce dont les femmes sont capables` annonce la revue ; le lieu de parole est ici externe et dans la perspective binaire de la revue il ne peut être que masculin. Un clin d`œil cependant aux filles trop timides. « Thérapie sexuelle pour les mariages » ; « Engager ou détruire une affaire amoureuse, les hommes révèlent. »; « Idées intelligentes pour obtenir une job d’appoint » ;« Augmenter les seins avec du silicone ». Sur ces titres, 4 ont un lien direct avec les hommes et l’un se réfère à la recherche de la perfection corporelle, signe de séduction. D’autres reportages se penchent sur les fantaisies sexuelles et les problèmes amoureux , et naturellement sur le mariage .Un article est consacré aux choses à faire avant l’an 2000, dont « tenir parole » est lié à l’exemple de la promesse de suivre son régime d’amaigrissement. La « cruise », fait l’objet du reportage spécial. S’en suivent alors la mode, la beauté, « à la portée de toutes », les lettres, l’horoscope, les conseils, les nouveautés, la nudité, la femme libérée. Les catégories principales demeurent donc, les mêmes : le corps, la séduction, l’amour. Les publicités de mode, de parfumerie , de beauté, rajeunissement et de recettes culinaires composent pratiquement la moitié de la revue. « Je veux être ton/ta partenaire » : 14 pages sous ce titre montrent en grand format des couples dans des positions clairement sexuelles. Les seins en bataille recherchent encore la perfection : « Augmenter leur volume : si vous n’êtes pas née avec des seins parfaits vous pouvez vous tourner vers les prothèses de silicone super modernes. Nous avons fait le tour du sujet! » en 6 pages. Le corps de la femme se dessine ainsi sous le regard de l`autre, celui à séduire, celui à qui plaire, celui qui fait du moi un sujet doté de signification sociale.. Qu’est-ce donc ce corps construit et dessiné sur toutes ses lignes , quel corps imparfait est-ce donc contre lequel doit s’ériger le monde féminin et l’industrie des cosmétiques, parfumerie, gymnastique, produits diététiques et la recherche médicale? Serait-ce pour mieux le domestiquer, le contrôler et montrer que dans ce cas précis la nature peut et doit être contournée puisque toutes les femmes ont alors à leur portée la BEAUTÉ - la vérité de leur corps?. Cette beauté qui mène à l’amour, au mariage, aux jeux de la séduction et au bonheur? Si l’on prend au hasard certaines superficies discursives des produits de beauté : « le traitement le plus révolutionnaire de beauté contre le processus de vieillissement et de combat aux radicaux libres »; « appareil spécialement conçu pour modeler votre corps alors que vous n’avez pas de temps pour faire de la gymnastique »; « secrets de la nature pour rajeunir votre peau, vos cheveux et vos seins »; « nouveau chic : ne pensez pas à ce que ça coûte, pensez aux bénéfices »; « accrochez vous aux cheveux de votre homme », il est évident que les femmes se voient à travers le regard panoptique masculin qui les englobe et les construit en un tour de main. Le reflet du miroir est ici l`image qui s`impose au corps : jeunes, belles, désirables, point. Pour Susan Bordo (Bordo,1997 :19) le corps fonctionne comme une métaphore de la culture qui tisse les maillons symboliques et normatifs de la définition du féminin. Les disciplines rigoureuses des régimes amaigrissants, le maquillage et la mode sont des principes régulateurs du temps et de l’espace dans le quotidien de beaucoup de femmes. Et ce combat est produit et incité par le dispositif de la sexualité défini par Foucault (Foucault,1976) , dont les technologies du genre régulent la construction des corps sexués au sein du binaire qui s’établit sur les registres de la séduction, de l’appropriation, du romantisme, de l’amour. Toujours sous le signe de la sexualité on trouve trois parties : thérapie, des fantaisies sexuelles et entrevues avec des hommes qui révèlent comment ils voient les femmes. Ici le débat porte sur les femmes « bonnes à marier » ou « bonnes à autre chose ». Les réponses suivent la division en parts égales : la première moitié trouve que ce partage est absurde mais dans leurs déclarations ils continuent à construire un monde séparé pour les hommes et pour les femmes. Ainsi l’affirmation « ce que je fais avec d’autres femmes je peux tout aussi bien le faire avec ma blonde » suppose la multiplicité de partenaires. Sa « blonde » pourrait-elle aussi avoir plusieurs partenaires? Ou bien il s’agit simplement de la réaffirmation de la double morale de la sexualité, multiple pour les hommes et monogame pour les femmes? « Elle adore être admirée, mais c’est pas pour ça que c`est une traînée. » Mais qu’est ce qu’une traînée, quels en sont les limites et les contours? Plusieurs partenaires font d’une fille une traînée? En tout cas ce qui en ressort c`est qu`il y a les traînés , femmes à la morale douteuse dont on ne connaît pas la ligne de partage. L’autre moitié des interrogés affirme clairement leurs attentes : « Même si un homme est très moderne il ne réussit pas à penser au mariage lorsqu’il entre en relation avec une femme qui exige sa propre liberté »; « je préfère une femme tranquille qui ait confiance en moi, qui ne me donne pas de souci avec une manie d’indépendance »; « sans nulle doute, pour le mariage je préfère une femme d’intérieur, sereine et naturelle. » Les mots : « tranquille, d’intérieur, exige, indépendance, souci , naturelle », composent à eux seuls un énoncé d`avertissement aux femmes sur le comportement espéré conforme à leur « nature », condition incontournable pour un bon mariage. Ces hommes qui s’expriment ainsi ont entre 25 et 35 ans dans les années 90 ce qui signifie qu’ils sont nés en plein débat engendré par le féminisme. Leurs représentations sociales cependant, continuent d’être prisonnières d’un schèma binaire du monde, de la double morale et du partage implicite des pratiques sociales, qu’elles soient économiques, morales, relationnelles, sexuelles, créatrices d’un monde scindé naturellement en féminin et masculin. Un autre reportage aborde les 10 fantaisies sexuelles les plus excentriques : se faire attacher est l`une d entre elles, car « …le fait d’attacher est un rêve typiquement masculin… ». Agents passifs et actifs, là encore on retrouve les caractéristiques du binaire.. La simulation du viol est une autre fantaisie et le texte nous apprend que « … forcer une femme n`a rien a voir avec la violence mais avec la volonté qu`a le sujet de soumettre sa partenaire grâce à une technique liée au fantasme. Elle commence par dire non, puis change d`idée, incapable de résister au séducteur. C est pour lui un voyage de l`ego. Personne ne s`y blesse et la victime se divertit également ». Le sujet est encore l`homme, doté d`une volonté de domination incontournable, d`un ego qui ne doute pas de ses charmes et de l`attrait de sa démarche. Ce texte nie la violence du corps utilisé, de l’humiliation, du mépris, de l`appropriation. Négation de l’individualité, de la capacité de la femme de dire non à une demande pressante, « incapable de résister au séducteur » parce que, c`est bien connu, dans le fond « elles ne veulent que ça ». Le viol n`est donc qu`une « technique fantastique » présentée comme un jeu ne comportant que du ludique et du plaisir. Comment ignorer la force de ces mots qui minimisent et banalisent le viol, cette tactique de guerre qui bouleverse la vie de milliers de femmes en temps de paix.; comment ignorer la force de ces images qui jaillissent du texte et interpellent les émotions. Comment nier que cette rhétorique encourage et stimule l`agression en reprenant les vielles formules comme « elles commencent par dire non… » L’homosexualité se retrouve au rang des fantaisies sexuelles osées des femmes, mais la revue les déculpabilise aussitôt, « …en avoir l’idée ne veut pas dire qu elle devra se faire couper les cheveux ou porter un costume d’ homme ». Ce stéréotype indique bien qu`un passage rapide par les désirs saphiques ne la détournera pas du droit chemin. Il renforce, ici, le champ des représentations sociales et « …la conviction des femmes que le mariage et l`orientation sexuelle vers les hommes, sont des composantes inévitables de leur existence », comme l affirme Adrienne Rich.( Rich 1981 : 23) On lira plus loin que le sexe oral, le sexe romantique sont considérés comme des fantaisies sexuelles osées ce qui en dit long sur les limites des pratiques sexuelles des femmes. Dans quel monde vivent ces femmes pour lesquelles le sexe romantique est une fantaisie sexuelle? La fantaisie sexuelle est ici une catégorie indéfinie qui navigue entre la banalité et la violence. À quel type de relations sexuelles aspirent les femmes « modernes » qui lisent NOVA ? On voit donc se déployer des stratégies discursives de construction du genre : les savoirs et les pouvoirs imbriqués modèlent un corps biologique selon le genre qu`on lui impose , corps qui, comme le soulignait Foucault, subit « […] en sa vie et en sa mort, sa force et sa faiblesse, la sanction de toute erreur et de toute vérité ».( Foucault,1988 :22). Ces vérités construites, datées, qui circulent dans les sphères du social avec la force de l` évidence, portent le sceau du naturel et de l`indiscutable lorsqu’ìl s’agit des corps sexués constitués en femmes. Autre culture, autre espace, autre matérialité : la province du Québec. Le moment : Noël. La revue Châtelaine marque d’emblée son lieu de parole « …la revue la plus lue au Québec ». Les titres de la couverte encadrent un beau et jeune visage de femme souriante et annoncent : « Viagra, la vengeance des hommes », « Éducation, quand les parents ne savent pas dire non », « « Michel Rivard, le bonheur retrouvé », « Noël, soyez belle pour les fêtes », « Ne cherchez plus : 15 pages de cadeaux fabuleux ». La trame discursive s’organise autour de la consommation, de la beauté, la famille, la sexualité et les hommes. Ainsi, la revue élabore déjà en couverture son contenu significatif. Sur les 2 premières pages, on voit à gauche une pub de parfum et à droite un homme embrassant une femme. Consommation, séduction, amour : le triptyque des revues féminines. La publicité tient un rôle essentiel dans cette revue qui récupère et réaffirme les stéréotypes. L’une d’ entre elle (que l`on retrouve également dans le magazine ELLE Québec) montre une femme d’affaires, sourcils levés, lèvres pincées, bras croisés, tailleur strict, les cheveux retenus en chignon, assise sur une chaise à dossier droit et haut, derrière une table de bureau où reposent stylos, lunettes, agenda et une plaque qui devrait porter son NOM mais sur laquelle on lit NON! Cette image négative de dureté et de sévérité de la PDG, image de rigidité de la femme dans l`exercice d`un poste de commande se trouve au centre d`un champ sémantique qui s`éclaircit grâce a un seul mot ingénieusement place devant elle : NON. Non à quoi ? non à la femme professionnelle, non à la femme sévère, à la femme en position de force, d`autorité, de pouvoir . Non à la femme qui n’entre pas dans le moule, à la femme qui ne possède pas les attributs « naturels » de la féminité. Et le texte de soutien : « A Noël, offrez une douceur à qui en a le plus besoin » et souligne : « pour celles qui ont besoin de se faire plaisir ». L’ image et le texte contribuent à l’acte rhétorique de la déconstruction, de la représentation de la femme qui travaille, prend des décisions, ordonne et par là même en perd SA douceur, suavité toute « féminine », et par-dessus tout le plaisir d être femme ! Les publicités dans cette revue sont concentrées sur les produits de beauté (35 pages) produits qui assurent la jeunesse et la perfection du corps sous tous ses aspects : maquillage, cheveux, ongles, peau, lèvres, cils, tout en présentant les possibilités infinies de correction des traces du temps. L`« Art » du maquillage est l’art du semblant et ceci suppose que le visage de la femme sans fard soit défectueux. Sandra Bartki souligne que les technologies de la féminité sont pratiquées par les femmes sur un fond de perception d’un corps déficient; ceci explique son caractère bien souvent compulsif et rituel.( Bartky,1988). Les publicités qui tournent autour de la nourriture représentent 32 pages et contiennent des connotations sexuelles, familiales et séductrices. La femme pourvoyeuse ou celle qui «attrape l’homme par l’estomac ». L’une d’elles, au sujet de truffes au chocolat blanc, joue sur la «recette » de la séduction : «après une, votre homme vous décroche la lune, après trois il renie la cuisine de sa mère, après 5, il comprend soudain le sens du mot préliminaire » Le nombre considérable d’appels à la dégustation des sucreries est une contradiction constante avec les images offertes comme modèle de beauté de la femme, diaphane, maigre, maigre, maigre. Cette contradiction imprègne toute la vie des femmes occidentales puisque comme l’explique Susan Bordo «[…]les règles de la construction de cette féminité exigent que les femmes apprennent comment alimenter les autres mais pas elles-mêmes[…]ainsi exige-t-on des femmes qu’elles développent une économie émotionnelle totalement tournée vers les autres. » (Bordo,1988 :25) Les publicités de voitures sont une autre source de représentations des femmes : les textes y sont longs et reprennent le sens commun. Lors de la description d’une auto, on met l’accent sur l’espace, les «portes à fermeture double » idéal pour le transport des enfants, les instruments «faciles à lire » qui aident la pauvre femme à l’esprit limité à mieux comprendre cette machine mystérieuse. Ou bien encore ce sont les lignes et l’apparence qui sont mises en évidence : « top model, élégance, race, griffe, confort »; « tous les espoirs atteints, espace , confort et ah! 150 chevaux. » En fait, la performance d’un moteur est secondaire, tout le monde sait que les femmes ne connaissent rien aux autos, si ce n’est leur couleur. La vente d`autos reprend l`axe bien connu de l` apparence, l`utilité familiale, la futilité, l’accessoire à la place de l’essentiel et par-dessus tout la relation «naturelle » femme/machine : incapacité de la comprendre, de l’ évaluer. Le thème de la différence entre femmes et hommes est au cœur de l`un des grands reportages de la revue dont le sous-titre suggère une modification des représentations : « Les généticiens exagèrent ». Et l` interlocuteur est professeur d’Anthropologie et Biologie a l’Université Laval, celle qui possède a une Chaire d’Études Féministes, délivrant un diplôme spécifique…mais c’est UN professeur qui parle. Dans son choix la revue renforce l’idée de l’autorité masculine, voix qui donne des éclaircissements et enlève tous les doutes aux lectrices «modernes »avides de connaissances. Selon lui, les anthropologues contestent que la différence soit naturelle, mais à aucun moment il n’aborde le rôle du féminisme dans la dénaturalisation des rôles genrés. Aussi affirme-t-il que « dans la plupart des sociétés des chasseurs- cueilleurs qui existaient avant l’apparition de l’agriculture, les femmes étaient employées à la cueillette et les hommes à la chasse. » Cette universalisation est totalement dépourvue de fondement dans la mesure où les données que l’on a sur ces sociétés - plutôt des indices- sont sujettes à l’interprétation imprégnée des représentations sociales de l’analyste. Rien n’atteste cette division du travail si ce n’est que des présupposés genrés. Les généralisations historiques des relations femmes/ hommes sont le fruit d’un positivisme anachronique qui ne repose que sur l’affirmation de ses propres prémisses : c’est naturel parce que c’est comme ça et donc l’a toujours été. Et il poursuit : « est-ce parce que les femmes sont moins habiles à la chasse ? C’est loin d’être démontré.` Mais son affirmation antérieure avait solidifié les relations sociales génrées depuis le commencent des temps, ce qui est en soi un artifice discursif dont la force de l’image traditionnelle efface l’affirmation qui suit. Il affirme que le culturel a plus de force que le biologique, mais il poursuit en disant que «naturellement, je crois qu’il y a une part d’explication biologique […] mais dans les milliers de sociétés étudiées par les anthropologues ont n’a relevé aucun exemple où les femmes exerçaient le pouvoir comme les hommes dans nos sociétés avant la vague féministe ». Cette affirmation ne fait qu`entériner le pouvoir universel des hommes sous le sceau et le poids d`une histoire homogène et univoque. L`analyse de ce discours permet de percevoir qu`il construit des significations contraires à ce qu’ annonce le titre de l’article et par l`même ne fait que renforcer le réseau de sens établi par la revue. À la dernière question « Peut-on dire que la différenciation du rôle de l’homme et de la femme est autant le résultat d’un cheminement culturel que d’une prédisposition biologique? » sa réponse est la suivante : « Indubitablement. Et ce cheminement culturel n’est pas terminé. Rien ne permet d’affirmer que, dans quelques siècles, les femmes n’occuperont pas plus d’espace que les hommes dans la scène publique. » Nous sommes très heureuses de cette perspective séculaire tant nécessaire à la transformation d’une biologie féminine rebelle pour que naissent des êtres aptes au pouvoir public. Entre autres. Sur le Viagra, s’étale le titre : « la revanche des mâles sur les féministes » Ici, le féminisme est «l’ennemi principal » des hommes, réaffirmation du sens commun : féministe = mal aimée, virago, lesbienne. L’éditeur de Penthouse en est témoin et ravive le discours du XVè. siècle sur les sorcières qui castraient les hommes : « le féminisme a émasculé le mâle américain et cette émasculation a engendré des problèmes organiques » Le Malleus Maleficarum manuel des confesseurs parut en 1486 s’inquiétait déjà sur cette question « […] Nul ne doute que certaines sorcières fassent des choses épouvantables aux organes virils, beaucoup de gens en ont vues et beaucoup d’autres en ont entendu parler. » (Institoris et Sprenger, édition de 1990) Le sentiment de castration viendrait-il de la perte ou de la remise en question du pouvoir sur les femmes ? Le féminisme est ici nommé ouvertement comme pivot du désordre biologique binaire. Autre article : les femmes qui exercent des professions masculines dites «non traditionnelles » Elles ont gagné un concours lancé par l’État a fin de stimuler les femmes à ouvrir l’ éventails de leurs activités. Au Québec même si les discriminations envers les femmes sont relativement atténuées par les mouvements féministes, il n’en reste pas moins qu’elles existent encore dans la représentation politique, dans l’inégalité des salaires, les manifestations de la violence sociale, qu’il s’agisse de la prostitution, du viol, ou des coups et blessures au foyer. Il en est ainsi également au niveau des représentations. Des 4 interviewées, trois n’ont pas de formation supérieure et toutes ont dévié vers une carrière masculine après un passage dans la sphère de la cuisine, la comptabilité et la mode. La seule possédant un titre universitaire est vice-présidente d’une banque après cependant, un cheminement professionnel classique pour les femmes- allant du théâtre aux études littéraires, en passant par l`assistance sociale. Elle continue encore de se poser la question si un jour elle n`ira pas s’engager dans un service de développement en Afrique. L’altruisme, trait marquant et marqué du féminin. Pour un homme, cette réussite à 36 ans représenterait le résultat d’une belle carrière fulgurante ; elle, cependant, avec pudeur, explique que sa vie personnelle n’a pas eu le même succès que sa vie professionnelle . Avec l’image publicitaire de la femme d’affaires citée plus haut, dure et sans plaisir, on voit se former ici un réseau de représentations de la femme à succès, mais cependant triste ou aigrie. Le choix est évident, ou la carrière ou le bonheur. Même dans un cadre institutionnel ouvert, comme au Québec, le champ des représentations restreint l’action et les sanctionnent dans leur vie personnelle. La revue Elle-Québec , la dernière completant le corpus de cette analyse, propose les titres de couverture suivants : « Sexe, rendez-vous l’amour » « Mode, la magie de minuit »; « Métamorphose, trois femmes se prêtent au jeu » ; « les femmes de l’année : héroïne, militante, star » et finalement «toute votre année dans notre spécial astro. » Une fois construit le corps, il est nécessaire de le vêtir et l’industrie de la mode, ainsi que celle de la cosmétologie et des parfums sont les piliers des revues féminines. Barthes commentait déjà «[…] la femme est ainsi ordinairement signifiée par la rhétorique de la mode : impérativement féminine, absolument jeune, dotée d’une identité forte, mais malgré tout d’une personnalité contradictoire […] la femme de la mode est en même temps la lectrice qu’elle est et ce qu’elle rêve d’être ». (Barthes , 1981 : 263) Dans son analyse Barthes explique que la mode crée le modèles du corps : « […]allongé, enflé, réduit, affiné et par ses artifices la mode prétend soumettre n’importe quel corps réel à la structure qu’elle postule. » (Barthes ,1981: 262) La tyrannie de la mode n’est pas une expression vaine : les corps se compriment, se contorsionnent pour s’ajuster aux contours de la mode - la boulimie et l ‘anorexie sont là pour l’attester. Si nous nous en tenons aux reportages annoncés sur la couverture, les femmes qui ont marqué l’année 1998 au Québec, sont cinéastes, artistes, modèles, écrivaines, designers, journalistes. Une astronaute est présentée comme une «star » et la directrice générale de la Banque Royale au Québec «est engagée dans des nombreuses causes humanitaires et mère d’Anne-Sophie ». Pensez donc à Monsieur le directeur général décrit de même. Dans le reportage suivant, «rendez-vous l’amour », c’est un homme qui possède le lieu de parole : dans l’introduction il affirme que la «libération » d’une morale répressive de la sexualité n’a apporté que solitude et souffrance. Il poursuit en encourageant la réappropriation de la «vraie dimension de la sexualité » que naturellement il connaît et refuse «l’adaptation à un monde sans valeurs ni finalité »Mais le meilleur de son discours sera sur le féminisme dont il fait la distinction avec le féminin; il donne à voir à la nouvelle «femme moderne », la lectrice de la revue, sa dimension réelle : « L’émancipation des femmes étant à peu près acquise, on voit apparaître des intellectuelles post- féministes. Elles acceptent l’héritage de l’émancipation, mais elles rompent néanmoins avec le féminisme d’hier- celui de Simone de Beauvoir- qui assignait finalement à la femme un projet de masculinisation (devenir l’égale de l’homme). Ces nouvelles femmes se veulent à la fois libérées mais femmes au plein sens du terme, c’est- à-dire, capables de faire valoir leur spécificité féminine y compris bien sûr la maternité, que de Beauvoir refusait. » La mauvaise foi de cette lecture n’a d’égale que son simplisme. Ce discours est typiquement didactique et met en lumière un contrat vérédictoire entre l’émetteur et le récepteur, où l’autorité de qui parle rejoint la croyance ou la représentation de qui l’écoute. Libérées, oui; mais la vraie femme doit rester à sa place, sans vouloir être l’égale de l’homme . Ainsi tout ce qui était possible est déjà accompli. Alors le féminisme est-il fini ? Cette interrogation était celle qui introduisait notre analyse. Les technologies des médias et spécialement des revues féminines, élaborent autour de l’appareil génital les contours et les limites du corps sexué imprégné de valeurs et des croyances, en réaffirmant les représentations qui se construisent en réalité dans les pratiques et les rapports sociaux . Ainsi le corps construit au féminin exprime-t- il les modalités culturelles qui le confine à un genre devenu intelligible lorsque il y a cohérence entre sexe, genre, pratique sexuelle et désir. Les matrices d’intelligibilité qui construisent ce corps naturalisé en sexe féminin transitent par la famille hétérosexuelle et les attributs de la «vraie femme » : séduction, superficialité, maternité, soumission, altruisme, abnégation. Nous avons vu fonctionner dans le discours des revues féminines l’une des technologies de production du corps sexué, qui affirment dans les images et les textes la représentation de la femme telle qu`elle doit être. Les magazines féminins masquent à peine sous le discours de la modernité et de la libération sexuelle les chaînes dorées et parfumées qui les attellent au stéréotype de la ```vraie femme` dont le corps est la marque et le sexe le signifiant général. Le genre ici produit le sexe, non pas dans sa matérialité mais dans l`importance qu`on lui accorde pour définir l`être humain. Les magazines féminins font ainsi partie de l’apparatus de production du corps féminin utile et modelé conforme aux normes hétérosexuelles qui instituent le binaire incontournable du sexe biologique dans la sphère du social. Dans les textes et les images on voit en action les mécanismes d’assujettissement à la norme . Les pouvoirs ne lâchent pas leur emprise sans résistance. Les chemins insidieux du backlash sillonnent les sociétés occidentales sous de nouvelles formes, sous des discours anodins qui récupèrent les rôles figés d’une polarisation binaire des rapports sociaux, et ne cessent ainsi de se traduire en hiérarchie et asymétrie. Féminisme? Oui et encore. En lisant les magazines féminins on pourrait croire que la tâche ne fait que commencer. Bibliographie : Angenot, Marc(1989) 1889, un état du discours social, Montréal , Le Préambule. Bartky, Sandra Lee, ( 1988) « Foucault, Feminity and Patriarchal Power » in Diamond,Irene and Quimby, Lee . Feminism and Foucault, Boston Northeastern University Press Barthes, Roland.(1981) Système de la mode, Paris, Seuil. Bordo, Susan.( 1997) « O corpo e a reprodução da feminidade : uma apropriação feminita de Foucualt », in Jaggar, A. e Bordo, S. Gênero, corpo e conhecimento, Rio de Janeiro, Rosa dos Ventos. Butler Judith, (1990). Gender Trouble. Feminism and the subversion identity, New York , Routeledge. 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