QUI EST QUEER DE QUI ?

(conférence- cette article reprend certains éléments du texte "au délà du binaire: les queers et l´éclatement du genre)

                                                                       

L’intérêt majeur de cette rencontre, pour moi,  c’est  d’avoir l’occasion de poser des questions et d’y réfléchir ensemble. Je ne veux n’espère pas de réponses, les problèmes dont nous parlons ici ont trait à la vie, imprenable réalité que nous construisons à chaque instant. Les réponses trop vite élaborées enferment la pensée, posent des limites et le thème de notre rencontre exige, en soi,  une ouverture d’ esprit  vers le neuf, la création, la contradiction, le paradoxe, là même où l’on pensait avoir trouvé le chemin.

La catégorie identité concentre une grande partie du débat académique dans l'actualité d'une façon transdisciplinaire.  Elle est liée à des problèmes d'ordre politique, ethnique et sexuel. Où sont passées les belles certitudes d'antan, autour du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire, des races comme du sexe?  Où se trouve maintenant l'évidence de l’identité sexuelle?

il fût un temps où l’on disait ou écrivait couramment : “les adultes, les femmes et les enfants” pour exprimer  la réalité construite de toutes pièces, qui tout aussi réellement : des infériorisait les femmes dans la société. Division si évidente du social qu'on avait de la peine à percevoir l'ampleur de son emprise, le sens commun aidant du poids de son inertie. Homme, femme, enfant, les divisions bien établies, hiérarchie imposée, la famille au centre dans l'ordre du discours.

Mais là  où se placent les noyaux, des marges s'établissent inéluctablement et de ces zones d'ombre apparaissent de plus en plus les groupes et les individus qui  se réclament aussi d'une identité.

Qui sont ils/ elles, qui viennent briser mon Moi, le Nous, le Soi, le Vous, ces identités si laborieusement établies, si chèrement payées ? Qui sont-ils/ elles/ quel pronom dois-je employer pour les nommer, pour les ancrer dans mon univers du familier et du quotidien ?

         La diffusion d’images androgynes dans les médias, la publicité, le cinéma,  est monnaie courante. Des êtres imaginaires ou plutôt les voisins de palier qui dérangent le schéma bien pensant des identités sexuelles ?

         Femme ou Homme ? Bonne question. Combien de fois l’a t- on posé en regardant des jeunes et moins jeunes qui se tiennent par la main ou par le cou ? Mon regard est-il méprisant, condescendant, accusateur, complice ?

          Seraient-ils les Queers ? Et Quel rapport avec le féminisme ?

         Je voudrais travailler cette question avec vous sous deux angles : l’épistémologique et  le politique, séparés uniquement par un souci de clarté, car nous sommes très conscients  de l’imbrication de ces deux dimensions.

         J’ai déjà annoncé quelques catégories comme : réalité, imaginaire, représentations sociales, identité. D’autres feront aussi partie de mon discours, telles que : genre, sexualité, homosexualité, hétérosexualité.

         Tout d’abord, quelques jalons théoriques : nous entendons ici,  l’imaginaire tel que le propose par ex. Castoriadis entre autres, comme la société instituante. C’est-à-dire, la société qui crée les sens qui circulent  en tant que vérités, normes, valeurs, directives de comportements, qui instaure les paradigmes  et les modèles, qui décide de ce qu’est la réalité, qui tranche entre l’ordre et le désordre, entre le naturel et  l’aberration, entre le normal et le pathologique, entre la signification et le non-sens. 

         Les systèmes d’interprétation constituent en effet les des réseaux de construction du monde, car les choses deviennent  de TELLES choses dans un cadre précis d’interprétation. Ainsi, c’est l’institution de la société, de ses relations, de ses significations,  dans des limites précises d’interprétation qui détermine ce qui est réel ou illusoire, ce qui est naturel ou hors nature,  de ce qui est doté d’un sens ou se trouve dans un lieu de non-sens. (cast.226)

          Dans une formation sociale donc, rien n’est donné d’avance et pour toujours, rien  n’est doté du sceau du véritable, du légitime, de l’universel, la science l’affirme aujourd’hui dans  plus d’un les domaines.  L ‘hétéronomie des sociétés ne cesse de nous sauter aux yeux. Mais les fantômes du déjà là nous hantent et même dans la critique radicale féministe envers le construit social nous retrouvons la présence des cadres d’interprétation figés dont la puissance est redoutable.

             Je parle du cadre d’interprétation binaire du monde, non seulement par rapport aux sexes, homme / femme (dans l’ordre)  mais aussi en ce qui concerne la vision dualiste de ce qui nous entoure : le bien et le mal, le bon et le mauvais,  le réel et l’imaginaire,  le pur et l’impur, le clair et l’obscur, le vrai et le faux, le beau et le laid. Les filigranes, les nuances qui font le merveilleux dans le déploiement de la vie sont ainsi inexorablement réduites au silence.

 Les cadres d’interprétation constitutifs des conditions de production de notre discours se dérobent à nos yeux, les significations arbitraires qui alimentent nos valeurs et tissent nos chemins se cachent derrière le faciès de  la vérité, du naturelL’auto- constitution de la société se blottit sous le sceau de l’évidence, de l’inquestionnable.

         Je voudrais cependant, remettre en question ces évidences, dans une démarche  foucaultienne. Je pose, alors en tant que problème l’hétérosexualité, la famille, l’homosexualité, l’identité et pourquoi pas, la sexualité elle-même.

          Commençons par la fin : identité et sexualité.

         Il n’est plus à prouver, de nos jours, les diverses manifestations de la sexualité dans l’espace et dans le temps, c’est–à-dire la conception de  la sexualité  qui se manifeste différemment, qu’elle soit centrée sur l’acte sexuel, la procréation, le plaisir, l’approche du corps, la sensualité, l’érotisme, etc. La sexualité  exercée également comme un des actes de l’humain ou l’ACTE de l’humain, comme faisant partie de l’être ou étant l’être. 

En Occident, depuis bien des siècles  la sexualité a été l’apanage de la masculinité en tant qu’exercice et de la féminité en tant que demeure : la femme était le sexe- substantif-  sur lequel se déployait la sexualité masculine – le verbe, l’action.

Mais nous sommes encore dans le domaine du binaire. Qu’en est-il des pratiques sexuelles qui n’appartiennent pas à l’ordre de la sexualité binaire ? Déviance, perversion, débauche ; ces pratiques vont être catégorisées pour mieux  être exclues de la norme, du “normal”. La sexualité va constituer, petit à petit un locus de domestication et de contrôle social, locus aussi de fixation de l’affection et de l’émotion, creuset de toutes les significations, clef de voûte d’un ordre qui se dit naturel, du côté du divin, du côté du rationnel, du côté du biologique.

         Pour sa part, la psychanalyse surenchérit, dans la mesure où la sexualité devient la vérité de l’être, dite, expliquée, racontée, décortiquée, entre mère dévoreuse et père désiré ; parler du sexe, finalement, c’est parler du  SOI, du Moi ou JE, peut- être Nous ? Qui suis-je, moi, qui parle dans un sexe, d’un sexe ? De quelle sexualité sommes-nous le produit ? Et quelle sexualité produisons-nous dans nos  réponses aux interpellations du social ?

Foucault appelle «dispositif de la sexualité » l’ensemble des investissements sociaux qui construisent la sexualité comme centre du discours contemporain, centre également de nos vies et de nos pensées. Même en la niant, je me place face à elle, l’omniprésente, la déesse à laquelle toutes les offrandes sont dues. Mais de quel droit la sexualité s’érige-t-elle en reine, centre de l’être, source de toutes les inquiétudes, de toutes les préoccupations, sinon par le biais de l’importance qu’on lui donne ?

Thereza de Lauretis reprend cette idée et indique les “technologies ", les procédés et techniques sociales qui produisent la sexualité telle que nous la vivons, dans un monde de représentations ourdi par les discours, les images, les savoirs, les pratiques critiques, les pratiques quotidiennes, le sens commun, les arts, la médecine, la biologie, le droit, etc.

Cet ensemble, selon l’auteure, a fait du sexe non seulement un souci courant, mais un souci d’état.  Et le sexe est devenu matière qui touche l’ensemble du corps social et tous les individus qui se placent «sous surveillance ». Que dire des investissements économiques et médiatiques autour du sexe, des images qui nous assaillent à tout moment, des messages explicites et implicites qui activent tout un champ connotatif autour du sexe, jeunesse, beauté, plaisir, émotion ? L’individu ainsi interpellé accepte et incorpore l’image qui lui est offerte et les options qui lui sont réservées comme sa propre représentation ;  il devient ainsi l’incarnation de la représentation sociale, auto-représentation d’une identité qui lui est assignée.

Nomination / désignation : on désigne/ on crée une identité matérielle  autour de la sexualité et ensuite on la nomme : hétérosexuel, gay, lesbienne, travesti, transsexuel, etc. Mais la norme, le paradigme de référence est toujours l’hétérosexualité. Et chaque type de sexualité, ainsi racontée et analysée deviendra un tout identitaire doté d’une cohésion intrinsèque, voire essentielle, pourquoi pas “naturelle”, nature bonne ou mauvaise au demeurant.

  Vous nous donnez un nom, un profil, une classification, une typologie, disent les homosexuels ? Nous l’adoptons et de ce lieu de parole nous allons revendiquer l’existence sociale. Dans  quelle mesure, cependant, cette adoption n’ira- t- elle pas reproduire le schéma binaire du couple, de la monosexualité, de la morale en cours, des rapports de pouvoir et de domination ? .

 Mais pourquoi devons-nous accepter que notre identité soit celle liée à la sexualité ? . Dans quelle mesure le “sexuel” est pertinent pour classifier  les rapports entre les personnes ? Les évidences liées à la sexualité abritent une pluralité de sens. Par exemple, la notion de couple : ?» Qu’est ce en fait qu’un couple ? Ceux qui s’aiment ? Ceux qui vivent ensemble ? Ceux qui couchent ensemble ? Toutes les options ? Une d’entre elles ? Pourquoi? Combien de couples hétéro ou homosexuel ne couchent-ils plus ensemble, ne “font-ils plus l’amour ? » Quand est-ce qu’on devient “la blonde “de quelqu’un ou quelqu’une, quand devient-on le “chum” de quelqu’un/ une ? Quand y a-t-il relation sexuelle ? Est-ce  lorsqu’il y a de l’émotion partagée ? Quel genre d’émotion ?  Physique ? ( la formulation correcte de l'interrogation c'est avec l'inversion, mais si tu trébuches dessus…)

Revenons aux Queers ? Queer, dans un premier moment a été l’appellation donnée aux homosexuels, les “”bizarres” ; ensuite un phénomène nouveau s’introduit dans le discours et la pratique correspondante s’affiche, la bisexualité, reprenant à son compte l’appellation Queer..

Serait-ce un mouvement pour outrepasser  les limites, briser les barrières imposées par l’exclusion des sexualités diverses, serait-ce finalement, dans son ambiguité, la réponse à l’émotion dirigée inéluctablement vers le  sexe opposé ?

Mais quel est l’enjeu par rapport au féminisme ? De fait, le cadre conceptuel va au-delà d’une certaine pratique sexuelle ambiguë : la contrainte à  l’hétérosexualité, “naturelle”, est remise en question dans une nouvelle politique de la sexualité Queer, où le binaire obligé se voit contesté.

Chrys Ingraham considère que l’imagination hétérosexuelle est particulièrement présente dans la structuration du genre, binaire, qui bloque ainsi toute analyse critique de l’hétérosexualité en tant qu’institution organisée. (Ingraham, 169)

 De cette façon, les études sur le genre ont longtemps vu l’hétérosexualité comme une réalité donnée, naturelle, sans questionnement, alors que le genre est compris en tant que construction sociale et organisation primaire des relations humaines. Il faudrait cependant  pousser le raisonnement jusque dans ses derniers retranchements, à ses dernières conséquences, c’est-à-dire  penser également  au sexe biologique comme faisant partie d’une représentation sociale. Pour cela, Ingraham propose la notion d’hétérogenre. Nous y reviendrons.

Et si nous  essayions d’approfondir ce qui en fait donne à l’hétérosexuel le sceau de normalité ? Le sexe biologique pourrait-il déterminer un «rapport naturel ? » Qu’est ce qu’un rapport hétérosexuel ?

Elisabeth Daumer essaie de répondre à la question : l’hétérosexualité est-elle un rapport de pénétration ? Je renchéris : quel genre de pénétration ? S’il n’y a pas de pénétration vaginale, même entre homme et femme n’est-ce pas hétérosexuel ?  L’hétérosexualité a-t-elle pour fin de procréation ? Sinon, pourquoi l’hétérosexuel serait-il le «normal » ? Si oui, un couple qui ne pourrait pas avoir d’enfants serait-il encore hétérosexuel ?

 En effet, le «naturel » du sexe biologique réside surtout dans la possibilité de  procréation et l’injonction à la procréation est de l’ordre des valeurs, de la morale, donc, construite socialement et historiquement. Instinct, diriez vous? L’Instinct évoqué en matière de procréation n’est qu’un facteur d’exclusion pour ceux qui ne le ressentent  pas comme tel : par exemple «la femme qui n’est pas mère n’est pas une vraie femme ». C’est un renvoi à la «nature » des choses, que les études sur le genre on tant essayé de déconstruire.

  L’état civil naturellement simplifie les choses, mais comment les classifier lorsque, comme au Canada ou ailleurs, certains droits sont accordés aux “conjoints” de même sexe ?

La notion d’hétérogenre prônée par Ingraham nous amène à l’équation :  l’hétérosexualité / naturelle et  genre / culturel et suggère que les deux soient construits socialement. (169) Evidemment la sexualité a été largement travaillée dans les études sur le genre, étant donné la partition binaire de l’humain à partir des constructions basées sur le sexe ; l’hétérosexualité sous tend cependant ces analyses autour des grands schémas du pouvoir social : mariage, famille, maternité, contraception, violence, viol, abus, prostitution, etc. Ainsi pour Ingraham, la notion d’hétérogenre est plus centrale que celle du genre, car le genre lui est subordonné, en quelque sorte. (169)

Ce que l’auteure tient à souligner est le fait que, malgré son extrême importance dans l’analyse des relations sociales, la catégorie genre élide, en quelque sorte l’institution de l’hétérosexualité et contribue de la sorte au maintien de l’ordre qu’elle critique. Selon la même auteure “cette participation à l’imaginaire hétérosexuel ne fait que reproduire les conditions sociales qu’elles veulent interrompre”. (179)

Ceci signifie que l’ordre hégémonique des valeurs se ré-articule dans l’affirmation de  l’attraction “naturelle” entre deux opposés, en dehors de toute production sociale : comme dirait Thereza de Lauretis, ‘la critique dans la maison du maître”. Pour de Lauretis, le sex gender system présente  une opposition conceptuelle et rigide, structurelle  de deux sexes biologiques ; elle souligne, de plus son caractère de construit socio-culturel, d’appareil sémiotique et de système de représentations qui assignent une signification – identité, valeurs, prestige, statut, etc. En effet, l’appréhension du  sexe biologique n’est pas réalisée de la même manière dans toutes les sociétés : selon Geertz, par ex. parmi les Navajos, les hermaphrodites étaient considérés les êtres les plus parfaits. Le Un, dans ce cas, l’emporterait sur le Deux du rapport binaire des sexes.

 La construction culturelle du genre  et la donnée biologique du sexe  seraient donc à la fois produit et processus de sa représentation. (lauretis, 3)

Dans ce sens, analyser la représentation binaire n’est pas suffisant car le processus n’est pas interrompu ; tant que la différence sera posée entre homme et femme dans le culturel ET le biologique, le référent sera inévitablement le masculin et la chaîne des représentations continuera à se développer. Le féminisme s’essouffle dans un imaginaire social qui change la position des cartes mais maintient leur valeur intrinsèque.

 Revenons au cadre théorique proposé  d’un imaginaire instituant les relations sociales à partir des représentations genrées  et nous arrivons ainsi à la même conclusion que Monique Wittig : l’hétérosexualité est de l’ordre du politique. En effet, dans le système classificatoire il existe une immense confusion entre zones érogènes, organes de reproduction, et détermination sexuelle.

  Alors, si le binaire n’est qu’une  construction sociale érigée en savoir  inquestionnable, en fait biologique, il faut se poser  la question de savoir quelle est la signification attribuée à la conception du “naturel” du sexe. Quels effets de pouvoir sous tendent-ils la naturalisation du sexe biologique ? Quelle puissance redoutable est-elles tirée de la domestication du multiple, de la répétition du même identitaire ?

Avec la notion d’hétérogenre, la Queer Theory propose  dans l’ordre épistémologique un questionnement aussi radical des relations sociales que ne l’a fait la théorie de la construction des genres  en son temps.

>Pour  Lauretis, le sujet du féminisme dans la perspective de la Queer Theory devient un construit théorique qui se place à l’intérieur et à l’extérieur de l’idéologie du genre “conscient qu’il en est ainsi, conscient de cette double poussée, de cette double vision, de cette di-vison”(lauretis, 5)

 Ceci nous amène à un autre volet, celui de la fluidité identitaire dans les pratiques sociales qui est l’avènement de la bisexualité en tant qu’ambiguïté assumée. Les médias s’emparent du thème, le V Congrès des Bisexuels/elles s’est tenu à Boston entre le 3 et le 5 avril  1998, sur Internet le « chats » bisexuels se multiplient, le monde du spectacle s’y identifie et s’affiche en tant que tel. Mais est-ce une identité que de se dire bisexuel/le ?

  Un principe identitaire très simple pourrait ainsi être énoncé : “ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas”. (miranda, 13) Cette formule ingénue et tout aussi totalitaire est à la fois niée par la multiplicité du réel et revendiqué par tous les mouvements d’appartenance.

D’un côté, comme le  souligne  Jean Carabine, les individus  ont des identités multiples, non pas déterminées uniquement par la personnalité ou la sexualité, mais qui se manifestent par des besoins ou des expressions diverses, selon les contextes et les moments. Les performances sociales adéquates  selon les normes résultent en une identité qui nous rend visibles ou qui nous permet d’être reconnues par ceux que j’appelle “les miens”. Cependant, les “miens” sont ceux qui me possèdent : je ne suis qu’une des “leurs”. (miranda,20)

Les mouvements homosexuel/les , en adoptant la différence qui leur est imposée, construisent également un noyau identitaire – être lesbienne ou gay dans le sens ontologique -  et créent ainsi un nouvel espace d’exclusion: Les bisexuel/les seraient donc les queers des homosexuel/les, de la même manière que ces derniers seraient les queers des hétérosexuel/les. La bisexualité serait-elle la nouvelle forme d’amour qui n’ose pas dire son nom? (goldman, 175) Et pourquoi  dis-je  « amour » parlant de sexualité sinon pour souligner les valeurs culturelles liées au sexe?

Elisabeth Daumer crée un personnage bisexuel, Cloe, qui rêve non de personnes sans genre ou sans sexe ni même androgynes, mais d’humains avec qui elle ne serait tout d’abord pas une femme ou une lesbienne ; elle ne songe nullement  à une instabilité ou à une indécidabilité, mais à une intimité non normatisée au sein de cadres ostensibles d’identité sexuelle qui deviendrait ainsi une création continue. Une libération enfin des contraintes identitaires et de l’identité liée au sexe.

L’ auteure considère cependant les aspects positifs et négatifs de cette bisexualité Queer. D’abord, le risque d’une fausse unité sous laquelle tous les Queers seraient placés (daumer 171): le glissement vers le sens d’une communauté , d’une identité alternative, d’une troisième option effacerait les différences, et l’exercice du  pouvoir qui en découle.

D’autre part, la dénomination – bisexuel- peut encore être une identification dans le cadre binaire de pensée car il y demeure une notion qui partage la personne en deux, homo ou hétéro selon les polarités du moment. C’est un échange d’identité dont l’exercice peut s’avérer parfaitement identique, dans la mesure où les rôles genrés peuvent  se reproduire dans une relation homosexuelle. Tant que la bisexualité sera posée comme choix entre deux pôles basés sur le sexe biologique et le genre culturel , son potentiel subversif qu’il soit épistémologique ou  moral sera différé.

Du côté de l’homosexualité, ce choix n’apparaît que comme une expression opportuniste des avantages de l’un et de l’autre . Dans l’ensemble, la bisexualité risque d’obscurcir l’oppression des femmes démontrée par la catégorie du genre et de rendre encore plus invisible le monde lesbien/gay. (D’ailleurs l’appropriation de l’appellation gay par les hommes homosexuels est encore un signe de partage genré).

Mais  l’ambiguïté et le paradoxe faisant partie intégrante du monde, la bisexualité Queer fait ressortir la discontinuité entre les actes sexuels et les choix affectifs d’une part, et de l’autre l’affirmation politique d’identité, comme le souligne Daumer. Cette même ambiguïté aide à remettre en question l’institution « naturelle » de l’hétérosexualité.          La bisexualité aide également à approfondir la perception des différences, culturelles, sexuelles, genrées, en ouvrant la voie à la multiplicité (Goldman  176) ; la sexualité en tant que vérité intrinsèque de l’être est ainsi déstabilisée pour  mettre en valeur les choix personnels de l’expérience dans le sens indiqué par Lauretis, c’est –à-dire, « l ‘ensemble d’affects de signification, d’habitudes, de dispositions, d’associations et de perceptions qui résultent de l’interaction sémiotique du soi et du monde extérieur. »( lauretis,11)

 Daumer propose la bisexualité  non pas comme mouvement d’intégration de l’hétérosexuel et de l’homosexuel, mais comme point épistémologique et éthique à partir duquel on peut examiner et déconstruire le cadre binaire du genre et de la sexualité.( daumer, 98). L’auteure intègre bisexualité et queerness dans la mesure où elle suggère l’ouverture d’un nouvel univers de perception – sexuelle, émotionnelle, érotique – contemplé dans la multiplicité de leurs choix topiques: dans la dimension du queer, tout le monde n’est pas queer de la même manière. L’éthique queer serait donc l’articulation des différences individuelles, mettant en cause toute identité fixe, immuable.( Daumer , `la fin) .

         Finalement, qu’est-ce que la Queer Theory?

Queer  n’est pas seulement une sexualité alternative,  (Ruth Goldaman 170), mais c’est un chemin pour exprimer les différents aspects d’une personne, un espace, aussi, pour la création et le maintien de la polymorphie d’un discours qui défie et interroge l’hétérosexualité.

  La queerness défie également la notion d’identité , nie l’essentialisme genré ou homosexuel/elle dans la mesure où elle (lauretis in Goldaman), est organisée autour d’identités qui s’imbriquent dans la performance d’identités  plurielles qui s’égrènent  chaque jour        (butler in goldaman). L’identité est un fleuve, un processus, dirait Gloria Anzaldua. (Goldman 173) Dans ce sens, l’identité n’est pas le sexe, n’est pas la sexualité , je ne suis pas un moi genré ou déviant de la norme, JE SUIS MOI.

  Dans le monde des représentations sociales, comment changer l’image du corps, l’image de l’autre, référent de ma propre image, comment briser la norme qui fige le comportement? Comment amorcer un contre-imaginaire qui ouvre les horizons des relations humaines, au-delà des rôles pré- établis, du pouvoir massif qui investit les polarisations de genre, comment créer du nouveau dans les réseaux de sens perclus de traditions, de marques, de scansions qui accompagnent nos vies?

   La théorie pose les questions, mais la pratique sociale est déjà là dans un politique  qui perce de sa puissance le domaine stéréotypé de l’imaginaire social: peu importe les côtés négatifs de la bisexualité, peu importe les attitudes individuelles, le paradigme est brisé , le courage d’assumer ses émotions se propage. Paradoxalement  la bisexualité pourra peut-être faire sauter les verrous de la prison de la sexualité genrée, de l’identité sexuelle, carcan invisible qui nous  fait plier l’échine, là où nous nous croyons libres.

Une perception du corps comme un tout de sensibilité et de sensualité, une déstabilisation de la sexualité centrée sur les organes génitaux, une ouverture vers l’émotion qui traverse les regards, serait-ce une nouvelle érotique sociale ? Identité fluide, identité nomade, on a là l’appel du large, le goût de la découverte.

  Le principe est : dans l’univers queer tout le monde n’est  pas queer de la même façon. On est toujours le queer de quelqu’un d’autre, la différence sans fond, le simulacre indiqué par Deleuze. L’Univers Queer est la mise en abîme de la différence, défi pour les prochaines années du féminisme.


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