La prostitution :

violence sociale et historique contre les femmes            

tania navarro swain

Traduction :

Marie-France Dépêche

Résumé


La prostitution est présentée par l´histoire comme un fait présent dans l´organisation sociale depuis les temps les plus reculés. Le discours social, sous ces différents aspects, reprend cette idée et justifie la prostitution en évacuant la violence constitutive qui la crée. Ainsi transformée en profession, la prostitution répresente-t-elle, en fait, la légalisation de la violence de l´appropriation matérielle et symbolique du corps des femmes.

 

 

  La prostitution, c´est-à-dire la vente des corps, forcée ou non, est sans doute la plus grande violence qui puisse être commise contre les femmes. Cette violence est rendue d´autant plus poignante qu´elle est totalement banalisée. Mais il y a plus : la professionnalisation de la prostitution, qui compte des adeptes même chez les féministes, définit l´appropriation et la « mercantilisation » totale des femmes,  comme un travail qui serait tout aussi statutaire et digne que n´importe quel autre.

La simple classification de « travail » promeut l´achat des femmes – momentanée ou permanente, comme dans le cas des rapts de petites filles, violentées et prostituées – au niveau de marché, sa justification monétaire, d´insertion des mécanismes de production et de reproduction du social. En effet, la prostitution est bien un agencement social où la classe des hommes, si bien définie par Christine Delphy (1998), s´approprie et utilise la classe des femmes.[1]

Les mécanismes d´intelligibilité sociale incorporent la prostitution, dans l´imaginaire et les représentations sociales, comme étant un état de plaisir, à l´image de la littérature, par exemple, parmi les discours sociaux. De nombreux romans de Jorge Amado, par exemple, présentent la prostitution comme un locus d´échanges amoureux, de repos et de plaisir. C´est ainsi que ne se pose même pas la question de savoir : à la disposition de qui sont mises ces femmes, toutes ouïes et corps complaisants, aux éternels sourires plaqués sur le visage, caricatures de rencontres heureuses ?

Il est totalement compréhensible pour une prostituée d´aspirer à la dignité du travail, surtout quand il n´existe aucune condition matérielle qui permette une transition ou l´abandon d´une telle activité. Finalement, qui ne recherche pas respect et considération sociale ? Toutefois, même si la législation confère un statut travailleuse à la prostituée, le langage populaire, lui, montre bien sa place sur l´échelle sociale : l´insulte « fils de pute » n´est-elle pas l´une des plus graves ?

Plusieurs assertions tentent de justifier la violence qui transforme des personnes en orifices, comme par exemple : « la prostitution est la plus vieille profession au monde ». Cette phrase qui a été proférée et répétée à l´envi, a créé ses propres sens sur le vide de son énonciation. Mais en fait en Histoire, rien n´a « toujours existé depuis toujours », à moins que ce ne soit une histoire positiviste, se développant à partir de prémisses essentialistes et datées, pour qui la présence de prostituées dans le social est « naturel ». La recherche historique montre, au contraire, que la prostitution est une création du social, en des moments et époques spécifiques[2]; cette dénomination recouvre, y compris dans le discours historique, la présence dans le social de femmes qui se distinguent de la norme représentationnelle attachée aux femmes, comme les femmes célibataires ou les femmes qui vivent librement leur sexualité.

Cette proposition – la profession la plus vieille du monde – crée et reproduit l´idée de l´existence inexorable de la prostitution, liée à la propre existence des femmes, comme s´il s´agissait d´un destin biologique. Le sens commun maintient dans cette assertion la notion d´essence maléfique et vicieuse des femmes, qui se concrétise à travers les temps dans la figure de la prostituée, côté sombre et négatif d´une représentation construite de la femme-mère, dans l´historicité discursive occidentale. D´un autre côté, on voit se matérialiser et se généraliser l´idée de la condition inférieure des femmes au long de l´Histoire, dépossédées de leurs corps et de leur condition de sujet, tant dans le social que dans le politique.

Une fois délimitée par la notion d´essence et de permanence, la prostitution perd de son historicité et la variation sémantique même du mot disparaît sous des généralisations pour le moins indéfendables. Un exemple parmi d´autres : la « prostitution sacrée » dans l´antiquité des peuples orientaux est une interprétation anachronique, puisqu´elle incorpore des valeurs du présent – le sexe mercantilisé – à une analyse d´un rituel symbolique de la rénovation de la vie. (Stone, 1979).

Stone explique que hierogamos – union sacrée entre la grande sacerdoce et le futur roi, ou entre la sacerdoce et un visiteur du temple – était une célébration du rituel mystique de la vie qui, à Sumer reproduisait l´union de Inana/Damuzi ou celle à Babylone de Ishtar/Tamuzi. Et ceci a permis que se concrétise l´idée d´une « prostitution sacrée », interprétation ethnocentrique s´il en fut, qui confère à ce  rite une disqualification incompatible avec l´importance et le sens donné à la cérémonie.

Historienne et archéologue, Merlin Stone montre comme, à Sumer, Babylone, Carthage, Chypre, en Anatolie, Grèce ou Sicile, les prêtresses  des temples de la Déesse étaient considérées pures et sacrées, leur nom en acadien gadishtu signifiant littéralement « femmes sanctifiées » ou «saintes femmes » (Stone, 1997 : 237).

Jugements de valeur, valeurs qui créent des sens, sens qui instaurent le réel sur les sentiers de l´imaginaire social: c´est ainsi qu´a été construite la prostitution atemporelle. Si « ce que l´Histoire ne dit pas, n´a jamais existé », comme j´ai l´habitude de l´affirmer, ce que l´Histoire dit, se trouve être certainement la justification de certaines relations sociales.

Sous cette perspective, à l´assertion « la plus vieille profession du monde », correspond « les femmes ont toujours été dominées par les hommes »; ces deux propositions sont construites par les représentations sociales binaires et hiérarchisées des historiens, totalement dépourvues de fondement. Toutefois, ceci assure au discours et aux conditions de l´imaginaire social, la représentation des femmes comme prostituées et des êtres dominés/inférieurs, depuis l´aube des temps connus.

Sens multiples

Par conséquent, la question qui se pose ici est bien : qu´est-ce qu´une prostituée ? Chaque époque a en formulé sa définition et ses limites qui vont de la femme non mariée, à celle qui a un amant, jusqu´au type de profession qu´elle exerce, comme encore récemment au Brésil, dans le cas des commissaires de bord, des chanteuses, ou tout simplement toute femme travaillant hors du foyer. Si ce terme suppose une relation mercantile, alors la représentation de la prostituée atteint toutes les femmes qui n´entrent pas dans les normes de leur espace/temps.

Simone de Beauvoir, qui a permis la visibilité des féminismes au XXe  siècle avec le « Deuxième sexe » (1949), voyait dans la prostituée un bouc émissaire où l´homme y déverse ses turpitudes pour mieux l´avilir et la renier, lui niant tout droit à être une personne et chez qui se retrouvent toutes les figures de l´esclavage féminin”(Idem,376. La pertinence de cette analyse montre bien l´inversion qui institue et classifie la prostitution au niveau le plus bas de l´échelle sociale, et qui punit et poursuit la prostituée au lieu du client. La violence symbolique de cette inversion ne punit ni rejette socialement les agents de la violence, à l´origine de la création de ce « marché » : les clients. En définitive, à qui sert la légalisation de la prostitution ?

Simone de Beauvoir considère que la femme prostituée est absolument reléguée à la condition de « chose » : elle est sexuellement et économiquement opprimée, soumise à l´arbitraire de la police, à une humiliante vigilance médicale, aux caprices des clients, et finalement en proie aux microbes et aux maladies. ”(idem,389).À partir de ces considérations se posent d´innombrables questions : la prostitution comme résultat de relations sociales hiérarchiques de pouvoir, résultat d´une situation morale, comme  totale « chosification » du féminin au plan sexuel et économique, soumise à l´ordre masculin; comme institution à part entière du système patriarcal et comme forme de violence et d´appropriation sociale des femmes/filles/enfants par la classe des hommes.

Toutes les causes de la prostitution sont envisagées par de Beauvoir : jeunes filles abandonnées par leurs parents, par leurs amants ou par leurs maris, manque d´opportunité sur le marché du travail et manque de formation; la séduction, l´exploitation et l´esclavage sexuel, la peur, toutes peuvent être à l´origine de la prostitution.( idem :379-380) Nous pourrions y ajouter l´abus sexuel au foyer, à l´école, au travail et dans tous les lieux de loisir. Sur le chemin de la prostitution, il existe presque toujours un abus sexuel et un viol. L´existence de la prostitution est remise sous le signe du social, dans un contexte de violence implicite ou explicite, démasquant ainsi « la plus vieille profession du monde ». Ainsi, lorsque Colette Guillaumin (1978) analyse l´imaginaire patriarcal, elle montre bien que pour les hommes, il manque aux femmes d´AVOIR un sexe, et que tout bonnement elles SONT un sexe.

Dans un autre commentaire sur la prostitution, de Beauvoir écrit : «[...]on voudrait savoir quelle influence psychologique cette brutale expérience a eue sur leur avenir; mais on ne psychanalyse pas les `filles´, elles sont maladroites à se décrire et se dérobent derrière des clichés » (idem, 380).

Ce propos illustre bien la banalisation et la naturalisation de la prostitution : on dirige habituellement les femmes violées vers un accompagnement psychologique...et les prostituées ? Ou elles réalisent l´improbable opération de séparation de leurs corps et de leurs esprits lorsqu´elles exercent cette activité, ou bien elles deviennent de robots, dépourvues de psyché, de sentiments, d´émotions.

Le fait d´affirmer que la prostitution est un travail, et qui plus est volontairement choisi, représente pour le moins une insulte faite aux femmes, au travail et un mépris total des conditions qui ont amené ces femmes à se soumettre à cette « profession » et même à la défendre. Qu´est-ce qui pourrait amener une enfant, une adolescente, une femme à cet avilissement si ce n´est la force, le pouvoir, le viol, la violence sociale qui accepte la figure du « client » comme consommateur de corps profanés, usés et abusés, assujettis, rendus esclaves ? Il suffit de rappeler que seul le trafic d´armes/drogues offre des rendements plus lucratifs que celui des femmes.  Est-il possible que toutes ces femmes et ces fillettes soient dans les bordel et dans les rues du fait de leur propre volonté, comme  enfermées dans leur « nature » perverse ?

Le fait de naturaliser et professionnaliser la prostitution n´est-il pas aussi une manière de convaincre les fillettes et adolescentes ? Pourquoi ne pas être une prostituée, « travail facile » où l´on gagne beaucoup d´argent ? On ne leur explique pas ce qu´elles vont constater par elles-mêmes : la perte de leur condition de sujet, d´être humain, battues et rossées, dans la plus grande insécurité, sans parler de cette intimité, cet échange de fluides corporels, d´odeurs, de textures, souffles et sueurs, l´invasion et la dépossession de leurs corps par n´importe quel individu de sexe masculin ? Comment ose-t-on dire que quelqu´un veuille ou aime être prostituée ?

                        En fait, la prostitution est la banalisation du viol.

On essaie actuellement d´argumenter que la séduction exercée par la prostituée représenterait une forme de pouvoir sur les hommes : comme si la femme possédait une chose tellement désirable, que l´homme se soumettrait à en payer le prix, selon la revue Nova en 1999. L´un dans l´autre, on pourrait ainsi dire que le patron qui paie un salaire à son employé en devient l´instrument et sa possession. Quelle est donc cette étrange inversion que celle qui rend l´acheteur tributaire du vendeur ? Quel est ce raisonnement, que n´importe quel étudiant en économie pourrait contrecarrer en quelques secondes, qui se donne des airs de consistance lorsqu´il s´agit d´analyser la prostitution ? De toute façon, l´argent que gagnent les prostituées reste rarement entre leurs mains.

On retrouve les racines de la prostitution dans le viol, la violence matérielle et psychologique; mais aussi dans le « recrutement » pratiqué dans le monde artistique et le trafic international des femmes, où d´innombrables jeunes filles disparaissent, sont vendues et confinées dans des bordels; dans les appels à la consommation et le manque d´emploi, dans l´absence de formation professionnelle, parfois même d´alphabétisation, certaines en viennent à vendre leurs corps, ceci n´étant pas finalement le destin « naturel » des femmes ? Mais ce n´est pas seulement l´absence de conditions matérielles qui stimule la vente des corps : ce sont les représentations sociales des femmes, ce sont les conditions de l´imaginaire social qui assurent l´existence de la prostitution, comme étant chose banale et naturelle.

Il s´agit de situations de fait qui sont prises en compte par les féminismes lorsqu´ils se penchent sur l´expérience singulière des femmes et montent au créneau pour les défendre et les protéger. Cependant, sous l´égide de la légalisation de la prostitution, on trouve un immense marché qui cache mal ses intérêts. La marchandise, c´est le corps et le sexe des femmes et des petites filles. Pour plusieurs motifs, la prostitution ne peut être assimilée à un travail ou à une profession : dans une relation professionnelle ou mercantile, ce qui se vend c´est le travail ou le produit du travail. Dans la prostitution, le corps des femmes serait-il le produit ? Comment peut-on être force de travail et en même temps son produit ? Cela revient à re-naturaliser le sexe féminin, à sa transformation d´être humain en chair, destiné au désir d´autrui.

Confondre prostitution et travail, c´est doter celle-ci d´une dignité qu´elle ne possède pas dans l´imaginaire et la matérialité sociale. Le langage populaire exprime le dédain de la société vis-à-vis de la prostitution et aucune législation ne modifiera cette image : il s´agit ici d´une forme fallacieuse de justifier l´assujettissement complet des femmes à leur corps, en les plongeant dans une totale immanence.

C´est également la meilleure manière de perpétuer la prostitution, dans la mesure où les femmes elles-mêmes défendent leur professionnalisation, afin d´échapper à l´opprobre, aux poursuites légales et à leur propre auto-représentation ancré dans un imaginaire de dégradation. Ainsi, dé-criminaliser est une chose, mais professionnaliser est tout à fait autre chose : dé-criminaliser, c´est protéger les femmes prostituées de l´arbitraire légal et de l´exploitation des souteneurs ; professionnaliser, c´est intégrer la prostitution au fonctionnement du marché du travail, en banalisant et normalisant l´appropriation des femmes par les hommes,  paroxysme  du fondement hétérosexuel de la société, et réaffirmation du patriarcat comme système.

La prostitution est donc une institution sociale, qui matérialise l´appropriation générale que la « classe » des hommes perpètre sur la « classe des femmes » (Guillaumin, 1978), institution historiquement construite au sein des relations sociales et qui tend à être naturalisée. Le fait d´accepter la prostitution comme un « choix » d´une « profession », obscurcit  la profonde schizophrénie du regard porté sur les prostituées, dépourvu de toute perspective psychologique, comme si dans l´exercice de la sexualité, de la « profession », elles étaient capables de scinder corps et esprit, leurs corps et leurs émotions.

Évidemment, les cabinets de psychologues et de psychanalystes sont remplis de femmes et d´homme qui ont des problèmes sexuels ; mais les prostituées ne sont pas affectées par ces dysfonctionnements, puisqu´il s´agit pour elles d´un « travail », d´un « choix ». Les images produites par la télévision, le cinéma, la littérature, montrent les bordels comme des maisons de convivialité joyeuse, d´heureuses rencontres, de doux souvenirs – pour les hommes -  derrière lesquelles se cache la sombre  réalité d´êtres privés de leur corps et de leur humanité.

Petite question finale

La matérialité des relations sociales appelle une prise de position politique et l´analyse critique représente l´un des vecteurs qui peut dénouer les trames des discours et de leurs pratiques. En tant que discours social également doté d´historicité, l´Histoire véhicule à grande échelle des représentations naturalisées des femmes : entre maternité et prostitution, le choix d´un destin biologique. Les féminismes, attentifs à produire leur propre connaissance, ne peuvent que refuser la banalisation de la violence qui prostitue les femmes en affirmant que c´est ainsi qu´elle le veulent parce que c´est ainsi qu´elles sont faites et constituées.

Références bibliographiques 

 DE BEAUVOIR, Simone. Le Deuxième Sexe. L’expérience vécue, Paris: Gallimard, 1966. (na edição em 1949)

DELPHY, Christine. L´ennemi principal. vol 1. Paris : Ed. Syllepse, 1998

GROULT, Benoîte. Cette mâle assurance. Paris : Albin Michel, 1993

GUILLAUMIN, Colette. 1978.Pratique du pouvoir et idée de Nature, 2.Le discours de la Nature, Questions féministes, n.3, mai, p.5-28,

STONE, Merlin. Quand Dieu était femme. Québec: Etincelle, 1979.

RICH, Adrienne. La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne, Nouvelles Questions Féministes, Paris, mars , n.1, p.15-43, 1981.

JODELET, Denise.  Les représentations sociales, un domaine en expansion. In :___ (dir)  Représentations sociales. Paris : PUF,  1989.


[1] Dans le langage marxiste des relations de classes, Delphy (1998) identifie une classe au sein de l´association des hommes qui, en tant que telle s´approprie la classe des femmes.

[2] voir par exemple, Jacques Rossiaud.1988..La prostitution médiévale,Paris:Flammarion