Seule au Pòle avec mon chien

Elle s´appelle Helen Tayler

 

 Née en Nouvelle Zélande en 1938, vivant actuellement aux États- Unis, Helen est une icône des femmes d´aventure, un modèle d´action et de volonté. Elle compte de multiples exploits à son palmarès : traverser les déserts de Gobi et du Sahara à pied plus d´une fois ; pagayer  environ  3.500 km en kayak sur le fleuve Amazone, en deux expéditions ; vivre six mois auprès des loups et les étudier pendant un an sur la mer arctique du Canada ; escalader les plus hauts pics du monde.[1] Helen a fait également des recherches anthropologiques : elle a vécu des années auprès de plusieurs peuples autochtones, dans différents pays.  Le National Geographic l´a nommée une des plus grandes explorateures du 20e siècle. Parfois avec son mari, la plupart du temps seule, elle a défié tous les préjugés d´âge, d´endurance, de volonté et surtout de sexe.

 

Désert de Goby

L´aventure que je commente ici se passe en 1988. Elle avait 50 ans. Helen Thayer a décidé d´aller à pied à la recherche du pôle magnétique, seule avec son chien Charlie, chacun tirant son propre traîneau, avec équipements et provisions. Ainsi dit-elle :

« Cette expédition me permettrait de tester mes capacités de vivre au grand air. Je m´imaginais déjà affrontant des températures inférieures à soixante degrés, des ouragans et des plaques d´eau de mer gelées, susceptibles de céder sous mes pas à chaque instant, et ces dangers me paraissaient imminents. Le pire, c´était les ours. [...] J´avais confiance dans mes aptitudes à la vie en plein air, qui s´étaient perfectionnées au cours des années. Mais je n´avais jamais rencontré d´ours blanc. » (17)

              Elle ne le savait pas encore, mais tout ça allait lui arriver. Peur ? Oui. Ce qui ne l´empêcha pas de poursuivre son idée. J´y reviendrai.

 

Chaque année, une nouvelle aventure : avec son mari en 1999, elle parcourt 960 km pour suivre et documenter la migration de la plus grande harde de caribous, plus d´un million d´individus. Documenter pour éduquer, pour produire de la connaissance, c´était toujours le but essentiel des ses aventures. Elle (et lui) ont donc suivi la harde à partir de Brooks Tange, la plus septentrionale des chaînes de montagnes du monde jusqu´au North Slope de l´Alaska.

Brooks Tange,

C´est encore fascinée par les caribous qu´en 2000 elle marche plus de 600 Km, depuis le nord du Territoire du Yukon jusqu´à l` Arctic National Wildlife Reserve en Alaska, afin de documenter la migration annuelle de  240.000 caribous, harde dont dépend la survie des indigènes Gwich'n, lorsqu´ils se déplacent des pâturages d´hiver vers ceux d´été,

 

 

harde de caribous

 

 

Mais elle ne cherchait pas à réaliser des prouesses ou se poser des défis : elle voulait surtout étudier l´environnement, les modes de vie des peuplades qu´elle avait rencontrées lors de ses voyages. Les souffrances d´une traversée du désert de Gobi en Mongolie, où elle voulait comprendre la vie des nomades, ne l´ont pas arrêtée en 2002 [2] : une chaleur de plus de 50 degrés, des tempêtes de sables, la soif, les insectes venimeux, 2 500 km de torture pour n´importe quel mortel, malgré la beauté du chemin. Mais elle l´a fait.

 

À l´âge de 73 ans, en 2011, elle est de retour au Sahara et marche 1.440 km (Algérie, Mali, Mauritanie ) pour documenter la vie des Berbères, étudier les ressources en eau et comparer les données du climat, en les comparant à celles de son premier voyage en 1996-97. De 2008 à 2010, elle a vécu parmi les indigènes d´Amazonie, parmi les Massai de Tanzanie, les Bushmen du Kalahari, les Moaris de la Nouvelle Zélande, afin d´étudier leur lifestyle.

Massai

 

Une femme extraordinaire ? Non, un être humain extraordinaire, qui n´a pas obéi aux limites ni de ses forces, ni des injonctions et des stigmates posés sur les femmes. Elle a réalisé le développement de ses tendances, elle a suivi ses désirs d´aventure et réalisé ses exploits, en dépassant les possibilités de l´immense majorité des hommes.

Je parle ici de l´espèce humaine, d´une personne qui se détache de la masse. Non pas d´une femme extraordinaire qui, de part ses prouesses confirmerait la règle de la faiblesse féminine.  En effet, ce fascinant personnage qu´est Helen Thayer dans son processus de subjectivation, a plié son corps, maintes fois épuisé, par une volonté d´acier, une endurance à toute épreuve, un entraînement physique et intellectuel sans relâche. Le souci de soi ici, c´est la dépense de soi, le défi inépuisable à ces forces ; son désir est toujours de se surpasser, de se surprendre elle même. Ses aventures sont un combat contre les éléments tant de fois déchaînés, mais ce sont également des aventures intérieures où elle teste ses capacités, toute seule, sans compétition.

«C ´est après avoir représenté les États-Unis en compétition en Europe que je compris une chose : je n´aimais pas vraiment m´affronter aux autres. Je trouvais plus de plaisir à me mesurer avec moi-même, à me fixer des buts et à me mettre au défi de les atteindre. » (14)

 

 Face  à elle-même, elle se construit au fur et à mesure de son cheminement. Son processus de subjectivation ne se fait pas dans une mise en abîme de l´image de « la femme » : ce sont des pratiques de soi qui, dans son expérience de vie, la construisent hors des restrictions et des normes qui gouvernent l´imaginaire social et la vie des femmes. Le mariage, pour elle, n´a pas été une injonction à la domesticité, mais une aventure de compagnonnage. Soutenue par ses parents et son mari, sa volonté n´a fait que s´affirmer et son désir de surpassement, de découverte, d´aventure, se sont développés de façon exponentielle. Rien n´était jamais trop loin ou difficile ou dangereux pour son désir d´aventure et de connaissance.

En fait, sa position dans le social exprime l´eccentric subject, décrit par de Lauretis, comme étant un excès par rapport au système hétéro-patriarcal. (de Lauretis, 1990 : 127) dans lequel les femmes sont assujetties à une image  et à une destinée biologique: la maternité. Sous le signe de la faiblesse, les ailes leur sont coupées, pour prévenir les vols trop indépendants et autonomes. À chacun de ses voyages, de nombreuses voix se sont élevées pour invoquer les dangers et les impossibilités « pour une femme » de les réaliser.

Helen raconte que lorsqu´elle était sur le point de partir, en train d´organiser ses affaires à l´hôtel:

« Quelques uns des convives déambulaient aux alentours dans le but évident de vérifier s´ils avaient bien compris mon projet. Deux Allemands venus chasser le phoque étaient épouvantés à l´idée qu´une femme veuille réellement marcher jusqu´au Pôle.[...] un dentiste [...] souleva une extrémité du traîneau et déclara :’ Il est bien trop lourd pour vous. Vous ne tiendrez pas trois jours’.[...] Un touriste australien le rejoignit et dit d´un air autoritaire : ' Deux éléments auront raison de vous: primo, les ours, secundo, le froid. Vous mourrez de peur au premier ours que vous rencontrerez’ » (26-27)

 

Helen n´a même pas répliqué. À quoi bon ?

Helen Thayer se fait sujet politique et d´action dans son expérience individuelle qui, comme le souligne de Lauretis, est le résultat d´un faisceau de déterminations et de luttes, d´un processus ininterrompu de négociations entre les pressions externes et les résistances internes. (de Lauretis, 1990 : 137).  Peu importe si elle se considère féministe ou non, son action dans le monde change les représentations sociales sur les femmes et leurs capacités. Et ça, c´est du féminisme.

Qu´on lui dise qu´une femme peut ou ne peut pas réaliser quelque chose la laisse froide : si elle est du genre féminin, elle est aussi bien plus que cela et montre dans son cheminement qu´il existe un space off, où le sujet peut se construire hors des représentations sociales, un sujet excentrique, en dedans et en dehors de ses contours de genre.

« [...] a position attained through practices of political and personal displacement across boundaries between sociosexual identities and communities, between bodies and discourses, by what I like to call the eccentric subject.” ( de  Lauretis, 1990:145)

Cette politique de localisation n´écarte pas ses effets de signification, au contraire, elle crée pour le féminin un lieu de parole, une place dans le discours, une force de transformation imagétique et politique.

 

 

La construction de la fragilité

 

Que nous enseignent-t-elles, ces femmes d´aventure ?

Leurs exploits montrent que les capacités des femmes leur permettent de tout faire (représentent les capacités des femmes à tout faire), tout entreprendre, tout réaliser, en toute circonstance. Il leur suffit de ne pas être empêchées, limitées, réduites à une condition « naturelle » qui n´est qu´une construction sociale.

Il leur suffit de ne pas être cantonnées à la domesticité, à l´ignorance, au manque d´exercice (aucune sportive saurait se dépêtrer d´une burka) et de nourriture, comme c´est le cas dans de nombreux pays où les femmes ne mangent que les restes. Il suffit de ne pas être « femme », l´autre, inférieure de « l´homme ».

Dans l´espèce humaine donc, la diversité des individus partage des aptitudes plurielles, tant dans les domaines techniques, que celui des arts, de l´économie ou du commerce. Mais lorsqu´on voit intervenir le pouvoir basé sur une idée fictive de « nature » humaine binaire et polarisée, tout devient le fait du masculin. Les discours sur la testostérone ou l´estrogène ne sont que des fictions pour marquer une différence qui ne se réalise que dans la construction sociale des rôles sexués. Les femmes d´aventure en sont la preuve.

 Il est facile d´invoquer la nature quand les femmes sont empêchées de sortir, de courir, de suivre leurs goûts et leurs tendances, quand elles sont prisonnières de voiles, de chambres, de cuisines, de caves. C´est aussi très facile de prétendre que les femmes n´ont « jamais » exercé  certains métiers parce que « incapables » quand, en réalité, elles ont été évincées de telles activités.

Ou empêche les filles d´étudier pour ensuite alléguer qu´elles sont inaptes à apprendre; on impose des normes de beauté qui les affament et on dit qu´elles sont faibles.  On les efface de l´histoire et ensuite on affirme que les femmes n´ont rien fait tout au long des temps, à part procréer. On les marie de force et on dit qu´elles ont été faites pour ça. On invoque un dieu-père tout- puissant pour donner de l´importance au pénis, symbole et ancre du patriarcat. On crée ainsi la sainte trinité des : Pénis, Patriarcat, Pouvoir.

De cette façon, les garçons  sont construits en puissance et en autorité sur les filles et les femmes. Pour eux, on stimule la pratique des sports, la compétition, la défense, on leur apprend à être vifs, habiles. Aux filles on apprend la timidité, le silence, la contenance, la peur et on allègue qu´elles ne sont pas aguerries.

 Les filles sont évincées des compétitions ou bien elles se produisent  séparément. Les championnats sont réalisés selon le sexe : les hommes auraient-ils peur de perdre face aux femmes ? La joueuse de tennis Billie Jean King a montré ce que peut faire une femme lorsqu´elle a débouté Bobby Riggs, champion de Wimbledon en 1973, et gagné 11 jeux en mixte.

 En effet, ce sont les pratiques sociales qui rendent les femmes plus fragiles dans l´imaginaire social, parce que dans la réalité les femmes  font tous les travaux de force, dans les champs, dans les industries, dans la maison. Là où elles ne sont pas, c´est parce qu´ on les en a empêché ou leur a interdit d´y être.

 La fragilité des femmes et leur supposée infériorité est construite socialement et invoquée pour les évincer des postes de prestige, de l´action dans la politique, de la production de la connaissance. «Ce ne sont que des femmes, finalement.»

Basta!

Les femmes d´aventure sont là pour affirmer que la gente féminine est capable et puissante, dotée de force, endurance et courage. Dotée de toutes les capacités propres au genre humain dont elles ont été dépossédées pour assouvir la soif de pouvoir et de domination des hommes. Car il faut bien le dire, l´appropriation des femmes n´est pas le fait  d´un pouvoir abstrait : ce sont les fils, les pères, les proches et l´ensemble des hommes qui oeuvrent à construire la « différence » dans l´imaginaire et dans la violence matérielle. Ce n´est donc pas une appropriation due à quelque chose d´impalpable, sans forme et sans nom, mais bien l´action collective et individuelle des hommes qui la réalise.

 

Cap : Plein Nord

 

Le Pôle magnétique est immatériel, fuyant, il se déplace tous les jours sur un rayon qui peut atteindre 150 km. Son tracé est mouvant, irrégulier et elliptique, nous apprend Helen. (16) Sa position est donc toujours approximative. Le soleil émet des particules électriques qui touchent et modifient le champ magnétique de la terre, explique-t-elle, et la localisation du Pôle magnétique en dépend. A son approche, il peut changer de localisation à toute vitesse toujours inatteignable, comme l´or au bout de l´arc-en-ciel.

Au moment de la préparation de son voyage, Helen  a découvert un grand vide de renseignements sur le Pôle :

 

«  […] je fus surprise de découvrir combien on avait peu écrit sur l´Arctique et me rendis compte que mon expédition serait une occasion unique de réunir toutes sortes d´informations- géographiques, historiques et scientifiques – lesquelles pourraient former la base d´un programmes éducatif. » (21) 

 

Elle a donc étendu son périple à la demande des scientifiques d´Ottawa pour ramasser des échantillons de neige et des relevés de température « [...] qui leur seraient utiles pour leur étude de l´environnement arctique ». (22) De plus, Helen comptait photographier toute la région environnante pour mieux faire connaître le territoire du Pôle magnétique.

Helen Thayer était et est encore une sportive accomplie. Pour entreprendre cette aventure son entraînement a été rigoureux:

«  Outre l´escalade et le ski dans les Cascade Mountains toutes proches, je courais seize kilomètres chaque jour dans la forêt, soulevais des poids dans notre salle de gymnastique en sous-sol et faisais du kayak sur le Storm Lake, pagayant de long en large sous l´œil étonné des hérons bleus. » (18)

 

Quel équipement transportait-elle pour un voyage  plein d´imprévisible, aussi dangereux ? Tout était à considérer en matière de poids, puisqu´elle tirerait son traîneau chargé du nécessaire pour sa survie. Elle nous en donne les détails : riz, lait, soupes, chocolat en poudre, flocons d´avoine, muesli, biscuits, beurre de cacahuète, noix et noix de cajou en sachets. Ça ne paraît pas beaucoup pour alimenter quelqu´un qui devait subir un froid glacial, mais c´était son choix. Combustible, un réchaud, un émetteur-récepteur (+ de trois kg). Helen emporte ce qu´elle considère suffisant pour 40 jours. Plus une tente, un sac de couchage, des vêtements et d´autres articles complémentaires. Le tout pour 70 kg sur un traîneau en fibre de verre bleue, long d´un peu plus de 2 mètres. Et le tour est joué. (27)

D´abord rétifs devant son projet, mais face à sa détermination, les Inuits se sont vite proposés de lui apprendre les secrets nécessaires pour parcourir ce territoire dont la population se réduirait aux phoques, aux renards et aux ours en grand nombre. Et à elle et Charlie.

  

Charlie

Les Inuits avaient insisté pour qu´elle ait un attelage de chiens, mais elle ne s´est pas laissée convaincre et n´emmena qu´un chien qui pourrait l´avertir de l´arrivée silencieuse et sournoise des ours. Et c´est ainsi qu´elle reçut Charlie, un beau chien noir avec des taches blanches, calme et décidé. « Ça été le coup de foudre » dit-elle. Il a eu son petit traîneau d´enfant, bleu avec des harnais rouges où il transporterait sa nourriture déshydratée pour chien, 40 kg  soit un kilo par jour.(31)

 

 

« Comme la plupart des chiens Inuits, il n´avait pas de nom. Je l´appelai Charlie ; la première chose à faire était de lui trouver un abri pour dormir. [...] Charlie était à moi, je ne le laisserais pas dehors sans protection. [...] J´avais l´intention de traiter Charlie de façon beaucoup plus humaine et tant pis si les Inuits s´étonnaient de voir quelqu´un aux petits soins pour un chien. [...] Je persévérai dans mon attitude en espérant que Charlie apprendrait à m´aimer et à me faire confiance. »(31)

Helen Thayer n´avait nullement l´intention de suivre ces coutumes:

« Comme la plupart des chiens Inuits, il n´avait pas de nom. Je l´appelai Charlie ; la première chose à faire était de lui trouver un abri pour dormir[...] Charlie était à moi, je ne le laisserais pas dehors sans protection[...] J´avais l´intention de traiter Charlie de façon beaucoup plus humaine et tant pis si les Inuits s´étonnaient de voir quelqu´un aux petits soins pour un chien[...].  Je persévérai dans mon attitude en espérant que Charlie apprendrait à m´aimer e à me faire confiance »(31)

 

         Charlie est devenu son grand ami, loyal compagnon, toujours prêt au départ, mais aussi toujours prêt au repos. Petit à petit il a gagné de l´espace auprès d´Helen, qui l´a trouvé plus d´une fois couché sur son sac de couchage. Il avait une méthode très efficace pour partager les repas d´Helen : assis, il la regardait fixement jusqu´à ce qu´il obtienne la moitié de ses biscuits ou autres gâteries. (60)  Il l´amusait, la protégeait, partageait ses risques, l´avertissait du danger et meublait ses journées longues et épuisantes.

 

 

Petit détour

 

On entend souvent dire : « c´est culturel »  lorsqu´on veut légitimer des pratiques injustifiables contre les « différents » que ce soient des femmes, de indiens, des noirs, des autochtones et ... des animaux. C´est ainsi qu´on taillade le sexe de millions de femmes lors de la pratique de l´excision et de l´infibulation,  qu´on pratique la vivisection des animaux sous prétexte de faire avancer la science.

Les nouveaux médicaments sont testés  sur les plus démunis, notamment des femmes; on mutile et torture des animaux pour expérimenter des cosmétiques, sans parler des abattoirs habités par la douleur et le sang. Et la « chasse sportive », une des activités humaines les plus ignobles, qui est une tuerie acceptée socialement pour satisfaire des égos en mal de   virilité.

Aux États-Unis, il existe des brigades policières spéciales pour s´occuper des animaux maltraités, affamés, coupés par des chaînes trop serrées et trop courtes, battus à mort, écorchés et j en passe. Sans parler des chevaux, dont la maltraitance dépasse le supportable. Au Brésil il y a une législation de protection aux animaux, mais rien n´est fait lors des dénonciations. Que ce soit dans l´Occident « civilisé » ou ailleurs, les animaux en tant qu´espèce sont soumis à une exploitation continue et à une maltraitance sans borne, des chameaux dans le désert aux chiens/chats de nos voisins.

À part d´innombrables sociétés de protection animale, il existe actuellement un mouvement dont le but est de remettre en question cette idéologie qui autorise l´espèce humaine, religions et législations à l´appui, de commettre toutes ces exactions sur les autres espèces : c´est l´antispécisme.

« Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d'autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu'elles sont censées justifier» (web, 2012)

Apparemment on a perdu la capacité de s´indigner. Le supplice des animaux n´affecte que très peu de monde. La question n´est pas seulement de manifester contre les régimes totalitaires, les tortures pratiquées contre l´espèce humaine, mas de se révolter contre toute forme de maltraitance, toutes espèces confondues. En fait, ce n´est pas la rationalité qui distingue l´humain des animaux, mais bien la prodigieuse perversité qui habite les hommes.

 

Le grand départ

Resolute est un petit village dans le grand nord canadien, le dernier avant le désert polaire,  désolé et aride. (46)

Resolute

 

Resolute

De là, Helen Thayer a pris un avion et a été déposée sur un point encore plus au nord, là où il n´y a que les ours, la mer gelée, le vent et le froid. Elle avait une carte détaillée, une boussole solaire et un GPS expérimental, à l´essai. 

«  À mon côté Charlie, harnaché à son propre traîneau et sa laisse fixée à ma ceinture, s´assit sur son arrière train, attendant patiemment la suite. C´était le 30 mars 1988 et nous étions prêts à partir pour le voyage le plus risqué de notre vie » (37)

 

Le premier jour, soleil, -350 , la superficie de la glace pas trop mauvaise. Elle croise plusieurs fois les traces d´une ourse et de ses deux oursons et d´un gros mâle, mais sans les voir. Sa grande hantise étaient les ours. Son atout était Charlie, capable de les entendre et de les sentir de loin. Elle avait une carabine Winchester 338 Magnum, qui ne devait être utilisée qu´en tout dernier recours, car un ours blessé est dix fois plus dangereux, lui avait-on apprit. Elle avait aussi un pistolet de signalisation qui pourrait éventuellement  éloigner les animaux. De toute façon, elle n´avait aucune envie de tuer un ours, une bête splendide dans son habitat naturel.

«  Le pôle paraissait tellement loin ! Il restait au moins cinq cent cinquante kilomètres à parcourir et dieu sait combien d´ours blancs sur mon chemin ! » (45)

       Au coucher du soleil, la température tombe à -450. Malgré son expérience de haute montagne, les conditions spéciales de sécheresse de l´air au pôle ont fait que le froid a commencé à lui geler es mains.(48) Une fois le processus déclenché des plaies se sont ouvertes sur ses mains au fur et à mesure du voyage, ce qui rendait difficile toutes ses manœuvres, que ce soit sur les skis ou pour faire l´installation de son campement, tous les jours. Dès le départ donc, une difficulté supplémentaire est survenue. Manger était tout aussi compliqué car il fallait le faire à toute vitesse avant que ça ne congèle.

       Helen appelait Resolute par radio tous les jours à 20h pour rendre compte de sa progression et c´était son seul contact avec le reste du monde. Et le deuxième jour, la maman ourse et ses deux oursons avancent dans sa direction.

Charlie les avait annoncés avec un grondement sourd. L´ourse était à 150m et ne s´arrêtait pas malgré les coups de feu tirés à sa droite et à sa gauche et des fusées lancées du pistolet de signalisation. « [...] on devait entendre les battements de mon cœur jusqu´à Resolute » dit Helen. (55) Quinze minutes de tension, de panique et l´ourse a décidé que finalement, ce n´était pas très intéressant de risquer la vie de ses oursons auprès de ces étranges objets qui faisaient du bruit. Et elle est partie. Ouf !

« Et malgré la peur qui me paralysait toujours, au plus profond de moi j´étais heureuse. Je me savais désormais capable d´affronter un ours en pleine nature, de rester assez calme pour réagir et me souvenir des conseils de prudence des Inuits. [...] J´étais reconnaissante à Charlie de m´avoir avertie[...] Toujours sur ses gardes, il remarqua à peine que je le serrais dans mes bras. » (55)

 Voir l´ourse avec ses oursons dans la nature avait été aussi effrayant que merveilleux. « Elle ne me craignait pas, elle était pleine de force, dangereuse et gracieuse en même temps ». (56) Mais la journée était loin d´être finie et une heure après un gros mâle est apparu et a marché résolument vers eux. Charlie est resté silencieux, mais lorsque l´ours s´est trouvé à 50m d´eux, son grondement a été tellement puissant que l´animal s´est arrêté et a fait marche arrière. Cependant, il est revenu sur ses pas : les coups de feu le laissait indifférent et cette fois-ci les fusées ont été leur salut, car l´ours s´y est brûlé le museau et est reparti en courant.

Pour Helen, c´était son baptême du feu et des ours.

On a tendance à penser au pôle comme une superficie plate sur laquelle skier devrait être très facile. Mais étant composée de l´eau de la mer glacée, la banquise révèle tous les mouvements de la mer lorsqu´elle s´est figée.

De plus, il y a des plaques de glace très fines et très dangereuses qui peuvent se fendre ou s´écrouler avec le poids. Pas une minute d´inattention ! Helen le décrit ainsi :

«  Bientôt j´entrai dans une forêt de pics glacés, de monticules et de blocs qui m´entourèrent de toutes parts, plus hauts que moi, atteignant quelquefois quatre ou cinq mètres. Je n´entendais que des grognements las, des glapissements torturés quand les bords des plaques de glace se heurtaient les uns contre les autres.[..] Je me frayais un chemin dans la forêt gelée, d´abord à skis, avec difficulté, puis plus facilement à pied. » (59-60) 

Helen explique que chaque année la banquise change et lors de son voyage elle se présentait d´une façon très accidentée, mais offrait néanmoins un spectacle magnifique : « Je me trouvais au cœur d´un trésor, d´une splendeur inimaginable. » (60) Les blocs de glace sous des angles inattendus, le blanc zébré d´un bleu pâle, des formations délicates comme des sculptures fragiles. Il fallait donc chercher son chemin dans un labyrinthe. (60)

Mais la deuxième journée n´était pas   encore finie: tout d´un coup Charlie se met à gronder et ... un autre ours surgit à une cinquantaine de mètres! Il était plutôt curieux et  n´a pas beaucoup insisté face à la furie de Charlie et au fusées d´Helen. Cependant, étant donné la rencontre de trois ours en une seule journée, Helen s´est sentie ébranlée dans son dessein d´atteindre le pôle magnétique. Elle a tenté de penser à quelqu´un qui l´ait déjà fait, seule et à pied : personne, elle était la première.

«  Ma seule tâche ici, c´était ma survie, tant psychologique que physique. Je ne faisais déjà plus qu´un avec mon nouvel environnement. Cela ajouté à l´effort de concentration permanent nécessité par la surveillance des ours et l´obligation de ne commettre aucune erreur fatale ne laissait pas de place pour d´autres préoccupations. » (81)

Sans pouvoir partager ses doutes avec quelqu´un, la prise de décision est l´objectivation du sujet d´action, celui qui construit un  moi paradoxal  presque écartelé entre les pressions externes et internes ; c´est  le space off qui crée des effets de subjectivité  dans la subjectivation. ( de Lauretis, 1990:115)

Accepter le défi revient en fait à la dés-identification avec le sujet-femme, déployant ainsi toute sa capacité et sa détermination humaines. L´entraînement lui a donné les forces, sa volonté l´endurance. C´est donc son expérience qui la construit à chaque instant, sujet nomade de soi-même. Dans sa lente démarche, en tirant son traîneau sur presque 600 km, Helen Thayer est, à chaque instant, autre, sans référent, seule la cartographie de ses pas lui révèle ses avatars.

 

Que de défis, que de dangers !

 

Au troisième jour, ses mains étaient pleines de cloques et avaient beaucoup enflé : difficile de monter le réchaud, d´ouvrir la tente, d´ accomplir tous les gestes nécessaires à monter et démonter son campement. Tous les jours. (67-68) Par une température de -50 son masque de protection s´était moulé suivant les formes de son visage, ses cils étaient gelés, ses lunettes de protection s´embuaient, mais s´en passer était impossible étant donné la luminosité qui pouvait l´aveugler rapidement.

Les paysages étaient admirables :

« Le soleil, bas sur la côte de Bathurst, répandait une lumière dorée sur le flanc ouest des pics de glace et projetait leurs longues ombres fantomatiques de l´autre côté. Un brouillard givrant, doré par le soleil couchant, se déployait lentement [...] C´était une scène irréelle, surnaturelle. Aucune photographie ne saurait capter la beauté froide et nue de ce monde de glace inviolé par l´homme. (75)

Et pour finir la journée, un quatrième ours. L´ours les avaient suivi toute la journée et Charlie n´avait pas cessé de gronder tout bas, mais il savait distinguer les intentions agressives ou la simple curiosité de ces animaux ; son grondement sourd face à cet ours n´est devenu féroce que quand il a estimé qu´il était trop près. (78) Il est étrange de penser que des bêtes aussi puissantes et énormes que les ours polaires se laissent intimider par un chien!

Un des moments les plus dramatiques de son périple fut une attaque soudaine et furieuse d´un ours :

«  Tout à coup un ours adulte surgit, s´arrêta un instant puis fonça comme un flèche sur mon traîneau, à une vitesse incroyable [...] Les grondements de Charlie étaient assourdissants. Puis l´ours, à cinq mètres de nous seulement, parut me voir pour la première fois et se dressa à demi sur ses pattes arrière. J´eus l´impression d´être devenue naine. Quand il chargea, j´ai réagi. » (87)

Au moment où Helen a tiré avec son fusil, l´ours est retombé sur ses pattes et la balle lui est passée au-dessus de la tête. Elle lâcha alors Charlie qui attrapa la patte de l´ours tout en évitant ses griffes et ses dents. Ce corps à corps dura un bon moment et finalement l´ours décida de s´enfuir, avec Charlie à ses trousses. Et ils disparurent au loin... « Reviendra-t-il ? Comment le retrouver ? [...] J´étais folle d´inquiétude. » (87)

L´attente a été insupportable. Et s´il était blessé ? Ou mort ? La perspective de la perte de Charlie était tout aussi effrayante que douloureuse.

« Tout à coup, je vis un point noir très loin sur la banquise. Charlie ? [...] C´était lui. [..] Ce fut un beau méli-mélo de fourrures noires, étreintes et baisers. Il haletait. J´enfouis mon visage dans le pelage épais de son cou. » (88)

Charlie avait sauvé sa vie. Encore une fois.

Sur la banquise, explique Helen, la notion de perspective s´estompe, on voit des falaises qui n´existent pas, on évalue mal les distances, on aperçoit des formes trompeuses, la visibilité et la proportion y sont annulées :

« C´est un univers blanc, dénué de la palette des couleurs, de bruits, et d´objets usuels de la civilisation. Quand ce monde étrange et solitaire se réduit à une tache grise au cœur de la tourmente [...] on se sent perdu ».(108)

Helen croit apercevoir, en plein brouillard, un ourson et elle se sent émue de le voir tout seul, perdu. Elle attache Charlie et se dirige vers l´ourson pour l´attraper, la main tendue vers lui.

«  Et là, devant moi, dans la luminosité trompeuse et changeante, l´ourson se transforma d´un coup en un mâle dans la force de l´âge ! » ( 109)

Encore une fois la chance lui a souri : face à l´étrangeté de cet être à deux pattes et aux grondements de Charlie, l´ours s´est retourné et est parti. Dans la même journée, prête à aller se coucher dans la tente, un autre visiteur : l´ours avançait droit sur eux et est arrivé à 20m. Charlie est devenu fou de rage, les flammèches du pistolet de signalisation partaient sans arrêt sur l´ours et finalement...il abandonna. Helen affirme qu´en  aucune de ses aventures, sa vie ait été mise autant en danger et aussi souvent, à tout moment, comme ce fut le cas lors de son périple vers le pôle. Mais le défi était trop alléchant, les grandes sportives savourent leurs aventures et le danger en fait partie.  La preuve, au milieu de toutes ces difficultés, Helen s´attarde à contempler, à s´émerveiller et à photographier les paysages.

Il y avait les ours, mais il y avait aussi la glace qui se fendait presque sous ses pieds, les tempêtes sauvages, qui l´ont ralentie et créé beaucoup d´ennuis comme on le verra par la suite. Les rafales déstabilisaient la banquise et des trous d´une eau noire apparaissaient sur son chemin. Il suffit de quelques minutes dans une eau glaciale pour trouver la mort. Helen savait pertinemment cela. Il fallait qu´elle passe, mais aussi Charlie et leurs traîneaux respectifs.

« Il y eut alors une déflagration et une crevasse courut dans la glace juste devant les spatules de mes skis. J´en avais la bouche sèche de peur. Il fallait sortir de là et vite. Je traversai la nouvelle fissure pour me retrouver au bord d´un trou. » (131)

  L´adrénaline soutient l´effort. Le courage n´évite pas la peur, mais la détermination d´Helen lui permet d´aller toujours de l´avant. Elle a décidé que les problèmes seraient traités au fur et à mesure qu´ils se présenteraient.

Dit-elle:

« [...] jour après  jour je me rapprochais du Pôle. J´étais sûre à présent d´y parvenir. Rien ne m´arrêterait désormais, sinon une blessure grave ou la mort. » (134)

Cependant, tout au long de son voyage, la mort était là, vigilante, aux aguets. Il y a eu des collines très difficiles à gravir, des descentes où les deux traîneaux risquaient de la heurter, des gorges et des rivières prises par la glace qu´il fallait traverser, un monde blanc et poudreux à franchir. Charlie a trouvé le moyen d´inventer une glissade canine, une descente sur le ventre, les pattes avant tendues. Helen l´a accompagné et ils se sont retrouvés en bas, dans un amas de jambes, de pattes, le fou rire pour oublier les dangers. Oui, Helen n´était pas vraiment seule, car Charlie était son rempart contre la mort et le découragement.

Au quinzième jour, elle n´avait parcouru que 171 km, arrêtée encore plusieurs jours par une grosse tempête. Et des ours qui s´approchent et ne lui donnent pas de répit ; Helen commence à en avoir l´habitude, si du moins on peut s´habituer à ce jeu d´affrontements, mais elle a certainement eu de la chance. Ou alors, peut-être les ours n´attaquent-ils  pas systématiquement : ils inspectent, ils évaluent, ils supputent, et sans doute  aussi sont-ils curieux  d´observer ces étranges créatures sur leur territoire. Qui sait ? Les hommes sont toujours prêts à tirer d´abord et ensuite se vanter de leur « courage ».

Mais le fait est que cette population d´ours polaires se trouve en sérieux danger d´extinction car les glaces fondent et la superficie de leur territoire de chasse se rétrécie. En ce moment, les pays limitrophes de la calotte glaciaire du pôle discutent le partage du permafrost qui affleure, afin d´en exploiter les minéraux. C´est la destruction par la cupidité.

Devant un paysage qui s´ouvrait rien que pour elle,  Helen ne pensait pas à sa destruction possible :

«  Il était 3 heures et le soleil sortait de sa cachette juste au-dessous de l´horizon en répandant un vague lumière dorée sur la banquise [...] Le silence était absolu. Le vent était tombé et rien ne bougeait. C´était un lieu impersonnel et totalement indifférent à ma personne. Il existait depuis des siècles et continuerait à exister quand moi, simple mortelle, j´aurai disparu depuis longtemps. » (160)

Helen savait déterminer exactement sa latitude et longitude avec ses instruments et pouvait connaître également les distances parcourues grâce à un compte-tour. Elle commença à accélérer le rythme et atteint plusieurs fois les 56 km par jour, des journées qui s´étiraient parfois sur 20h. Il fallait avancer, elle avait pris beaucoup de retard. La fatigue était telle que même manger était secondaire, comparé à s´allonger et dormir. (176)

Au dix-neuvième jour, Helen faillit vraiment tomber dans l´eau noire et glaciale : pour traverser une rivière, elle devait passer sur des blocs de glace instables et avec son poids combiné à celui du chien et des traîneaux, la plaque a basculé vers la position verticale, les entraînant vers le gouffre. (186) On a le souffle coupé à la lecture de son récit. Charlie lui avait montré sa réticence de suivre ce trajet et elle avait insisté. Si elle tombait dans l´eau, son traîneau l´entraînerait au fond et si elle coupait ses attaches son équipement serait perdu et la mort était tout aussi certaine dans un cas comme dans l´autre. Mais sa force et son courage lui ont permis de les tirer de ce danger, elle et Charlie, et ce à bout de bras :  

«  Ma lutte pour échapper aux glaces flottantes m´avait épuisée. Charlie paraissais avoir récupéré ; par chance, il ne pouvait pas me dire ce qu´il pensait. Il ne m´aurait sûrement pas complimentée sur la valeur de mon jugement ; or, son opinion m´importait beaucoup » (188)

 

Au vingtième jour, le Pôle n´était qu´à 30 km. Et la tempête est arrivée avec furie. Elle n´a même pas eu le temps de monter sa tente, juste de fixer les traîneaux qui seraient leur seul abri. Tout à coup, »[...] un rugissement  d´avion à réaction : c´était le vent qui se ruait sur nous avec une violence démente. » (192) Helen a été soulevée par une rafale et jetée par terre ; la fixation de la chaîne de Charlie a empêché qu´il ne s´envole aussi. Mais le vent a ouvert le sac sur le traîneau et son équipement ainsi que la nourriture se sont éparpillés loin à l´horizon. Son visage était blessé, son oeil droit était fermé. La tempête rugissait encore et toujours : elle et Charlie étaient à sa merci, tout juste enroulés par le tissu de la tente, derrière le traîneau.

«  Tout d´un coup, je m´aperçus que  je laissais la tempête prendre le pas sur ma volonté et me dicter sa loi. ‘Au diable, dis-je tout haut à Charlie [...] L´Arctique m´aura tout fait, les ours, les tempêtes, la glace pourrie et maintenant, ça ! Mais je resterai assise ici jusqu´au jour et je le vaincrai.’ » (193)

Il ne lui restait que trois kilomètres pour atteindre le Pôle. Helen était au bord de l´hypothermie lorsque la tempête a diminué légèrement et elle a pu monter sa tente que soulevait le vent rugissant, sans réussir à l´emporter.

Son traîneau et Charlie dans la tente elle a commencé à faire l´inventaire de ce qui lui était resté. Toutes les vivres avaient disparu, à l´exception d´un petit sachet de noix ; le réchaud de secours, des vêtements, des crampons, la plupart du combustible, plusieurs sacs de la ration de Charlie, tout était parti. Mais il lui fallait encore 7 jours pour accomplir le trajet escompté et retrouver l´avion qui viendrait la chercher.(197) La ration journalière de Charlie serait donc réduite de moitié et pour elle, une poigné de noix par jour, soit 100 calories et un demi litre d´eau. Dans un environnement glacé, presque sans nourriture, blessée, Helen risquait encore sa vie. (198)

Qu´importe ! Pour une femme d´aventure c´est l´endurance qui compte. Elle avait « [...] une volonté tenace de m´en sortir, d´affronter ce nouveau défi et de gagner » (199) 

Elle est arrivée au Pôle le 21e jour. À demi aveugle à cause des blessures aux yeux, souffrant de la faim, mais elle avait réussi son aventure ! « Ce fut un des plus beaux moments de ma vie. [...] Ce qui rendait l´expédition si gratifiante et le prix si précieux, c´était l´expérience acquise et le combat mené. » (201)

 

Mais l´aventure n´était pas finie. Il fallait encore aller à Helena Island, pour retrouver l´avion qui la ramènerait  au camp de base. Helen estimait que, avec beaucoup de chance, elle en aurait encore pour cinq jours, presque sans vivres et avec très peu d´eau dans la sécheresse du pôle.

Avec ses yeux blessés, sa vision était brouillée et la neige soufflée par le vent lui rendait la visibilité presque nulle. Elle ne pouvait pas viser ni voir un ours à son approche. C´est à peine si elle a réussi à monter son camp le jour où elle a atteint le Pôle magnétique.(203) Et son réchaud, lorsqu´elle faisait fondre de la glace pour boire sa misérable demi tasse d´eau, a pris feu ! On aurait dit que il y avait un acharnement contre elle !

Charlie maintenant dormait dans sa tente et elle avait un mal fou à ce qu´il lui fasse de la place dans son sac de couchage. La faim s´installait pour de bon, Helen a même pensé de piquer une ou deux croquettes à Charlie, mais non !

« Une des raisons pour lesquelles je tirai moi-même mon traîneau était mon désir de réussir grâce à mes propres capacités et non à celles d´un attelage ou d´une machine. Charlie était mon compagnon de voyage ; sa survie avait autant d´importance que la mienne. La tentation de manger sa nourriture s´évanouit et je me sentis coupable d´y avoir pensé » (211)

 Le spécisme n´a vraiment pas de place dans la vie d´Helen. Ce n´était pas un chien, c´était un complice, un ami, un être digne d´amour et de respect. Ses yeux allaient mieux, mais Helen était déshydratée, affamée, sa progression était lente. La soif était pire que la faim. Et le froid était aussi omniprésent.

La neige tourbillonnait, le vent ne donnait pas de répit : « Quand une rafale parvint à soulever le bout de mes skis au point de me déséquilibrer, je les enlevai et marchai. » (213) Et elle a marché ainsi jusqu´à minuit pour faire 33 km. Ces marches étaient de 18 à 20h d´affilée. Ce jour là, de peur de perdre sa tente, elle a dormi dans son traîneau. 

«  Vers 10h, un vent d´enfer revint me tourmenter. Son rugissement sans répit, son harcèlement continuel, mas faim et ma soif  dévorantes s´allièrent pour m´obliger à puiser dans mes réserves d´endurance, de discipline et de volonté les plus profondes. Jusque-là, j´avais ignoré que je possédais de telles ressources, mais elles existaient et je les exploitais à fond pour obliger mon corps affaibli à continuer. Je n´avais qu´un désir : avancer. [...] Je gagnerais. Je le savais.» (216)

Finalement, au vingt-cinquième jour elle aperçoit les falaises d´Helena. Encore 14h de marche. Le lendemain, des mesures de longitude / latitude, elle était pile sur le bon chemin.

« Par miracle, je terminai  mon voyage exactement comme je l´avais prévu. J´avais parcouru plus de kilomètres autour du Pôle que toute autre expédition. »(222)

Mais elle voulait  escalader les falaises d´Helena pour atteindre le plateau d´où elle pourrait avoir un merveilleux panorama d´une partie du chemin parcouru. Cependant, ces 150m pourraient bien être les 6000 m d´une montagne, dit-elle. (225)

Helen a fait 580 km en 27 jours d´efforts, dans des conditions impitoyables dont 7 jours de jeûne et de soif.

Qu´est-ce qu´une femme ne peut pas faire ?

Les exploits de ces femmes d´aventure qui sont faits d´endurance et de sensibilité, changent le noyau des représentations sociales sur les femmes, changent l´imaginaire qui les façonne en tant qu´êtres fragiles, dépendants, délicats. Les femmes d´aventure brisent les moules, cassent les bornes, fendent les armures qui empêchent les femmes de s´épanouir. Elles montrent au monde que la volonté, l´entraînement, la détermination sont bien plus forts que les limites qu´on veut imposer aux humains nommés « femmes ».

Ces femmes d´aventure font peur au patriarcat, qui essaie de voiler leurs exploits, les cloisonner dans des anti-chambres de la littérature ou des coulisses du sport, de la découverte, de l´exploit pur, comme celui d´Helen Thayer, qui la place au rang des presque sur-humains. Son expérience l´a transformée  et a aussi changé le regard social qu´on pose sur les femmes.

«  [...] je me rendis compte de plusieurs choses : j´avais eu la force intérieure nécessaire pour aller jusqu´au Pôle. J´avais coexisté en harmonie avec la nature pourtant implacable quelquefois. (226)

Ce mouvement qui négocie les forces intérieures avec l´extérieur qu´il soit social ou naturel fait de l´expérience de cette expédition une continuelle construction de soi : si l´entraînement crée des forces, la volonté les démultiplie. La conquête du Pôle magnétique lançait aussi un défi à soi-même, un accroissement de la connaissance sur ses possibilités et ses atouts.

«  Et bien sûr, il y avait Charlie. Il était là, à côté de moi, sa fourrure ébouriffée par le vent. Le lien qui nous unissait s´était épanoui en amour véritable. [...] Je jetai un dernier regard vers le nord, sur la banquise éblouissante que nous avions traversée, Charlie et moi, pendant tant de jours, et me détournai à regret[...] »(226)

Et elle est rentrée à la maison. Avec Charlie.

 

 

Bibliographie

Thayer, Helen. 1993. Plein Nord. À la conquête du Pôle, seule avec mon chien. Paris : Belfond

de Lauretis, Teresa. 1990. Eccentric subjets: feminist theory and historical consciousness, Feminist Studies 16, n.1 spring, 115/150

 

Web. 2012. http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article13

 

 

 


 

[1] (voir http://www.helenthayer.com/ pour plus de détails)

[2] Elle a fait ce périple avec son mari Bill, 73 ans.