Hétérotopies : de choses et d´autres.

Colloque Foucault 2015

 

«Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. […] Ce texte cite «une certaine encyclopédie chinoise» où il est écrit que «les animaux se divisent en: a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches». »

(foucault, 1966:7)

 

L´extraordinaire et humoristique texte de l´encyclopédie chinoise nous remet à un sens hors de notre cadre d´ intelligibilité.  Ici, l´absence de signification est en soi une signification.

L´absurdité dérange car on sait qu´ il y a là un territoire inexploré . Le défaut de séquence, de trajectoire, de lien entre les objets,        déconcerte car il déstabilise une logique désuète et limitée qui exige, pour  s´expliciter, l´ordre contenu dans les moules de la raison.                      

Mais le cerveau est le lieu du désordre, puisque la création ne vient que de l´ébullition et du croisement des synapses à un rythme hallucinant qui peut donner lieu à des innovations majeures. C´est parfois ce mélange des données, ce bouleversement des hiérarchies, c´est  l´élimination des voûtes hiératiques du connu, ou  l´effacement des lignes tortueuses des vérités qui  crée quelque chose de plus vif, de plus aléatoire dans l´espace infini de l´imaginaire, transmuté en pensée créative.

L´hétérotopie  apparaît dans ce cadre tourmenté de désordre.  C´est une notion hors des sentiers battus de la pensée. On peut la tordre, la plier, la décaper, la bousculer dans tous les sens et elle demeure toujours insolente, incongrue. Où se trouve donc ce lieu sans lieu, cette place déplacée sans se fixer nulle part? Cette catégorie se définit par son in-définition, par le paradoxe qui jaillit dès qu´on essaie d´y classer une idée ou un objet, car les limites ainsi créées font de l´hétérotopie un reflet qui s´évanouit.

Un lieu sans lieu peut être  un courant, donc  l´hétérotopie peut elle être un flux qui se transforme en matière et redevient flux (et dans ce cas,  se trouve-t-on dans le domaine de la physique abstraite ?) Serait-elle matière ou onde? Le quark, matière/onde, est-il une hétérotopie? Le mélange des domaines, le croisement des idées est au cœur de l´hétérotopie.

Mais la question revient : qu´est-ce que l´hétérotopie? Impossible de la définir, car une définition établirait des bordures impensables pour un espace libre. Serait-ce donc un espace libre? Non, puisque c´est un lieu hors de l´espace. Ainsi, l´hétérotopie n´est pas un locus où se trouve quelque chose, car son existence n´est que conjecture. Son espace est donc l´invention. Mais elle a la saveur du paradoxe, le mystère de l´inconnu, la senteur de l´automne.

La notion d´espace et de la créativité  se trouvent ainsi au centre de la question. Que dit Foucault à ce sujet?

Selon lui, le moyen âge a créé l´espace de localisation, de la hiérarchie des lieux, de son binarisme et de l´opposition. Mais déjà au XVII, avec Galilée, l´espace devient infini et en mouvement continu,

«[...] le lieu d'une chose n'était plus qu'un point dans son mouvement, tout comme le repos d'une chose n'était que son mouvement indéfiniment ralenti» (Foucault,web)

De nos jours, par contre, l´emplacement définirait l´espace sur des relations de voisinage, d´intersection d´éléments qu´ on peut décrire «[...]comme des séries, des arbres, des treillis» (idem) .

L´emplacement substitue donc l´infini, la localisation.  Foucault  établit l´emplacement  comme un lieu, lieu  de parole ancrée dans des pratiques discursives définies.( archéo)  Qui parle, d´où , à qui, sur quoi,  c´est la formule classique. (ordre)

Toutefois pour lui, la localisation et son binarisme n´ont pas été encore désacralisées, car les oppositions décident de l´emplacement:  l´espace public et l´espace privé, l´espace de loisir et celui du travail, l´espace de la famille et du social et ainsi de suite. (F. web) J´ajouterai l´espace du masculin et l´espace du féminin, où à l´opposition s´ajoute la hiérarchie.    

 Foucault  cite Bachelard pour indiquer une dimension présente à l´esprit : l´espace fluide et éthéré  de la rêverie, des passions, l´espace d´en haut, celui des cimes, l´espace de l´eau vive,  du mouvement, ou l´espace d´en bas, sombre et rocailleux, tous des espaces dotés de qualités intrinsèques, dont l´espace de la perception du monde et de soi-même.

De cette façon, aux conditions de possibilité d´une deixis discursive – ici et maintenant , d´une pratique discursive donnée - se mêlent les conditions imaginaires de l´espace et des la représentations sociales. 

 Ainsi, à partir de ces notions,  l´hétérotopie est pour Foucault un lieu sans lieu mais ce n´est pas un espace irréel, car elle peut être identifiée dans ses ramifications et ses intersections, dans ses conditions de production et de possibilité.

J´aime cette notion d´hétérotopie car elle peut s´appliquer à plusieurs domaines, objets, circonstances sans rien perdre de son paradoxale potentiel. Comme Foucault a peu développé cette catégorie, nous avons toute la latitude pour l´élaborer, l´administrer, l´examiner, la re-créer. Mais à chaque fois elle s´échappe et nous laisse encore une fois insatisfaites.

La métaphore du miroir avancée par Foucault est celle qui me plaît le plus:

 « Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas.» (Foucaut,web)

L´hétérotopie des corps se pose ici comme une réfraction de la subjectivité metaphore  qui sert à indiquer le changement de trajectoire. Pour l´hétérotopie, il ný a pas de chemin sans déviations ou même um destin calculé.  En effet, l´important est de percevoir comment je me vois et comment  je saisi mon milieu? Mes conditions de production sont-elles intelligibles à ma perception?

Je choisi ici Donna Haraway comme interlocutrice  sur cette question. La vision n´est pas exempte de ses conditions de production et cette auteure, abondant dans ce sens, indique que l´intelligibilité se fait à partir d´un d´un point de vue situé, qui nous permet de soulever la question: comment j´ai appris à percevoir?  

Elle l´exprime  ainsi:

« Vision is always a question of the power to see and perhaps of the violence implicit in our visualizing   practices. With whose blood were my eyes crafted? (Haraway, web)

Pour cette auteure féministe, on n´est pas présent à nous- mêmes de immédiat. Il existe tout un ensemble sémiotique et technologique qui lie la signification au corps. Et dans ce sens, l´identité de soi est un «bad visual system» 585

 Elle voit les technologies comme des manières de vivre, et l´ordre social, comme étant des pratiques de visualisation, c´est à dire, des pratiques discursives qui commandent la direction, l´ampleur, la profondeur du regard. Soit : comment dois-je  voir, de quel place je regarde, que dois-je regarder, avec qui je regarde, qui a plus d´un point de vue, qui devient aveugle, qui interprète le champ visuel? Quels sont les autres pouvoirs sensoriels que je désire dévélopper?

Pour Haraway ces questions montrent que  la perception est biaisée :

«  Moral and political discourse should be the paradigm for rational discourse about the imagery and technologies of vision. » (Haraway, 587 :web)

Foucault considère que l´hétérotopie n´a pas de lieu, mais qu´ elle n´en est pas moins réelle pour cela. Son ancrage matériel, dans des pratiques discursives précises,  lui donne une forme et un fonctionnement. Pour lui, l´hétérotopie abriterait en quelque sorte « la différence », le hors du commun ou hors de la norme, hors du courant des choses. Dans ce sens, Foucault élabore une rapide typologie et des exemples, tout en précisant pour le contemporain, l´existence d´une hétérotopie de la déviation:

 «[...] celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques; ce sont, bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite[...]» (Foucault,web)

Ces exemples ne me satisfont pas. L´hétérotopie ne pourrait pas  abriter la «différence» puisque celle-ci exige un référent pour exister, donc, une définition, des limites, des obstacles, mais aussi l´aspect intégré de ces « déviations » au fonctionnement de la norme. La «différence» est plutôt une contre-hétérotopie, car elle existe non pas pour créer du nouveau, mais pour réaffirmer l´existant, le référent, la hiérarchie, les contours intelligibles de la société et de l´humain.

Foucault ajoute un autre exemple : les maisons closes  qui seraient donc ou un espace d´illusion ou de compensation.

Ici, la question est: l ´illusion pour qui, compensation pour qui?  Les maison closes, dont Foucault regrette la privation, au contraire, créent non pas une illusion, mais un lieu de domination,  de bonhomie et de complaisance, de camaraderie patriarcale, une de plus. Les maisons closes sont partie du réseau qui constitue les fondements du patriarcat, dont la prostitution  est l´une des plus puissantes. Ces lieux bien définis, les maison closes, faisaient et font des femmes les servantes du sexe et de la sexualité  masculine, là où il n´y a aucune possibilité d´hétérotopie.

Dans la typologie de Foucault les maisons closes seraient une hétérotopie de fonction, mais pour un regard féministe, cette fonction est au service du pouvoir patriarcal, car loin de créer du nouveau, elle renforce  ses normes et en est constitutive.  Déviation, différence, compensation, fonction, illusions, ces images dorénavant remplissent la catégorie « hétérotopie », mais l´appauvrissent.

Où est passé l´hétérotopie du non lieu, de la non-définition, de l´absence de limites? Si elle peut exister dans ces exemples, maintes questions se posent: l´hétérotopie est-elle au service du pouvoir? La beauté du paradoxe ici perd sa force de transformation et toute créativité.

Où est donc passée l´hétérotopie que promettait des ailes, au-delà des contraintes et des différences qui ne font que cloisonner et réduire l´humain à son corps et son sexe, ses fonctions?  Où se trouve ce lieu sans lieu où tout est possible, où l´invention est la clef ?

Par contre, Foucault avance d´autres exemples comme le théâtre, le cinéma, qui de la même façon que le miroir, renvoient le regard d´un point irréel vers la réalité qu´ils annoncent. Il l´exprime ainsi:

«À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis[...]»(Foucault, Web)

Ce regard hétérotopique qui peut porter sur soi-même ou sur le social ( le miroir ou le cinéma) mènerait-il à un renversement des pratiques discursives qui les engendre? C´est la brèche qu´ouvre l´hétérotopie pour la dé-localisation de soi, la création des réseaux, des concomitances, des dissemblables, des «monstres» hors de tout lieu intelligible,  puissance de création, tel le cyborg décrit par Donna Haraway,

"[..] a cybernetic organism, a hybrid of machine and organism, a creature of social reality as well as a creature of fiction."(Hraway, web:291)

Parmi ces exemples, je vois également dans la peinture des contours hétérotopiques:  l´analyse que fait Foucault de «las meninas» de Velázquez, montre des regards divers dans la perspective du tableau, réels et irréels- mais il met surtout en évidence le regard majeur qui compose l´œuvre, celui qui est hors du tableau, l´observateur.

Invisible, il n´en est pas moins réel, puisqu´il donne sens et intelligibilité au tableau.

Je perçois également les féminismes comme étant des hétérotopies. Dans la dissemblance et la multiplicité, les féministes se construisent en tant que sujet politique, en même temps que le sujet « femme » se révèle un être flou, fondé socialement, à partir de pratiques discursives diverses.

« Être femme » donc est un produit et sa déstabilisation est nécessaire pour que le biologique, le sexe, le corps féminin ne soient plus des amarres et des limites à l´épanouissement. Féminismes et féministes se confondent car l´un et l´autre se renvoient le reflet d´un miroir où se trouve l´ébauche d´une fiction objectivé e dans les pratiques d´invention et de changement du social.

Donna Haraway considère que :

« The international women´s movements have constructed 'women's experience', as well as uncovered or discovered this crucial collective object. This experience is a fiction and fact of the most imaginative apprehension, of oppression, and so of possibility. The cyborg is a matter of fiction and lived experience that changes what counts as women´s experience in the late twentieth century. This is a struggle over life and death, but the boundary between science fiction and social reality is an optical illusion » (Haraway, web:291)

La catégorie « genre », qui d´ailleurs de nos jour substitue largement celle de féminisme, n´arrive pas à outrepasser le binaire, les organes génitaux en tant que délimitation des identités sexuées, car elle est devenue descriptive et universelle. Le « genre » apparaît comme un nouvel universel, sans pénétrer en profondeur le processus qui crée le binaire, ou même mettre en question l´inexistence des genres sexués dans des pratiques discursives diverses.

Haraway affirme que:

« Gender is a field of structured and structuring difference, in which the tones of extreme localization of the intimately personal and individualized body vibrate in the same field with global high-tensions emissions. Feminist embodiment then, is not about fixed location in a reified body, female or otherwise, but about nodes and fields, inflections and orientation, and responsibility for difference in material-semiotic fields of meaning. » (Haraway,588: web)

C´est ainsi que les féminismes avancent dans la déconstruction des identités quelles que soient leurs racines. L´hétérotopie excède le genre, ainsi que toute prétention d´identité basée sur le corps, le physique, la sexualité.

Il n´y a pas d´hétérotopie – celle qui refuse les limites et les significations données d´avance- quand la matrice d´intelligibilité reste intouchée. Tant qu´il aura une revendication identitaire, basée sur  le  biologique ou la sexualité,  l´hétérotopie restera absente, car la norme est le référent.

La différence ou la diversité dans la pratique sexuelle ne seront jamais des hétérotopies, car elles ne sortent pas du moule du sexe. Foucault a expliqué comment l´importance donnée au sexe et à la sexualité les consacre en tant que moteurs et centres de la vie intelligible. Le corps séxués 0bannissentt l´hétérotopie.

Il n´y a donc pas de cassure de la norme, lorsque l´identité sexuelle s´installe. Que ce soit femme, homme, gay féminin ou masculin, trans, ce qui se dégage de ces catégories est le désir d´insertion dans la norme plus ou moins ample et accueillante. Il n´y a pas un renversement des évidences, ou une modification des moules de la pensée ordonnée par le biologique. Il n´y a pas de pensée fictionnelle au- delà des limites et de l´ancrage du corps sexué.

Donna Haraway estime que :

« We are not immediately present to ourselves. Self-knowledge requires a semiotic-material technology to link meanings and bodies. » Self-identity is a bad visual system. [..] Subjectivity is multidimensional; so, therefore, is vision. The knowing self is partial in all guises, never finished, whole, simply there and original ; it is always constructed and stitched together imperfectly, and therefore able to join with another and to see together without claiming to be another.”  (Haraway,586 :web) 

Foucault considérait que nous sommes «à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. » ( Foucault, wev)

 Nous sommes aussi, selon lui, à l´époque de l´hétérotopie libérée de toute typologie pour donner naissance aux « monstres », aux êtres qui ne font pas de leurs corps et de leurs sexes le centre de leurs existence. Monstres, car inintelligibles, incompréhensibles, irréels dans un monde carré et obtus qui ne voit pas plus loin que son bas-ventre.

Pour Haraway, les féminismes approfondissent la critique de l´espace social genré, pour permettre aux significations disparates, aux voix et aux regards multiples, de se poser comme métaphores du soi et du social.  (HARAWAY, 589 :web)

Féministe je suis donc, femme réelle, mais toutefois un reflet de moi-même, car je ne suis qu´un projet, une invention de moi-même, en un processus continu. Le reflet que je vois dans le miroir c´est un fantôme, puisqu´ il n´existe déjà plus ; mais il est aussi une ébauche de moi, en construction. Je suis ainsi femme, féministe,  une hétérotopie de moi. Locus de création, d´invention, d´un imaginaire qui construit et se mêle à la réalité :  les corps hétérotopiques se dissoudent dans l´imagerie d´un  monde possible sans genres ni référents.

J´aimerais finir avec les mots de Haraway :

“I wish to translate the ideological dimensions of 'facticity' and 'the organic' into a cumbersome entity called a 'material-semiotic actor'. This unwieldy term is intended to portray the object of knowledge as an active, meaning-generating part of apparatus of bodily production without ever implying the immediate presence of such objects or what is the same thing, their final or unique determination of what can count as objective knowledge at a particular historical juncture.[...] Boundaries are drawn by mapping practices; objects do not preexist as such. Objects are boundary projects. […] What boundaries provisionally contain remains generative, productive of meanings and bodies.”  (596,web)

Il vaut mieux, pour briser la vérité du monde et son binarisme, developper des corps hétérotopiques, fluides, libres, ébauches d´une réalité nouvelle.

Utopie ? Non, heterotopie.

 

Références:

Foucault, Michel. (web) ." Architecture, Mouvement, Continuité 5 (1984): 46-49

http://foucault.info/doc/documents/heterotopia/foucault-heterotopia-en-html

Haraway, Donna. (web) https://faculty.washington.edu/pembina/all_articles/Haraway1988.pdf