Ces femmes d´aventure : Ella Maillart

 

Je suis une amoureuse d´Ella Maillart. L´ aventure m´a toujours attirée, ce qui m´a valu une vie de voyages, mais hélas ! pas d´aventures extrêmes.

Ella, par contre, était de tous les exploits, elle aimait le ski, le large, les bateaux, le travail forcené de la navigation à voile, les horizons sans limites, une vie sans la contrainte des habitudes et du metro / boulot/ dodo.

Ella n´est pas une femme d´exception, car que ce soit dans un passé récent ou reculé il y a toujoiurs eu des femmes prêtes pour l´aventure, le risque, la découverte, les exploits extrêmes qui exigent  du corps toutes ses forces et ses capacités. On  les découvre petit à petit.

 Si l´on commence par le début, Ella était skieuse, et s´est entraînée à la voile sur le lac Leman avec sa copine Miette, des années durant. À 19 ans, elle fonde  un club de hockey sur gazon, devient championne de ski et barre pour la Suisse aux régates olympiques de 1924. Seule femme de la compétition.

Pour échapper au conformisme rangé de la Suisse, elle part gagner sa vie, qu´elle ne gagne, d´ailleurs, jamais bien ! Elle donne des cours de français en Angleterre dans un lycée de jeunes filles – pas tout à fait dans son idée de liberté ! Mais la mer et les ports sont toujours proches et Ella décroche vite un emploi de matelot, ayant déjà son brevet de navigation en poche. D´abord mousse, ou cuistot , ensuite matelot et après Second sur plusieurs bateaux, elle croise la Manche de haut en large et fait les difficiles canaux des Pays Bas.

Ella sait tout faire sur un bateau et éveille l´admiration des mariin les plus endurcis. En tant que second, elle commande l´équipage, dirige les manœuvres, engage et licencie les hommes. Apparemment le fait d´être une femme n´a pas posé de problèmes puisqu´elle même a été engagée sur les bateaux. Dans les années 1920 la misogynie était peut-être moins acerbe qu´on ne le croit

.

Mais avant ça, en 1925, elle avait eu l´avant goût du rêve : cinq jeunes filles d´à peine 20 ans s´embarquent sur le Bonita,  vieux yawl à voile, qui les mènera de Marseille à Athènes. Cette équipé ancre le désir d´Ella Maillart de mener sa vie sur la les flots, entre profondeur et horizon.  [1]

« Je ne relaterai pas ici ce que fut cette croisière sur la Bonita. Les mots sont impuissants à décrire certaines émotions [[[[[[...] Je me refuse à emprisonner nos actes dans le moule rigide des phrases : je veux que vivent toujours en moi telle journée magnifiée par l´éclat de ma jeunesse, telle autre fertilisée par le grain d´où germerai mon avenir » (VM, 119)

Peu importe les horaires impossibles pour la conduite d´un bateau, peu importe la fatigue de longues périodes de quart de barre, il y a le vent, le souffle de la mer, le roulis du bateau, la lutte contre la dérive et les tempêtes. C´est ça la vie, c´est ça la jeunesse d´Ella, le désir d´aller au delà des ports connus, de la navigation de cabotage ; elle aspire au îles du Pacifique, à la haute mer qui garde jalousement ses mystères et explose en dangers qu´il faut vaincre.   

Le goût de l´aventure l´étreint,  la rend fiévreuse, impatiente, lui ouvre tous les portails  d´une rêverie qui ne  cherche  que son accomplissement :

« [...] c´était l´exaltation des préparatifs à une nouvelle expédition quand, agenouillées devant les cartes marines, vous vous laissez griser par les horizons infinis qui s´ouvrent à vous.[...]ensuite [...] l´action, avec sa succession de soucis, de mal de mer, de plaisir intense [...]de fierté à la barre d´un bon bateau, lorsque vous vous sentez aussi innocent que l´enfant qui vient de naître et en parfaite communion avec le vent divin » (VM,329)

 

l´aventure historique

En effet, ces femmes d´aventure  ont accompli des prouesses au delà de la possibilité de la grande  majorité des hommes ; en plus, ce n´était pas le fait d´une femme d´exception, mais  d´une infinité de femmes qui ne s´accordaient pas au moule de la « véritable femme » assujettie aux stéréotypes et à la domination du masculin. Ce n´est même pas une question de résistance, car ce partage des tâches entre masculin et féminin ne se  posait même pas.  Ella écrit, lorsqu´elle cherchait à se faire engager comme matelot :

« Á la relecture de cette lettre, je découvre que rien n´y laisse à deviner que je suis une fille, mais je demeure persuadée que la chose en soi est sans importance, tant il est vrai que tous les marins se ressemblent et que je suis marin d´abord et avant tout. » (VM,37-37)

Les narratives historiques, ainsi qu´un immense pan de la littérature insistent  à nous faire croire à un seul profil pour toutes les femmes, tout au long de l´histoire de l´humanité : la fragile créature mal dotée de cerveau et raisonnement, incapable de créer, d´écrire, de produire , d´agir et de penser. Seule justifie son existence sa capacité de reproduction, mais uniquement en tant que vase dépositaire d´une semence masculine.

À partir de ces images affirmées inlassablement par les discours sociaux et « scientifiques » les femmes ont été mises au rancart de l´histoire, de l´art, des découvertes, des exploits. Empêchées d´agir et de créer, on les qualifiaient ensuite d´incapables. Répétée et soulignée à la nausée, une image unique des femmes a été érigée en vérité et ainsi l´infinie diversité de l´humain fut rasée : reste l´inébranlable « nature » des sexes, table rase de la profusion et de la diversité des formations sociales au long des millénaires.

Nous avons donc ainsi deux perspectives : 1- les femmes sont effacées de l´histoire politique, économique, artistique, sociale ; 2- l´image de « la femme » incapable et soumise  s´installe dans l´imaginaire social de telle manière que la pensée même des femmes actives, sujets politiques, sujets de leur destin et de leur action devient impossible. Mythiques, les Amazones ? Leur existence ferait s´écrouler un édifice laborieusement construit sur la « naturelle différence des sexes ». De la même manière l´éclat de ces femmes d´aventure risquait de faire pâlir les exploits des hommes, donc, on les efface. La peur masculine de la concurrence restreint les actions et donc les possibilités pour les femmes de montrer leurs capacités. Pourquoi les sports sont systématiquement divisés par sexe ? C´est uniquement par la peur de se faire battre.

On voit que toute formation sociale est construite par les représentations qu´elle même engendre. Analyser une société à partir de la catégorie « genre » sans ausculter les valeurs et les représentations qui en font partie, pose problème. En fait, sans une approche critique, le « genre » appelle au retour de la « nature » des sexes, puisque reprend l´hiérarchie et la domination masculine au départ.

En tant qu´historienne je propose  de tenir compte des genres, mais au delà des généralités, car, en regardant de plus près, on découvre dans l´histoire des trésors de possibilités et d´arrangements sociaux qui n´enferment pas nécessairement les individus dans les carcans des indentés sexués/ sexuelles.

La période d´entre guerres – les années folles -  a été faste pour les femmes qui rêvaient d´indépendance et de liberté. C´est ainsi que dans les récits d´Ella on retrouve maintes exploratrices qui voyagent seules , dans des contrés les plus isolées.

 D´autres femmes, telle que   Virginie Hériot se font connaître par leurs exploits en navigation.  En août, à Amsterdam, à bord du yacht Aile VI, Virginie remporte la médaille d'or des Jeux Olympiques et en 1929 Aile VI, Virginie reprend  la Coupe de France aux anglais. Elle remporte aussi la coupe d'Italie, et la coupe du Roi d'Espagne. ; elle compte plus 130 victoires dans des compétitions internationales.

Ella Maillart l´a décrit comme ça, lors d´une visite faite par Virginie sur le bateau dans lequel elle naviguait :

«  Je la vois encore, sa silhouette se découpant nettement contre les boiseries de notre cabine, un turban blanc et bleu marine noué autour  sa petite tête. Ses cils soulignés de mascara encadraient d´immenses yeux gris, de la même couleur que ses cheveux.[...] Elle étai si menue et fragile[...] Mais c´était  cette même femme  qui avait tout abandonné  pour vivre l´année entière à bord de sa goélette...] »(VM, 334)

C´était une femme passionnante, à qui son époque a rendu hommage, car elle a même reçu la  Légion d´honneur.  Mais ses  exploits restent dans les oubliettes de l´histoire car, selon les préjugés habituels, les femmes seraient incapables de naviguer,  de se risquer dans des aventures d´exploration sur terre ou mer à cause de leur « nature ». Ces mêmes préjugés, lorsqu´ils ils président la production de la connaissance historique nous fait lire que la division du travail et la hiérarchie entre les sexes a été la même de tout temps. Le littérature, ici, nous rend la mémoire social des exploits des femmes, effacée par les narratives historiques.

désir d´infini

Dans son livre « la vagabonde de mers » Ella explose de vitalité et de joie de vivre. Elle exprime son désir de changement, de bouger, de découvrir, et la croisière sur la Bonita, affaire de filles, reste pour elle un « [...] pan de mon passé, je me sens incapable de l´évoquer en gardant la tête froide » (idem)

L´aventure caresse ses mots, le futur est à la porté de la main, et surtout, la liberté de décider de sa vie, de ses directions, de ses arrêts,  hisser les voiles, mouiller l´ancre dans tel port, c´est le langage de la mer, mais c´est aussi la métaphore de toute une vie.

«  à la différence des excursions d´un été, cette croisière n´avait rien d´une fin en soi. Nous voyons en elle le prélude à toute une existence de plénitude et de limpidité.» (idem)

Toutefois, elle ressent de l´inquiétude face à un avenir qui ne s´annonce  pas très brillant car elle n´a pas fini ses études et ne s´intéresse pas aux affaires de la famille. Que faire ? Dans tous ses livres il y a ces interrogations, ces doutes, qui ne l´empêchent cependant en rien de poursuivre son désir d´aventure.

Ella est un être toujours en construction et son écriture, en fait, c´est une écriture de soi. En écrivant, elle se pose et crée un sujet en mouvance, et en fait une cartographie. Ce sujet qui se dit n´est pas le même qu´il a été, partout ou dans toutes les circonstances. La mémoire, lorsqu´ Ella écrit ses livres actualise les images qu´elle avait de soi même et de son parcours en tant que sujet d´action.

Dans sa vie et dans son écriture,  Ella matérialise la notion du sujet nomade : celui qui a été , qui n´est plus, et qui ne sera qu´un moment du présent vite devenu passé. Un sujet imprenable car l´ailleurs est sa construction permanente. Le but de la recherche de soi est en elle même. On verra sa quête prendre une place centrale dans sa vie lorsqu´Ella s´installe en Inde pendant 5 ans pour accompagner l´enseignement d´un Sage, dont elle tire son  cheminement singulier. Ella raconte cette étape de sa vie dans son livre Ti-Puss.

Avec ses doutes et ses hésitations elle va de l´avant, seule ou avec des compagnons / groupes de fortune pour réaliser ses voyages et ses rêves de liberté, d´horizon sans limites, d´indépendance. Ella est un sujet nomade à se refaire à tout instant, et même son point d´attache, le ski, n´est que course, vent, descente, montée, chute, avalanche, c´est son image. Elle dit :

« Si je n´ai jusqu´ici , dans ma vie, jamais rien fait d´une façon suivie, je crois bien qu´il faut en accuse le ski. Aussitôt l´hiver venu, le souvenir des skis lancés sur la neige fraîche me remplissait d´un désir si lancinant qu, où que je fusse [...] j ´interrompais ce que je faisais, ou je cessais de me tracasser au sujet de ce qu  j´aurais dû faire et je filais vers les hauteurs » (CC, 135)

Il n´y a de stabilité que dans la mouvance.

Toujours à court d´argent, Ella voyage de façon la moins coûteuse, en troisième classe, dormant à l´abri des gares quand il faut attendre parfois de journées entières la possible et éventuelle arrivée d´un train. Peu importe :

« La chaleur, les punaises qui sortaient des banquette de bois, les mendiants affamés qui assiégeaient le train à chaque arrêt étaient odieux ; mais rien n´arrivait à doucher ma joie : j´avais laissé Moscou loin derrière moi et à portée de la main se montrait la steppe sous son aspect rude de terre nue. »(CC,79)

Il n´y a pas , pour Ella, des limites identitaires tels que sa nationalité, son genre, sa condition sociale, sa langue, elle fonce lorsqu´une brèche s´ouvre à la réalisation de son désir d´aventure, de connaissance, de diversité. Que ce soit dans les montagnes ou steppes asiatiques, que ce soit dans les ashram indiens, son cheminement est orienté par la mouvance,  l´aspiration d´aller plus loin, plus haut, malgré les peines et l´inconfort.

«  Mais j´aime mieux mourir que de prendre au retour  le chemin que j´ai pris à l´aller ce qui veut dire. `En avant !´ » (CC, 124)

Berlin, Moscou , Ella en veut toujours plus : elle parcourt le Caucase en 1930  dont le récit est fait dans un petit livre : son succès lui assure une somme d´argent suffisante pour repartir en Asie.

En 1932,   Ella parcourt le  Turkestan russe , pendant plus de  six mois.

« La première nuit que je passe sur la terra aride d´Asie est inoubliable : enfin mon regard rencontre le dôme ininterrompu du cieL. ; enfin, le vent qui souffle est semblable à un élément puissant et primordial, et balaie, dans sa course, tout un continent : mon être est pénétré par cette sensation nouvelle d´immensité. » (CC,80)

Dans les livres d´Ella, tout y est : les péripéties, les dangers, les détails, les types physiques rencontrés,  les peurs, les peines et surtout, l´enchantement. Pour Ella, le voyage est une vie vécue entièrement, car pour elle il n´y a que le présent, la destination est dans la possibilité de l´avenir, l´arrivée est, en fait, à regretter. Pour les amoureux du voyage c´est ça, c´est le déplacement , la diversité, l´imprévu qui comptent. Le reste, on verra bien.

En 1934, elle se rend en Mandchourie et raconte dans son livre  Oasis interdites l équipée  qui l´amène de Pékin à Srinagar, en Inde, en 1935 . Pendant sept mois elle va parcourir  une distance de  6000 km. Si de nos jours cette traversée serait du moins compliquée, on ne peut que saluer le courage de cette femme intrépide : à pied, à cheval, à chameau, en train, Ella s´en va par monts et par vaux, toujours poussée par le désir de la connaissance et de la diversité.

En 1937 elle traverse la Turquie, l'Iran l'Afghanistan pour arriver en l'Inde, puis en 1939, elle part dans une Ford, de Genève à Kaboul, avec Annemarie Schwarzenbach . De 1940 à 1945, elle passe cinq ans dans le sud de l´Inde, période où elle s´initie à la méditation, sans abandonner les voyages, les promenades, les séjours en montagne.

 Elle a toujours la tendance à minimiser ses exploits, à dire que dans ses voyages il ne se passait rien.

Sa traversée de l´Asie est ponctuée par les guerres sino-japonaises, dont l´invasion de la Mandchourie[2] ,  les rébellions contre la collectivisation communiste , « Où qu´on aille, partout la guerre imminente... »(OI,32) Les routes sont souvent fermées à cause des épidémies de peste, de choléra, des bandits, de la neige, les tracas administratifs pour avoir des visas, les barrages militaires des routes, etc.

«  [...] je n´ai pas de visa et je sais que si j´entrais actuellement au Sin-Diang je serais immédiatement  mise en prison, comme suspect. Quand je me suis renseigné à Moscou  au sujet de ce visa, on m´a répondu qu´il faudrait attendre la réponse au moins six mois » (CC,104)

Mais elle ira quand même !

 Il fallait parfois changer les itinéraires et les plans, suivants les révoltes, les barrages, les conditions de piste :

« La piste principale du Tsaidam à l´oasis de Cherchen conduisait à un poste frontière fortement gardé et de longs mois s´étaient écroulés sans que personne eût passé par là. Mais si nous suivions un chemin dérouté à travers le Tibet septentrional, nous aurions plus de chances d´entrer au Sin-Diang, sans être arrêtés. Pour cela, il faudrait voyager à une altitude de cinq mille mètres en passant par des vallées désertes où l´eau était rare et où nous pouvions marcher deux ou trois semaines de suite sans rencontrer âme qui vive » (CC, 185)

Elle a la soif de l´inconnu, l´envie d´aller là où le sol n´a pas été encore foulé : »

« Devant nous il y a des milliers de kilomètres à parcourir, des mois heureux de voyage et de découverte. Que ne donnerais-je pas pour pénétrer dans l´inconnu ! (CC, 104)

Ella a été une grande ethnographe, car dans son « vagabondage »a livré en Europe plus de 16 000 photographies, dont les négatifs ont été déposés au Musée de l´Elysée, à Lausanne.[3] D´abord avec une vieille boite, après avec une Leica , reçu en cadeau, qui lui a permis de faire les plus belles photos. Elle a fait connaître, par ses livres la vie des nomades  , leurs comportements, les relations entre les sexes, les coutumes, leur vie quotidienne, les ustensiles, l´alimentation, les loisirs, leur habitat.

Elle raconte aussi l´histoire des colonisations répétées, des guerres, des mohameds contre les mohameds, les sultans contre les émirs, les soviets, chinois, Dounganes, mongols, japonais, anglais, je te mélange tout ça dans des luttes et invasions sans fin.

À l´époque ( les années 1930) on ne connaissait  presque  rien sur ces régions et leurs peuples. Dans ces immenses contrées, les occidentaux sont rares. Elle joint les caravanes qui se déplacent et la plupart du temps  est parmi les indigènes : elle vit leur vie, mange leur nourriture, dort sur des paillasses comme eux, subit les attaques des poux et de puces. Comme eux. Dans la pauvreté, avec presque rien comme bagage, comme confort. Sans parler leur langue, avec des interprètes de fortune. Mais heureuse.

«  Alors, nous nous mîmes en marche vers les grandes solitudes de l´Asie.[...] Libérée  des entraves créées par les hommes, la vie que j´aime s´ouvrait devant moi : je savais que aucune journée ne serait la répétition de la précédente et que de chacune je pourrais atteindre du nouveau.(CC,  180-181)

 

 

Le Sinkiang- Turkstan chinois

« Janvier 1935.Pékin, un grand vent d´ouest qui pousse devant lui un mur opaque de sable jaune »

 

C´est ainsi qu´Ella commence son récit sur la traversée « d´une femme à travers  l´Asie Centrale » comme elle tient à souligner dans le titre d´Oasis Interdites. Cette fois elle ne voyage pas seule, elle est accompagnée de Peter Fleming, journaliste anglais, mais elle aurait préférée être seule, disposant de son temps à son propre gré. Ella se prépare pour un long périple dans des régions où quelques européens sont disparus, d´autres emprisonnés, d´autres encore tués.(OI, 17-19) « [...] ... Plus rien ne m´importait : tout en moi se tournait vers l´Asie centrale »,(OI,20) affirma-t-elle.

«  Nous allons donc entrer dans une partie du pays où personne n´a la permission  de vivre, excepté quelques chasseurs qui ont des permis spéciaux.[...] ( CC, 102)

Les habits, les types physiques, tout l´enchante ; même le voyage dans un camion bondé, agrippée en haut sur les bagages, secouée et poussée ne l´incommode outre mesure. Elle est en Asie ! Le voyage en camion, qui dure une semaine est du moins pittoresque :

« [...] nous sommes une vingtaine cramponnés au sommet de nos bagages, accrochés par les mains, par les talons pour résister à la poussée de nos voisins, eux-mêmes sur le point de glisser, torturés par leurs crampes... »(OI,48)

Pour les nuits, lorsque les camions s´arrêtaient, Ella  commente  que :

« Nous autres n´avions que nos sacs de couchage, que nous déroulions sur le k´ang, plate-forme surélevée en terre battue qui forme le seul aménagement des maisons chinoises et qu´on peut chauffer par en dessous » (OI, 44)

Sur leur chemin, Ella est bouleversée devant le sort et la douleur des femmes chinoises qu´elle rencontre, aux pieds mutilés par des bandages. Depuis l´enfance, on leur cassent les os des pieds pour les courber et les transformer en des espèces de sabots de cheval. C´était beau, paraît-il !

«  La vue de leurs pieds mutilés, comme des moignons pointus, qui frappent le sol avec un bruit sourd, me serre le cœur ; quand elles marchent, leur genou semble dépourvu d´articulation : grotesque imitation de ballerines faisant des pointes. »(OI, 35)

Pendant mille ans les hommes ont exigé la petitesse des pieds pour qu´une femme soit valable sur le marché du mariage. L´excision dans les pays africains ou musulmans mutile encore sauvagement le sexe des petites filles pour les mêmes raisons. Ce sont des pratiques utilisées pour  mater les femmes, pour les empêcher de bouger,  de s´enfuir, de se révolter, et pour prévenir  une sexualité libre.

«  Que des fois, au bord de la route, je vis une mère resserrant des bandelettes sales autour du pied de sa fillette, pauvre chose résignée. Les enfants, pitoyables, sérieux avant l´âge, sont exploités sitôt que leurs jambes sont solides : en voici quatre qui manient une charrue primitive sous les yeux d´un homme qui flâne[...] ; à ses pieds, dans la p uissière, une mère et une chienne, également humaines, également aminales, allaitent leur progéniture » (OI, 57)

Toutes ces pratiques (ainsi que l´exigence de virginité, le port du voile, l´interdiction de la contraception)  qui sont incitées notamment par les religions n´ont qu´un but : mieux assurer l´appropriation  du corps et du travail des femmes.

En Chine, malgré l´essor économique actuel et un demi siècle de révolution communiste, le choix de fœtus masculins dans le cadre de la politique de l´enfant unique, a créé un manque de plus de 100 millions des femmes pour l´équilibre de la population. Elles sont donc. de nos jours,  objet d´échange, et surtout de vente, pour satisfaire les hommes esseulés. Dans les grandes villes les femmes cultivées, avec un emploi, doivent gagner moins et être plus petites que leurs prétendants. Dans le cas contraire, resteront des vielles filles. [4]

C´est le patriarcat toujours en action, qui pour mieux s´emparer des femmes, d´abord les méprisent en tant qu´êtres à naître  et ensuite les infériorisent et soumettent aux besoins des hommes. C´est cette  logique qu´il faut  détruire !

le quotidien

Ella nous apprend également la situation instable de la population des villes par  où elle passe:

«La situation est grave : il y a peu de jours, la ville a failli tomber aux mains des communistes. On est sans nouvelles de deux couples missionnaires qui vivent dans la zone de front et on ne peut rien pour eux.... [...] il y a quelques années[...] dans les champs derrière notre maison, les cadavres s´étaient amoncelés, rendant les lieux inhabitables. Au cours de siège, des centaines de morts avaient été mangés par les affamés chaque jour.(OI,38) 

Ella décrit la vie quotidienne de quelques peuplades, dont les paysans de Honan et de Sensi, qui habitent des cavernes ravagées par les éboulements de terre lors de pluies.  Ella décrit très bien le paysage :

« Cette terre impalpable  donne son caractère le plus marquant au paysage chinois. Elle coule sous l´averse, elle fuit même entre les mailles des paniers dans lesquels les paysans la rapportent. La notion même d´un roc, d´un caillou, semble ici appartenir à une autre planète. «  (OI,46)

Les étrangers sont soupçonnés de espionnage et les autorités posent toujours de problèmes pour la continuation de leur voyage. Au delà du fait d´avoir des passeports, de lettres de présentation, il faut des pourparler, des négociations, et surtout de l´attente, d´une durée imprévisible. L´attente fait partie du voyage en Asie.

Le désert est monotone, chaud et froid s´alternent , on voit quelques ânes sauvages, parfois quelques caravanes ou groupes isolés des mongols. Toutefois, le désert est un appel, un but en soi, une récompense des efforts et des désagréments inhérents à tout voyage.

« Les montagnes du sud ont disparu derrière un voile de poussière et, comme de la dunette d´un paquebot, je vois le cercle complet de l´horizon. Dans ce désert immense, sous ce ciel vibrant, il semble que l´âme se concentre, et pendant un instant avec force, je me sens loin de tout, séparée de tout ce que je sais, et comme arrivée au bout de moi-même » (OI,120)

Les rencontres ne sont pas toujours heureuses car la cruauté des hommes, les plaisir qu´ils sentent de tuer, de faire souffrir soit les femmes,  soit les animaux ou d´autres hommes est une constante partout. Ella décrit la sauvagerie de la mise à mort d´un petit âne :

«  Nous les suivons et rejoignons un groupe qui s´est formé autour d´un koulane dont la patte a été cassé par un vieux Doungane misanthrope[...] La pauvre bête, son sabot pendant au bout d´un morceau de peau, est encore cravachée par la cruauté inutile des hommes qui la retiennent par un licol , et après quelques pas sur son moignon, elle fini par tomber. En vain de ses yeux exorbités, la victime semble chercher une aide.[...] Enfin, un large coup de couteau entaille sa gorge[...] Pour étouffer les convulsions, les hommes s´assoient sur la victime, qui expire enfin, les jambes soudain raidies. » (OI,111)

Si l´on a besoin de tuer pour manger, pourquoi le faire de façon si odieuse, pourquoi ce besoin de voire la souffrance, de la goûter , de sentir la douleur de l´autre ? C´est sûrement ce besoin insensé de pouvoir, de se sentir puissant  lorsqu´on donne la mort ou décide de la vie d´autrui  – humains ou animaux. Voire le nazisme et toutes les dictatures semblables, les viols en tant qu´ armes de guerre, voir les abattoirs, les chaînes industrielles de mise à mort des animaux, les élevages en batterie, la tuerie des baleines et dauphins  et tutti quanti. Sans parler de la cruauté pure et simple envers les animaux domestiques.  La nouveauté du voyage n´entraîne pas nécessairement du nouveau sur les hommes.

          Ella  aime à la fois la solitude et les gens et savoure chaque instant de  son voyage -  les odeurs, les gestes devenus habituels, les haltes, le feu aux crottins, les délices du thé bouillant, le silence et le vent.

« J´aime  cette vie primitive où je retrouve la faim qui transforme en joie solide chaque morceau mis sous la dent, la saine fatigue, qui fait du sommeil une volupté incomparable, et le désir d´avancer que chaque pas réalise » (OI,100) «  Vers minuit enfin, nous nous endormons, pour une fois sans tente entre nos yeux et les étoiles qui, dans l´air sec des hauts plateaux, semblent ruisseler sur le ciel » (OI,116)

Le périple d´Ella Maillart nous promène des vallées magnifiques aux déserts le plus rudes, des solitudes des montagnes aux dangers des frontières. En arrivant au Sinkiang, sorti à peine de la guerre, il y a le danger de l´arrestation arbitraire (OI, 187) Ils se croient même arrêtés, lorsque on confisque leur passeport et l´attente de la suite est pire que le dénouement de leur situation : ils sont délivrés ! Nous, on est rassurées !

         Pour arriver là, cependant, que de fatigues !

« Nous sommes au bord de l´immense Takla Makane, la mer de sable qui, sur plus de huit cents kilomètres, forme le Turkestan oriental.[...] Dans ce désert absolu, la chaleur nous accable autant que la différence d´altitude.[...] Repartis à six heures du soir, nous suivons bientôt la piste à la clarté des étoiles. Il faut aller à pied pour épargner les bêtes... Fatigue intense....Une fois encore, il ne s´agit plus que de durer, de tuer une heure et puis une encore. Peu après minuit, nous nous couchons sur la terre, réconforté quelque peu par un quart d´eau saumâtre coupée de cognac. »(OI,186)

 

Mais le voyage est fait aussi de rires, de joie, de chants, des rencontres heureuses avec des gens charmants. Qu´est-ce la fatigue devant les horizons, l´aventure de tous les jours, les découvertes ? Même les dangers donnent du piment aux déplacements, l´adrénaline qui monte, qu´est-ce qui va arriver ? L´aventure c´est le vécu de la suite des événements, le roman en chapitres, le souffle coupé tant de fois devant l´incertitude des chemins : pourrais-je continuer ? pourrais-je affronter les gardes frontières, les bandits, la soif, l´épuisement ? Et les chutes du cheval ? Ella et Peter sont tombés plusieurs fois, sans grand mal , mais c´était de la chance : casser un bras, une jambe, la hanche, et c´en est fini du voyage. L´aventure c´est le doute !

Et il y a aussi les courbatures, le corps qui se rebelle d´être aussi malmené :

« Si je suis de nouveau à cheval, c´est qu´un jour de petit trot sur mon âne, et sans doute aussi la chère grasse de Tchertchen ont provoqué chez moi un rhumatisme dorsal tel que, pendant plusieurs semaines, le moindre mouvement me vaudra une douleur aiguë. » (OI,200)

Ella arrivera-t-elle aux Indes, leur but ultime de ce long voyage ? Qui lira son livre, le saura.

Le Turkestan russe, qui Ella sillonne en 1932 est aussi une longue et passionnante épopée : elle part de Moscou aux Monts Célestes en Kirghisie, en passant par le désert des sables rouges, dans l´Ouzbékistan. Toujours avec les moyens de bord, à cheval, en chameau. Les détails savoureux, les  routes douteuses, c´est encore de la découverte, d´autres peuplades, d´autres coutumes, un défi et un régal. L´aventure , c´est Ella. À lire, définitivement !

Dans le contrées dominées par les musulmans, cependant, Ella observa aussi la situation des femmes qui travaillaient du matin au soir, mangeaient en dernier, (CC,90) étaient voilées et considérées comme des animaux à être troqués ou vendus.(CC,190) Leur situation dans plusieurs des pays qu´elle a sillonné n´a d´ailleurs pas changé, grâce à l´islamisme et aux traditions musulmanes.

 

Ti-Puss, mon amour

«  Son état civil : Madame Minou Wildhusband née Ti-Puss.[...] Jamais je ne tente de convaincre quiconque que Ti-Puss, quintessence de l´âme féline, allie, dans ses humeurs les plus diverses, l´intensité à la beauté et à la souplesse »(TP, 11)

Ella commence son livre comme ça.  Ti-Puss incarne, pour elle, « la plénitude du moment présent »

Ti-puss est un livre pour les amoureux des chats et pour les amoureux d´Ella. Ti-Puss (Ella fait un jeu de mots entre l´anglais – pussy, diminutif de chat- et puce, mot tendre en français, ) est une bébé chatte  qu´Ella a adopté, en Inde,  et qui l´enchante. Et m´enchante aussi. C´est mon livre préféré .

Ti-Puss est toute en mouvance, en changement et en caractère. Elle n´appartient à personne et Ella en est bien consciente.

«  Je déplorai la fin de sa jeunesse innocente et toujours étonnée, pendant laquelle elle avait été mienne, où je pouvais lire ses pensées et où ma toute-puissance l´avait impressionnée. Maintenant, impénétrable, elle a son monde à elle, le vrai monde des chats, fermé à ma compréhension. C´est moi qui, désormais, appartiendrais à ma chatte et serais à sa merci quand elle condescendrait à rester avec moi » (TP,110)

Tandis que dans ces autres livres elle raconte son interaction avec l´extérieur, dans celui-ci c´est un voyage intérieur qu´Ella nous livre. Le sujet nomade qui se trouve dans la dispersion est ici présent sous forme d´une quête consciente de la perte de soi. Ti-Puss est au centre de ses méditations :

« Entre autres exercices spirituels, je me sers de la chatte comme rappel[...]Ce mouvement intérieur n´a rien de machinal, il varie de jour en jour et m´entraîne souvent au-delà de la pensée, puis suit cette méditation : `Je sens ta chaleur et j´entends ton ronron, je te vois comme tu me vois et je savoure la paix, seulement parce que le pouvoir de la Conscience illumine ces expériences[...] Sans l´intermédiaire du langage, elle nous accorde la possibilité de communiquer . Au sanctuaire de notre cœur, la conscience pure, infinie, immuable en dehors de laquelle il n´est rien ´m » (TP,163. 

Quand Ella adopte sa petite chatte, elle fréquente l´ashram d´un sage, à la recherche d´une tranquillité, d´un apaisement, d´une spiritualité, après ses voyages en Asie et après avoir vécu deux ans seule  dans un village indien. On ne sait rien sur cette période, Ella ne se livre pas aussi facilement, nous avons seulement quelques bribes ici et là.

Elle  s´installe dans une petite chambre et entame une routine journalière entre chez elle et l´ashram.

« Je passe mes journées à l´ashram et partage le repas de midi avec le Sage. J´y prends aussi chaque jour une douche. Lorsque je rentre le soir, j´aime l´accueil impatient de Ti-Puss, miaulant derrière la porte , et son ronron dès que je la caresse. » (TP,16)

Pendant tous ces périples dans les déserts asiatiques, Ella ne s´est jamais plaint de la chaleur comme elle le fait ici. En Inde la chaleur est vraiment incroyable, je le sais, je l´ai moi même expérimentée, une chaleur de 400  la nuit. Les gens mettent leur lit dans les rues pour avoir un semblant de fraîcheur, on s´enveloppe dans des draps mouillés, qui sèchent aussitôt.  

«  La chaleur augmente et l´on suffoque parce que, instinctivement, l´on hésite à inspirer  un air dont la température est deux fois  plus élevée que celle de son propre corps. La poussière devient fléau à l´heure où le soleil blême se couche dans un tourbillon de feuilles mortes. (TP,28)La nuit, épuisée par la chaleur, couchée de manière à être dissimulée par le bord de la terrasse, je m´inonde avec une éponge [...] »(TP,30)

La littérature de voyage, à mon avis, dévoile plus que toute autre son auteure. Il n´y a pas à chercher sous les personnages ou à travers leurs émotions la présence de l´auteure. Ella est dans son récit, son mal de dos, sa fatigue, ses joies, elle se donne un petit peu à connaître,  je suis happée par sa narrative et par son personnage à elle

« La chatte semble approuver en me léchant délicatement la joue, tandis qu´une vague d´amour roule sur mon cœur, et la manière dont elle pousse son museau sous mon bras me dit que je ne sui pas seule et que l´aliénation n´existe pas. Je la cajole en me demandant jusqu´{a quel point nous nous comprenons et si une amitié exceptionnelle grandirait entre nous.  Pare ce que son ronron exprime instinctivement la félicité qui venait de m´être révélée, je pleurai. »(TP,51) .

 Je sens comme si on était si proches,  je voyage avec Ella. Ses livres sont un itinéraire de plaisir et de découverte, je suis affligée avec elle par  la barbarie envers les femmes et les animaux, mais je goûte aussi le vent du désert, l´ivresse des montagnes, les embruns de la mer, les chevauchés vers un horizon sans fin. Et je souffre avec Ella de la chaleur, de sa peur de perdre sa petite chatte craintive et/ ou sauvage, lors de  leurs déplacements, dans les trains bondés, dans les autobus bourrés.

En Inde les européens sont nombreux et  ont une vie à part, surtout les anglais,  dans les années 1940. Ella , toutefois, vit avec les indiens, comme à son habitude, habite une petite chambre (avec terrasse, svp ») mange leur nourriture, voyage encore en troisième classe. Son mobilier est composé de deux caisses pour faire une table , son sac de couchage et une chaise longue, cadeau de quelqu´un. Plus son inséparable réchaud. Sa petite chatte vient égayer sa vie, la peupler, lui tenir compagnie. C´est l´autre, de son dialogue intérieur.

«  Par compassion envers moi-même, je désire avoir un animal à choyer. Je suis venue à Tiruvannanmalai afin de vivre près d´un Maître incarnant la sagesse hindoue [...] je me trouve, trébuchant,, de but en vlanc, dans l´aride silence du Vedanta, qui , à la fin des Vedas, propose l´essence de la connaissance hindoue[...] Un penchant sentimental me pousse à souhaiter, en récompense, un jouet vivant à caresser quand je voudrais fuir la réalité. J´ai besoin de sourire à nouveau » (TP, 13)

Ella en fait est une étrangère dans un pays étranger, dont elle ne parle pas la langue, mais elle est étrangère aussi parmi les européens, guindés dans leur habits inappropriés à la chaleur, qui la regardent de travers. Elle en est consciente. Et cela ne la dérange pas.

«  Ti-Puss, ces  Occidentaux me paraissent étranges et étrangers. Les Indiens aussi Nous sommes bien seules toutes les deux et je suis heureuse e t´avoir... » (TP, 40)

 À la vision d´un parc et un lac à l´anglaise, elle commente :

« Aucun de ces privilégiés inconnus ne nous invitera, me dis-je. Mais où est ma chatte ? À l´abri d´un banc, elle observe deux bassets tenus en laisse par un couple âgé, souliers de golf, vêtements de tweed, chapeaux de feutre. Si la bonté de leurs yeux bleus me réjouit, elle me fait aussi sentir mon exil. Ti-puss à mes côtés, je souris aux friselis de l´eau : nous deux, nous ne prendrons pas le thé à l´anglaise.[...] En outre, j´ai choisi » (TP, 52)

Ti- Puss, c´est la petite bête sauvage qui l´accompagne partout dans ses déplacements, perdue plusieurs  fois, retrouvée, la crainte de la perte définitive est toujours présente.

« En quête de chaleur, les pattes repliées sous elle, Ti-Puss ronronne sur mes genoux, satisfaite de mon immobilité. De temps à autre, elle pose une question avec un menu cri, ses yeux étincelants à la lueur de la lampe à pétrole. Je lui gratte le menton. `Tes vœux sont-ils réalisés ? Es- tu heureuse ?´Une vibration sonore acquiesce tout au long de sa gorge jusqu`à la souple cage de ses côtes qui se dilatent ou se contractent selon le rythme de sa joie, petite dynamo vivante, qui devait accompagner les meilleurs moments de ma vie pendant les années à venir ! Parfois même, elle éveille en moi une félicité latente en chacun de nous, déposée dès l´origine dans tout être vivant » (TP,45)

Ti-Puss c´est le seul livre où Ella exprime son émotion à flots, malgré le fait que,  dans d´autres occasions, on sent quelques fois son désarroi. Par exemple, Ella perdra son cher cheval Slalom( CC,187)  en Chine, faute de nourriture adéquate et de la fatigue du voyage ; elle a dût l´abandonner,  et ça l´a hantée toute sa vie .

« Slalom me regarde : au dessus de son oeil devenu immense, sa paupière se fronce en accent circonflexe. Salalom est comme enraciné. Il a fourni le maximum de ce qui lui était possible[...] Mais maintenant il faut prendre congé de Slalom, de cet ami sur le dos duquel j´ai vécu tant de journées inoubliables. Je l´embrasse sur le nez, [...] et je pars, laissant derrière moi mon petit cheval immobile dans la solitude. »(OI,176)

L´abandon des bêtes est pénible pour Ella, mais personne d´autre parait s´en émouvoir dans son entourage. Moi, lecteure, je peine avec elle et je fais mon deuil de toutes ces bêtes cravachées, le dos blessé, purulent, tous ces animaux malmenées, maltraités, surchargés, épuisés, finalement abandonnés dans la solitude des plaines arides pour mourir seuls.

« [...] Perle est accroupie, comme dégoûtée de ce monde ; elle dégage une forte odeur de pourriture. Soulevant le feutre qui couvre son dos, sans bât pour la première fois depuis longtemps, je découvre une plaie purulente, entre ses deux bosses. « (OI,175)

Plusieurs fois pendant ses voyages Ella doit s´occuper de soigner les bêtes, dont le dos est presque toujours à vif, avec de la vermine, mais toujours aussi chargées à bloc, une souffrance innommable. C´est rare les voyageurs qui parlent des animaux, de la manière dont ils sont traitées, soignés, utilisés. Ella est une amoureuse de la nature et des animaux.

Par ailleurs, Ella ne s´appesanti pas sur les émotions et ses sentiments restent de son domaine privé. Ella commente, cependant, la question :

[...] chaque fois que j´avais cru avoir le coup de foudre, je n´avais guère tardé à constater douloureusement que ce dont j´étais amoureuse, c´était de l´idée que je me faisais de l´amour » (VM, 101)

Ti-puss en est une exception. Ou pas, car dans ses méditations sur les enseignements de son Sage, la petite chatte est l´objet et l´idée de l´amour.

«  La chatte, si vivante qu ´elle était devenue partie de moi-même, m´avait éveillée à l´amour, `L´Amour étant le vrai Soi´ de sorte que nous aimons par amour de l´Amour. Et quand, brièvement, j´atteins les sommets de l´amour, ni la chatte, ni ma personne limitée n´existent plus et j´accède à la dimension surnaturelle de l´amour contre lequel le temps ne peut rien. (TP, 191)

Ce livre feraient la joie des psy de toutes sortes, avides de trouver les méandres des émotions humaines, la faute à la mère, la sexualité latente dans chaque respiration.

Mais comme tous les livres d´Ella, celui-ci est une quête, un cheminement qui se fait dans l´expérience de la vie qu´elle mène, qui la construit en tant que sujet de son action.  Le  point d´orgue, ici,  se trouve être Ti-Puss. Limité à le strict minimum, la vie d´Ella en Inde la restreint et la libère à la fois : les vastes horizons tant aimés en Asie, ne sont plus à sa portée tous les jours, mais elle travaille ici les doutes et les hésitations qui ponctuaient ses récits antérieurs : sa liberté intérieure s´accroît.  Ella ici est un sujet en déconstruction,  à la recherche de la perte de soi.

« On eût dit que chaque fois que j´étais parvenue à sublimer ma lutte intérieure, atteignant ainsi ´l´ordre naturel´, la chatte ressentait cette paix et cette harmonie propres aux jeunes enfants et aux animaux également dépourvu d´objectivation, sans révolte et qui n´ont pas été chassés du paradis.  Ils vivent spontanément leur plénitude qui est le bonheur sans qu´ils le sachent , alors que nous avons conscience d´être heureux quand nous le sommes. » (TP, 69)

Ella dresse sa petite chatte comme un chien, qui l´accompagne partout, libre. Ti-Puss la suit  courant à droite et à gauche, reniflant les odeurs, jouant avec les feuilles, peureuse et aventureuse à la fois, sûre d´avoir toujours le havre des  bras d´Ella pour la protéger et l´accueillir. Ti-Puss fait des fugues pour explorer la vie et laisse Ella dans le désarroi, qui sait comment la trouver ?

« À moins que mon imagination ne m´égare, notre compréhension lui causait une joie subtile[...] Grâce à elle, je me trouve aussi liée au présent, elle m´oblige à vivre le détail de ce que nous côtoyons sur le chemin et je ne me souviens d´aucune promenade aussi bien que celles que nous fîmes ensemble.[...] Je ne cessais d´avoir conscience qu´à chaque instant elle pouvoir décider de me quitter, aussi chacune de nos randonnées était- elle vraiment un miracle. » (TP,155-156)

Elles se promènent tous les jours et c´est l´occasion pour nous aussi de connaître les endroits par où elles passent, des lieux magnifiques hauts en couleur et de vie, peuplé des singes, des oiseaux, des chacals, des panthères, tout y est.

Les voyages en train sont épiques, il faut jouer des coudes, souffrir la chaleur et le bruit, mais c´est aussi un spectacle à part entière, entre les bagarres, les bavardages, les querelles, des bouilles à cause des castes, des places :

« Cette femmes désagréable, dont le sari rouge révélait les cheveux tondus de la veuve, se tint constamment assise de manière que rien ne la touchât[...]Puis la veuve posa des questions sur un ton menaçant au sujet des ballots se trouvant dans le filet au-dessus d´elle.[..]Un personnage de comédie entra alors, qui devait avoir raison de l´assommante veuve. C´était une femme pauvre[...] Tous les bancs du compartiment étaient parallèles et elle se mit bientôt debout sur son siège, préparant ses réponses à l´agression de l´autre et comme elle s´adressait à elle par-dessus la cloison basse qui les séparait, on se serait cru à une représentation de guignol. Consciente de l´effet produit sur l´auditoire, elle lança ses flèches d´une manière qui enchantait tout le monde.[...] Les quelques quarante femme du compartiment riaient de bon cœur, horrible veuve y compris. La chatte elle-même paraissait apprécier cette humeur joyeuse[...](TP,128-129)

Ella est toujours en troisième classe, wagon « des  dames » et  raconte aussi l´histoire d´une fille qui avait perdu son sac dans le trou des toilettes et ameuta le train, qui s´arrête. Les hommes descendent affolés, que se passe-t-il, les femmes s´en mêlent, tout le monde parle et explique les évènements à tout le monde. La fille descend avec le contrôleur et revient bredouille. Ella s´amuse beaucoup, et moi aussi :

«  Au troisième acte, la fille échevelée se frappant la poitrine, s´effondra sur le sol crasseux, cependant que ses voisines cherchaient à l´apaiser. [...]Enfin apparut un agent de police en short kaki et képi de carton-pâte rouge.[...] Toutes les femmes du compartiment, debout sur leur siège, prenaient plaisir au spectacle, se demandant si la fille jouerait bien son rôle et la nature humaine est ainsi faite que je n´étais pas la seule à avoir envie de sourire ou de réclamer un bis. Ceux qui préfèrent voyager en première classe ne savent pas ce qu´ils perdent.(TP, 131)

L´histoire d´Ella et Ti-Puss est une histoire d´amour, de compagnonnage, de quête, de déconstruction de soi, de perte. La séparation est toujours tragique, toujours faite de déchirement, on a beau méditer et s´imprégner de l´idée du détachement et de l´absence de désir. Ti-Puss fugue plusieurs fois, six semaines ici, un mois là-bas ; Ella la cherche, fantôme qui sillonne les chemins habituels, l´appel toujours lancé à la ronde, tout bas, tout petit, « viens mon amour, je t´attends »

Comment était Ti-Puss ?

«  Elle aurait pu être parente de la chauve-souris avec ses oreilles trop grandes[...] Ou du serpent lorsqu´elle se glissait dans l´herbe vers un oiseau pépiant dans un buisson. Du lièvre encore quand elle bondissait dans les champs incultes [...] Elle devenait carpe lorsque, dans l´herbe haute, elle balançait lentement sa queue au rythme d´une nageoire[...] Au crépuscule, quand ses yeux étaient deux ronds noirs dans sa face pâle et que ses oreilles pointaient en avant dans l´interrogation, elle ressemblait à la biche craintive « (TP, 157)

Ti-Puss avait une pléthore de visages, de mouvement, de changement d´humeur, néanmoins elles se comprenaient, se tenaient compagnie, se promenait, méditait, dormait, mangeait ensemble, dans une entente presque parfaite. Les fugues n´étaient pas vraiment des fugues, juste des voyages d´exploration qui les faisaient rater leur rendez-vous, à la gare, à la nouvelle maison, sur le chemin de la promenade. La petite chatte d´Ella était aussi une femme d´aventure !

« Je ne cessais d´avoir conscience qu´à  chaque instant elle pouvait décider de me quitter, aussi chacune de nos randonnées était-elle vraiment un miracle. »(TP, 156)

Avec sa petite chatte rayée Ella a vécu sur un chemin initiatique de possession et de perte, de détachement et d´intense liaison à l´autre. Ti –Puss était son ancre, celle qui permettait le départ du vaisseau, toutes voiles dehors, « la vagabonde des mers » qui part sur les flots de la méditation, de la philosophie qui apprend le détachement :

« Quand j´aime un chat, c´est essentiellement ma notion et mon besoin personnels d´amour qui l´aiment, étant donné que je me suis conditionnée à réagir à certains traits. Ainsi je ne puis approcher l´amour qu´à travers un seul objet et le but est atteint en définitive parce que l´amour a créé le chat.[...] Mais j´étais loin d´être parvenue à ce niveau transcendant ! »(TP,192)

Trois longues fugues, en plus de quelques disparitions passagères rendent  Ella  toujours aux aguets d´une séparation définitive. À l´une de ces occasions, Ella raconte :

« Je me dirige vers la porte, elle me suit avec ferveur, en ronronnant, la queue droite. Son échine ploie sous ma main tandis que de l´autre je pousse le battant. Elle hésite sur le seuil, humain la paix nocturne.[...] Elle va lentement vers le quai, s´assied longuement derrière une palissade, s´oriente, son harnais blanc tranchant l´obscurité[...] Elle ne se retourne pas une seule fois pour me regarder. Elle appartient à la nuit. Je ne devais pas la revoir de longtemps. »(TP, 132-133)

Ella est tout le temps en train de raisonner sur son extrême attachement à sa Minou, en se disant que c´est un piège sentimental et que sa réalité n´est pas uniquement charnelle.(TP,199) Mais elle se dit aussi que « toute  cette jonglerie philosophique est vaine » ,(TP,1135) ce qu´elle veut c´est retrouver l´espièglerie, l´entente, les grands yeux et le ronron apaisant de Ti-Puss.

À la fin de cinq ans dans le sud de l´Inde,(TP,214) suivant les enseignements du Sage, dont trois avec sa chatte, Ella part dans le nord pour un voyage d´un mois au Sikin et au Tibet.

Elle laisse Ti-Puss chez une amie, et le matin de son départ,

« Je l´appelai et la trouvai, se prélassant au soleil près de la véranda. Je la soulevai, lui offris du lait frais, la rapportai à son coin ensoleillé en la tenant contre ma joue, si souple, si abandonné et douce comme du cachemire. »(TP,225)

Ça a été la dernière fois.

Tout un concours de circonstances a fait que Ti-Puss s´est sauvée apeurée par des gens nouveaux qui s´installent dans la maison où elle était installée. Lorsque Ella est revenu, la petite chatte ne vient pas l´accueillir. Deux semaines s´étaient écoulées sans nouvelles et Ella erre à sa recherche : « Je l´appelai tout au long du chemin, m´arrêtant, tendant l´oreille, le cœur battant, croyant à plusieurs reprises entendre miauler »(TP,230)

C´est un cri de détresse, une immense tristesse et le sentiment de solitude s´installe dans sa vie lors de la disparition de Ti-Puss.

« Minou, ma bien aimée reviens vers moi une dernière fois, permet-moi de tenir dans ma main ton menton et de te dire adieu si tu es sûre de préférer la liberté [...] Reviens, reviens vers moi car j´ai besoin que tu me fasses un signe »(TP,231)

Je suis moi même accablée. Je vis sa perte, je sens son désarroi. Les larmes me montent aux yeux.

« Minou que j´aime, où es-tu ? Je pars. Que sont ces trois bruissements, vient-elle à moi, la télépathie jouant comme tant de fois auparavant ? Minou, pour la dernière fois, je t´appelle. Minou viens ? Adieu !...Adieu. [...] seule, je gravis la montagne. »(TP,236)

Quelque chose s´est brisée.

Ella est partie.

Elle m´a quittée.

Adieu, Ella.

De lacunes en mystère, Ella Maillart vivra encore très longtemps...

Bibliographie

Maillart, Ella. 2001.Des Monts Célestes aux sables rouges. Paris, Editions Payot et Rivages

idem . 2002. La vagabonde des mers. Paris. Editions Payot et Rivages

idem . 2002. Oasis interdites, Paris,  Editions Payot et Rivages

idem. 2001. Croisières et caravanes. Paris,  Editions Payot et Rivages

idem. 2001. La voie cruelle. Paris,  Editions Payot et Rivages

idem. Ti-puss. Paris,  Editions Payot et Rivages


 

[1] "Quand j'étais matelot" témoigne d'une expérience libératrice partagée sous le soleil de Grèce , Edition 2004 - 279 pages  Elles étaient Hermine de Saussure, universitaire, capitaine de Bonita,. Ella Maillart, second du bord, Marthe Oulié, auteur, voyageuse et archéologue, Mariel Jean-Brunhes, géographe, future ethnologue et militante humaniste. Yvonne de Saussure, sœur aînée d'Hermine.

[2] guerre sino-japonaise 1937-1945, invasion de la Mandchourie en 1931

[4] Le nouvel observateur, n 2407/2408, pg 63