Dis-moi ton genre, je te raconterai ton histoire: promenade autour d'un silence.

( conférence à l´Université de Montréal)

J'aimerais vous parler ici des questions qui concernent l'histoire en tant que discipline: les démarches théoriques qui se développent dans le cadre de pensée actuel, les lignes de force qui conduisent les activités du groupe de recherche auquel j'appartiens à l'université de Brasilia et finalement les questions de genre vues dans ces perspectives. Trois volets qui s'imbriquent et se chevauchent, pour proposer une narrative historique dont l'axe dévoile surtout les incertitudes et les lacunes présentes dans la reconstitution du passé.

Paul Veyne nomme un chapitre d'un de ces livres: "tout est histoire, donc, l'histoire n'existe pas" et cette phrase contient de manière très succincte et forte, tous les problèmes et les questions qui hantent les historiens- du moins une partie d'entre eux- dans l'exercice de leur métier.

En effet, l'histoire en tant que appréhension du passé dans  sa réalité même , 'comme les choses se sont réellement produites" est une prétention dont la vanité et l'impossibilité vont de pair.

Mais alors, où est passé l'histoire qu'on connaît, celle qui a forgé les nationalités, qui a créé des identités, qui nous raconte la vie de nos ancêtres, les épopées d'antan? Elle est là, cependant déchue de son aura de VÉRITÉ, d'évidence, d'un déjà là incontournable; l 'histoire de nos jours reprend sa place parmi les autres sciences, dont la caractéristique principale est le doute. Pas un doute cartésien qui s'exerce pour mieux trouver la vérité , mais le doute sur l 'existence même de la vérité , immuable,  prête a être cueillie.

L'histoire participe bien évidemment aux changements des cadres de pensée et ses transformations en profondeur ne datent pas d'aujourd’hui, si l'on pense a Lucien Febvre et Marc Bloch, les historiens qui ont inauguré l'histoire des mentalités à la fin des années 20. Le positivisme , son objectivité, ses certitudes en  étaient déjà chassés et les ustensiles mentaux pris au devant de la scène, contrepoids à l'histoire événementielle. Tout est histoire, affirmait déjà donc Febvre, histoire de toute la production humaine, de ses rêves à sa vie matérielle. Georges Duby, plus récemment, comparait le métier de l'historien à celui d'un tisserand, dont le matériau concret pour reconstituer une tapisserie serait les clous dont on l'accrochait aux murs. Les dessins, la trame étaient ourdis par l'historien lui-même, faits de ses rêves et de ses inquiétassions.

La subjectivité inexorable de toute production évince la possibilité des certitudes, les documents qui attestent l'authenticité sont d'autant des productions interprétatives d'une réalité donnée. Le paradoxe de l'histoire actuelle est donc la compréhension   de l’historicité absolue de tous les événements et au même temps  de l'arbitraire des faits qui sont assignés comme étant historiques. Ce paradoxe, cependant, est facilement absorbé, dans la mesure où l'histoire se présente comme un champ ouvert à  toutes les possibilités de l'être et nous en reparlerons à propos des genres

L'objet de l'histoire se présente donc, de nos jours, comme l'humain, dans la plus étendue acception du mot ; ses sources sont les plus amples et diversifiées , dont la littérature, que nous intéresse de près, ici, dans ce groupe.

 Histoire, fiction?

C'est une question extrêmement pertinente: dans quelle mesure l'histoire n'est pas seulement un genre littéraire??

Ce problème est cependant déjoué , dans la mesure où le travail de l'historien se fait sur les discours, tout en créant lui même un discours. Georges Duby appelle cette démarche "un nominalisme bien tempéré" , une "mise en abîme" dirait Gide, de l'analyse du social.

La littérature et l'histoire se joignent donc en tant que discours issus d'une réalité, mais l'histoire se penche sur les conditions de production de ces discours, le sien et les autres, sur les valeurs et les réseaux de sens qui se dégagent de leurs énonciations. C'est donc un nouvel objet qui se profile à l'horizon de l'histoire, dans une sorte d'analyse oblique, qui pénètre les formations sociales de façon synchronique et diachronique. Cela ne signifie pas une contradiction, dans la mesure où le diachronique se re-présente sous la forme d'énoncés usés par le temps, nouveaux cependant dans un réseaux de sens différent.

C'est la tâche de l'historien: trouver la significations qui construisent les réalités sur lequelles on se penche. Ces significations s'expriment dans les représentations du monde et les représentations sont ici comprises en tant que constructions de la réalité selon les appréhensions particulières a certains cadres de pensée, c'est-à-dire, comment  l'on perçoit la réalité et comment on l'exprime, telle que nous voulons qu'elle soit

Le réel ici , comme l'indique Claude Gilbert Dubois, c'est l'imaginaire qui s'impose comme tel, qui affirme sa réalité sur toutes les autres possibilités. Dans le domaine des relations humaines, ce sont les représentations paradigmatiques  qui établissent les marges, les limites et donc, les exclusions. Dé- marginaliser, dans cette perspective, serait retrouver le réseau de sens qui s'impose en tant qu'évidence de réalité: renverser les évidences, en somme, comme le voulait Foucault.

La lourdeur des évidences accompagne l'histoire en tant que tradition et la tradition est invoquée pour donner un sceau d'autorité au mantien des relations sociales singulières, , marquées cependant d'une historicité commune à toute action humaine. Cela conduit à l'abandon des grandes théories téléologiques, qui expliquent le monde par un  long cheminent vers l'avant.

Si l'on travaille les représentations et si l'on cherche les sens spécifiques qui se dégagent de  leurs conditions de production , la temporalité est évacuée de son importance. Dans ce sens, l'analyse des pratiques discursives ponctuelles nous renvoient à une notion d'histoire plus global, puisque particulière.

Les représentations ne sont pas créées par l'individu qui vient de naître, il les reçoit et les modifie éventuellement, et ce monde représenté est pour lui le réel. Les représentations dont dispose l'être humain dans une formation sociale donnée composent un cadre de pensée où la frontière entre l'imaginaire et le réel est indéfinissable.

La notion de "habitus",forgée par Panofsky et reprise par Bourdieu nous mène à un répertoire  d'éléments constitutifs d'un certain réel d'où puise l'individu pour organiser ses rapports au social. Cette catégorie 'Représentations sociales"  est cependant frappée de mobilité dans l'espace et dans le temps, ce qui l'éloigne des représentations collectives de Durkhein, déjà là, liées inexorablement a l'être humain.

 Selon Roger Chartier, les représentations sociales construisent la réalité selon les instances des groupes, des pratiques qui forgent les identités et les institutions qui les objectivent dans leur singularité de groupe ou de communauté. Le domaine des représentations sociales nous mène ainsi à l'analyse du quotidien, du sens commun de formes de pensée qui définissent  la construction et l'articulation des formations sociales, leurs normes, valeurs, catégories d'approche du réel, et les limites qui en découlent

.Les formes d'inculquer, la communication, la transmission  des catégories de pensée font partie de l'univers de recherche de l'historien et dans ce sens nous apercevons avec plus de netteté le caractère interdisciplinaire qui traverse aujourd’hui le métier de l'historien. Interdisciplinaire dans la convergence  les croisements qui traversent les disciplines, l'utilisation des concepts et notions en commun, des méthodes et problèmes qui les transforment de casiers étanches dans des zones d'échanges et articulation. Disciplines "hybrides"comme dirait Isaac Epstein.L a linguistique, la psychologie sociale, l'anthropologie, la psychanalyse, la sociologie font partie de l'univers de la recherche historique de nos jours.

Les inquiétassions des la science, les jalons posés par les méthodes scientifiques sont perclus des mêmes catégories de pensée qui orientent la perception courante du monde. Ainsi, dans un exemple très concret, les explications scientifiques sur l'existence de l'univers passent par le cadre de représentation de la naissance et de la mort, c'est à dire, l'horizon épistémologique de l'astrophysique ne dépasse pas les contingences d'un début et d'une fin, revenant ainsi à la limite, à  une impasse théologique.

Donc, les représentations sociales, dans les limites d'un imaginaire spécifique déterminent les domaines du possible et de l'impossible, les domaines de la recherche, la construction des paradigmes scientifiques et sociaux, les marges et le centre, de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas..

Je crois qu'il est inutile de vous préciser que ma ligne de recherche s'intitule: Discours, Imaginaire, Quotidien. Ce  sont des domaines relativement nouveaux au Brésil, assigné pendant très longtemps à un marxisme  très actif , dans l'académie et dans la pratique politique strictu sensu, réaction naturelle à plus de 20 ans de dictature de droite. Le politiquement correct est devenu très rapidement un politiquement obligatoire, mais l'intérêt éveillé parmi les élèves de graduation et post-graduation  dans ces domaines montre que les représentations et l'imaginaire ne cessent de se transformer, exemple vivant de ce que je viens de vous parler.

Revenons en, cependant, au titre  que je vous ai proposé  comme matière de discussion. Comment se place -t-il dans les domaines d'analyse que je vous ai exposé?

En effet, le genre a été déterminant dans tout le discours historique qui nous a précédé, autant pour déterminer les faits a être conservés dans le champ de la mémoire collective, que pour créér des éloquentes zones d'obscurité et de silence, attachées notamment au féminin.

Ce que l'histoire ne dit pas, n'a jamais existé. Ce qui dépasse les limites des représentations est évincé du domaine de l'histoire et placé sous l'ombre du mythe, dont la signification est limité à l'illusion, à l'invention imaginaire des "primitifs". Le mythe, une des hautes expressions de l'imaginaire humain est aujourd'hui récupéré comme source historique, discours sur les valeurs et les normes qui s'installent et se transforment, là ou les autres indices nous manquent.

L'histoire ancienne, du moins celle qui est enseignée au Brésil s'attache surtout a la Grèce, aux aurores de la pensée scientifique et 40 mil années d'histoire humaine sont laissés pour compte. L'   archéologie reproduit le passé selon les cadres de représentation des archéologues et nous nous retrouvons avec des scènes telles que l'homme tirant la femme par les cheveux, les desseins qui ont trait à la magie , des êtres asexués invariablement considérés des hommes, les attributs symboliques systématiquement ignorés. André LeRoy Gourham a, d'une certaine forme révolutionné l'archéologie, introduisant une étude symbolique des dessins de la pré- histoire.

Et cet épithète même, pré- histoire, démontre l'ensemble des préjugés qui peuplent la construction d'une certaine histoire. Histoire de silence, oui. Combien de professeurs, combien d'élèves ont eu accès aux découvertes de James Melaart, pourtant publiées, qui nous montre une culture pacifique, hautement sophistiquée a Çatal Huyuk, en Anatolie, où le féminin était honoré sous des formes d'une femme assise sur un trône, flanquée d'animaux sauvages, ou avec la représentation des organes génitaux féminins ou encore, avec des scènes d'enfantement, sur des très larges panneaux, 7 000 ans AC? 30.000 ans d'histoire humaine ont produits d'innombrables statues, figurines, images des femmes ou du féminin: c'est surprenant de lire les textes qui accompagnent ces images,; par exemple, au musée du Louvre, nous trouvons:. Image de femme, figurine féminine, femmes.

Lorsqu'on aperçoit un objet quelconque de style  pointu , phallique ou une tête barbue, l'énoncé se transforme: dieu, roi, prince. Marija Gimbutas a fait deux beaux livres sur les symboles du féminin en archéologie, qui l'utilise dans sa bibliographie? Le culte aux déesses qui ont traversés les millénaires ne font pas partie de l'histoire officielle. Qui parle du culte de Cybele à Rome, d'Isis en Europe, qui connaît Inana , Ishtar,Tiamat, Anahita, Tanais, Brigit, Cerridwen, Astarté, Astoreth?

Et pourtant, ces déesses ont peuplée l'imaginaire et les pratiques sociales de milliards de créatures, leurs représentations ont traversé les temps et l'espace, pour échouer, inconnues et dénudées de toute importance, sur les plages d'une histoire construite au masculin.  Dans l'étude actuelle des formations sociales,  les  représentations , les images et les pratiques font partie d'une même realité, celle des relations humaines et des institutions qui en découlent.

 Pourquoi, dans des sociétés où l'être créateur de l'univers est une femme, les relations sociales seraient- elles pareilles à celles de l'Europe du XIV ème siècle ou du Brésil au XX ème? C'est cette perspective uniforme et universalisée qui nous retrouvons dans l'histoire récente, issue du discours scientifico- réligieux de la "nature"humaine. Une perspective qui efface les femmes de l´histoire en tant que sujets politiques, pour leur donner un destin biologique : la procréation.