Histoire et littérature:  femmes de lettres, femmes d´aventure

Le récit historique a lié, pendant longtemps, les mots aux faits. Les faits historiques seraient ainsi la narration de la vérité des événements, tels qu´ils se sont passés. Un des critères  présidant au choix des documents était la crédibilité de son auteur, son impartialité.  Les faits seraient donc objectifs, dénués d´implications idéologiques et/ou personnelles, et garants d´une mémoire sociale dont le caractère biaisé et fictionnel serait caché. L´histoire se permettait d´énoncer des « vérités » sur l´humain et les choix qui marquent encore sa production, fixent dans la mémoire sociale une universalisation de normes et de stéréotypes qui ne sont que le terrain d´émergence de la narrative et de la narrateure. 

En effet, les représentations sociales qui orientent le choix thématique de la narrative, ancrées dans leurs conditions de production et d´imagination, demeurent occultes sous le voile de la « vérité historique ».

Le linguistic turn a été une sorte de « révolution copernicienne » dans la mesure où la démarche scientifique commence à incorporer les conditions socio-temporelles  du sujet à la question de la  production des récits. Comment se produit la connaissance ? C´est ici l´axe théorique qui bouleverse les sciences et leurs résultats. Et comment se produit le sujet-narrateure ?

A partir de cette inquiétude, on a vu, en histoire, les faits se réduire à des mots vides, car l´horizon épistémologique, les conditions d´intelligibilité, les significations du langage plongés dans le social ont été  considérées comme faisant partie de la narrative historique, tout autant que les thématiques et les événements choisis pour l´établir. D´où je parle, à qui, de quoi ? demandait Foucault. La position du sujet est ainsi incorporée à la question de l´élaboration du savoir historique.

Qui suis-je, moi dont les énonciations construisent l´histoire et/ou le récit ? Sur base je me pose , quels sont les présupposés qui orientent mes analyses, sur quoi je fonde mon énonciation ?D´une identité fixe et détectable, neutre cependant, on passe à la discussion de l´instauration du sujet lui-même dans ses conditions de production.

Un des problèmes théoriques de l´histoire – sa séparation de la narrative littéraire, de la fiction - s´effondre, puisqu´on perçoit que les conditions de production et d´imagination du sujet interfèrent dans la problématique choisie et donc dans la construction du récit lui-même, découpé ou regroupé selon des codes ou des normes arbitraires et temporelles, elles-mêmes historiques.

Les innombrables “sources” de l´histoire ne sont que des discours énoncés par un sujet plongé dans son époque et regroupés par la narrative avec une cohérence qui lui est imposée. Loin de l´histoire désincarnée critiquée par Lucien Febvre, nous avons ici une histoire imprégnée de son lieu de parole, consciente des représentations sociales qui fixent  ses coercitions et ses limites, ses styles . Styles de chair, annonce Judith Butler, chair transformée en corps dont l´intelligibilité est adaptée aux règlements, aux valeurs et aux stéréotypes usuels.

En effet, le sujet n´est jamais « innocent », dans la mesure où son apparition dans le monde se fait dans un cadre moral, historique, langagier. Il se conçoit en tant que tel dans une scène d´interpellation  (Butler, 2005 :9) où l´Autre qui appelle sa fonction de sujet peut être un individu ou le déjà-là de son émergence. Ainsi le sujet ne peut pas rendre compte des conditions de son arrivée dans le monde, car sa mémoire, comme toute mémoire est limitée et sélective ; cependant, les conditions de son émergence ne sont pas déterminants  absolus pour le déroulement de son existence. La critique ou le refus de ces conditions font partie des possibilités que la dynamique, propre aux formations sociales, développe.

En fait, la recherche des présupposés de la narrative historique montre dans les problématiques temporelles, l´interférence d´un horizon épistémologique et imaginaire qui président à son élaboration, exigent un découpage de l´humain et de ses faits et imposent une cohérence inexistante en soi. Incorporer ces conditions de production à la production de l´histoire – la métafiction en tant que conscience d´une production dont les racines sont plongées dans le social - représente  un changement dans l´ordre du discours, dont les prétentions de vérité et d´objectivité avaient fait de l´histoire humaine un  récit à caractère universel et véritable.

Lorsque Linda Hutcheon (1991, cap. 7)  mentionne la « métafiction historique » elle se réfère à l´arbitraire du récit  dont l´écheveau  se déroule en une trame de causalités n´existant que dans le discours, soit un réseau fictionnel. C´est à dire que « [...] la métafiction historiographique ne reconnaît pas le paradoxe de réalité du passé, mais son accessibilité devenue texte dans notre présent actuel » ( Hutcheon, 1991 :152). En effet, on ne peut avoir accès au passé et au réel que par l´intermédiaire des discours, dont l´énonciation annonce leurs propres fondements.

C´est ainsi que si nous n´avons accès au passé et à sa réalité uniquement par l´intermédiaire des discours dont la logique est le fruit d´une imposition du sujet - lui même historique- le caractère fictionnel de l´histoire se révèle clairement. L´histoire et la littérature sont donc des énoncés fictifs, mais l´histoire se réclame de l´ordre du discours « vrai ».

La métafiction  historique, la littérature qui reprend les « faits historiques », indique toutefois qu´un certain  régime de vérité  sous-tend la narrative historique en tant que discours vrai. C´est à dire que le récit historique reprend les problématiques issues de ses conditions de production et d´imagination, des valeurs, normes et représentations qui instruisent le savoir, qui sont donc choisies selon les régimes de vérité et de valeur présents, tout comme dans la littérature.

 Une pléthore de discours essaye de combler les lacunes historiques ainsi créées, mais offre à n´importe quel esprit tant soit peu critique les fissures et la fragilité de leur construction. Pour les accompagner et justifier, le débat philosophique sur la « nature » humaine n´est qu´une discussion de forme afin d´établir le pouvoir des uns sur les autres. Et dans une perspective féministe, la prépondérante des hommes sur les femmes en tant que trait essentiel de la « nature humaine ».

 Et l´histoire produite jusqu´au milieu de XXe fut clairement narrée  sous l´égide du patriarcat, dont les problématiques restreignent sa portée aux événements liés aux faits et gestes masculins : l´absence des femmes y est évidente.  On peut dire la même chose de l´anthropologie, de la sociologie, des sciences humaines, sociales et même des sciences exactes.

 Avant l´anthropologie féministe, l´intérêt des chercheurs était uniquement porté sur les affaires masculines, au point de renverser les valeurs sociales : lorsque les femmes détenaient le pouvoir économique, comme parmi les indiens de l´époque de la colonisation du Brésil, on ne s´intéressait qu´aux activités émanant du masculin – d´ailleurs interprétées comme masculines, car l´importance et la division du travail étaient hors des conditions d´imagination des colonisateurs. Ainsi, parmi ces indiens, le fait que le genre ne se définissait pas nécessairement par le sexe, car l´individu pouvait choisir son appartenance sociale, au féminin ou au masculin, fut passé sous silence pendant des siècles.

Un  travail d´Anne-Marie Pessis sur la préhistoire au Brésil, invoquait l´importance « atavique » donné au masculin. [1] C´est un exemple classique d´interprétation habituelle de l´histoire patriarcale. L´appel à la « nature » devient axiomatique, indiscutable. Et de la préhistoire à l´actualité, l´image de la femme traînée par les cheveux par une brute armée d´une massue est réitérée, affirmée, récitée.

Suivant le même filon, la romancière de succès Jean Auel, dans le premier volume de sa saga “Les fils de la terre” narre la vie des hommes du Néanderthal, qui dominent, soumettent, possèdent, échangent, distribuent entre eux les femmes selon leur plaisir. Ceci est un exemple parfait du roman historique patriarcal, qui réaffirme la division incontournable et hiérarchique des sexes, depuis l´aube des temps. Le roman rencontre ici la « vraie » histoire, la positiviste, masculine, l´histoire du Même, d´un pouvoir qui ne veut pas abdiquer de son emprise..

 Dans l´histoire d´avant les féminismes, où sont les femmes ? que font-elles ? ou mieux, que fait-on aux femmes dans une époque particulière ? Ou mieux encore, comment transforme-t-on l´humain en femmes et hommes, comment se créé la hiérarchie dont le caractère « naturel » est proclamé, pour mieux effacer la diversité des relations humaines ? Comment la différenciation des sexes s´est-elle produite, comment est-elle devenue « naturelle » ? Le problème ici est : qu´est-ce que nous connaissons du passé, dans quel horizon épistémologique ce savoir a été produit, qu´est-ce qu´il cache et dévoile ? Et quelles sont les conditions d´imagination de notre temps qui  nous permettent  de penser l´histoire autrement ?

Le féminisme en histoire prétend détecter  le processus de différentiation des sexes, démystifier la pérennité du patriarcat, exposer l´existence de sociétés non patriarcales, où les organes génitaux n´étaient pas l´axe des relations sociales. Une histoire féministe indique ses objectifs, ses fondements et ses présupposés, ses conditions de production. Dans ses narratives, l´histoire féministe dévoile l´existence de la diversité, refusant le fantôme du Même, de la répétition incessante de la domination du féminin par le masculin. Une histoire féministe cherche le possible dans l´humain, son éclosion, car sa prémisse est le refus du discours sur la « nature », substitutif bancal de l´ordre du divin.

En termes méthodologiques, c´est l´analyse du discours, selon une perspective foucaultienne, qui dans les récits détecte leurs conditions de production, qu´ils soient historiques ou littéraires. En fait, ce qui importe c´est ce qui est dit, car l´énonciation révèle le régime de vérité qui la produit.

Foucault écrivait :

« Enfin je crois que cette volonté de vérité ainsi appuyée sur un support et une distribution institutionnelle, tend à exercer sur les autres discours- je parle toujours de notre société – une sorte de pression et comme un pouvoir de contrainte. Je pense à la manière  dont la littérature occidentale a dû chercher appui depuis des siècles  sur le naturel, le vraisemblable, sur la sincérité, sur la science aussi- bref, sur le discours vrai. » (Foucault, 1919 :29)

Ainsi, fiction littéraire ou fiction historique, au départ ce sont les valeurs et les représentations sociales, l´imaginaire d´une époque qui tracent leurs contours. Comme le souligne Linda Hutcheon, l´histoire elle-même et la fiction sont des termes historiques aussi bien que leurs interrelations et leurs définitions. (Hutcheon,1991 :141)

En histoire, penser les blocages patriarcaux et leurs  conditions d´imagination restreintes aux faits et gestes masculins ouvre une immense dimension du non-perçu, du non-cherché, du non-existant, lorsqu´on dévoile le processus de différenciation des sexes et des travaux et voleurs sociaux. La littérature, dans ce sens,  devient une source privilégiée pour l´histoire.

Cependant, ce que l´histoire ne dit pas, n´a pas existé ! Et parler des sociétés non patriarcales est au bord de l´hérésie, mentionner des relations diverses soulève la clameur des « érudits ». Or, l´intérêt de la science est la recherche, pas la description du déjà-là, c´est la dynamique de l´application des théories et pas des conclusions hâtives.  Finalement, on n´ose pas de nos jours nommer « conclusion » la fin d´un travail de recherche : les plis impalpables du passé ne nous donnent que des résultats volatiles.

La littérature, dans ce sens est source privilégiée pour le savoir historique, car d´emblée  elle est libre des coercitions du discours « vrai ».

La littérature au féminin est une question qui s´imbrique dans le processus de différenciation sexuelle et des assujettissements auxquels sont soumis et modelés les corps et la pensée féminine. Qu´est-ce donc que l´écriture féminine ? Existe-t-elle ?

Eu égard aux débats actuels qui prônent la fin de l´identité fixe au profit de la mouvance, de la dé-localisation, d´une reconnaissance postérieure au cheminement réalisé, d´une cartographie qui n´a pas besoin de points de repère immuables, que devient alors la problématique de l´auteur et de son ancrage sexué ?

Il est clair, dans la perspective féministe que j´adopte, qu´il n´y a pas une essence humaine qui définit les qualités, les comportements, la créativité,  l´importance sociale, surtout si elle est basée sur la biologie et plus spécifiquement sur les organes génitaux. Cependant, le sujet qui émerge dans un répertoire de significations, dans un langage donné, est façonné au départ par des représentations sociales qui lui donnent une place au soleil.

 De l´accueil qu´on fait à l´enfant selon son sexe, aux couleurs qu´on lui assigne, en passant par les jouets, les mots qu´on lui souffle et les significations qu´on lui apprend sur son corps, la construction binaire et sexuée se fait petit à petit. Mais le refus, les transformations, les résistances font partie des conditions de possibilité de tout individu dans un cadre social spécifique, puisque dans certaines formations sociales le sujet féminin est obligé de porter son sexe/genre, sous peine de châtiments divers, de la mutilation à la mort.

 Toutefois,  s´il n´y a pas d´assujettissement complet aux images qu´on  présente à l´individu, il reste que la présence d´un mouvement  in et out des représentations données demeure, car on ne peut se départir entièrement des affres de la construction sociale des sujets sexués. Du moins dans nos sociétés régies par la norme du sexe et de la sexualité. C´est ainsi que la lutte contre la norme dure la vie entière.

En effet, le féminin est construit par le discours environnant du patriarcat et les femmes deviennent intelligibles dans le regard masculin, sous forme d´images de séduction, de mariage, de maternité et d´absence dans la vie publique. Le « naturel » de cette construction se fixe au royaume du pénis et de son angoissante érection, autour duquel se fonde ce fantasme de l´hétérosexualité patriarcale.

Dans le processus de création de la différence des sexes, il y a le paradoxe de l´in-différence sexuelle, puisque tout revient au masculin. (Irigaray, 1977). Le père, le pénis, le patriarcat, les trois P qui façonnent l´ordre du discours, ses représentations, ses significations.

Dans ce sens, le mimétisme tel que le conçoit Irigaray, devient une méthodologie dont le but est de détruire la cohérence du fonctionnement discursif (Irigaray,1977:72-3).  Le mimétisme donc, signifie pour les femmes prendre la  place

« [...]historiquement assignée au féminin[...] assumer, délibérément ce rôle. Ce qui est déjà  retourner en affirmation une subordination et, de ce fait, commencer à le déjouer[...].retrouver le lieu de son exploitation par le discours, sans s´y laisser simplement réduire » (Irigaray1977:74).

C´est à dire que la conscience et l´analyse féministes sont la clé pour la démantèlement du pouvoir attribué à la différence sexuelle. Et de la même façon, écrire est un acte de entrer et sortir du féminin.

          De son côté, Foucault envisage la fonction de l´auteur comme étant reçu de son époque, mais qu´à son tour la modifie. Car pour lui, l´auteure

«  [...] peut bien bouleverser l´image traditionnelle qu´on se fait de l´auteur ; c´est à partir d´une nouvelle position de l´auteur qu´il découpera, dans tout ce qu´il aurait pu dire, dans tout ce qu´il dit tous les jours, à tout instant, le profil encore tremblant d´une œuvre » (Foucault, 1071 :31 ).

Dans ce sens, les femmes reçoivent de leur époque leurs conditions de production et les dépassent. Elles manifestent ainsi la force de leur critique du social, tout en le transformant par leur vie, leur imagination, leur écriture.

 Renée Vivien, Virginia Woolf, Nathalie Barney, Maria de Lacerda Moura, Nísia Floresta ( entre tantas milhares ) seraient-elles parmi les noms retenus dans l´histoire de la littérature ? La question est : qui décide de l´importance et de la qualité des oeuvres dans une société patriarcale ?

            Il ne s´agit pas en effet de prôner une égalité dans l´écriture féminine et masculine pour déjouer l´empreinte du « naturel »,  mais d´observer le fonctionnement du discours, du récit qui bouleverse ou pas l´ordre des significations et représentations sociales. Dans ce sens, parler «  d´écriture féminine » c´est déjà accepter l´ordre du discours qui prend le masculin en tant que référent général et le féminin une spécificité.

En effet le côté « femme » peut apparaître lorsque volontairement on se pose en tant que telle, comme Adélie Prado quand elle s´avoue gênée d´écrire, car pour elle «  c´est un métier d´homme », comme elle l´avoue dans une entrevue. C´est un exemple de l´assujettissement total au regard de l´autre  et à la « nature » des sexes qui façonne ses conditions de possibilité d´écrire et d´exister. Mais qui ne représente pas, heureusement,  la littérature dont les auteures sont socialement « femmes ».

Le récit historique et/ou littéraire, excède les significations,  brise les structures du logique, du continu, du voilé, du « naturel ». Ce style mimétique part de et refuse la place du féminin dans son récit ; il est dans et hors du réseau des représentations sociales qui engendrent le féminin. Car on ne peux plus parler de « différence des sexes » sans se référer au processus de construction de cette différence. ( Nicole Claude Mathieu )« On ne naît pas femme ou homme, on le devient », c´est la phrase fameuse de Simone de Beauvoir (1949)  qui à partir de sa condition de femme dans un espace/temps donné reprend «  le profil encore tremblant d´une oeuvre » féministe et modifie / bouleverse la donne philosophique du  sens de la « nature humaine »

 Je voudrais parler ici de littérature des femmes d´aventure, de celles qui bravent les contraintes de leur époque et de la place faite aux femmes pour se jeter dans l´inconnu, l´exploration, les déserts et périls réels et métaphoriques de la découverte de l´autre. Elles sont légion, et partent  dans des espaces géographiques divers, à  des époques différentes. Elles sont femmes socialement, mais bravent par leurs vies et leurs écritures une image réductrice du féminin instituée par les normes du patriarcat.

De leur lieu de parole en tant que femmes, elles nient la condition qui leur est imposée, pénètrent l´inconnu, les vastes étendues désertiques ou gelées, rencontrent des peuples étranges, un Autre divers, dont elles narrent la vie, le quotidien. Et leurs regards se pose sur le féminin d´ailleurs, décrivent leurs vies, plaignent le destin qui leur est imposé. Et dans ce sens, c´est une littérature féminine et féministe, sans aucun anachronisme, car féministe est celle qui dénonce et qui essaye de transformer.

Ces femmes réalisent les transformations dans leur propres pays, à travers leurs vies et leur aventures, car après elles les représentations sociales du féminin ne peuvent plus être les mêmes. Fortes, intrépides, elles ne craignent pas de cheminer seules pour atteindre leurs objectifs : la liberté, l´indépendance, la connaissance.

Car ce sont des images qui vit la représentation sociale des femmes et pas de celles qui transforment la réalité par leur dynamisme et leur courage et qui ont toujours été présentes et actives dans les formations sociales. Elles sont les fantômes qui hantent les discours de vérité sur la nature du féminin : elles agissent, créent, découvrent, explorent, construisent l´aventures de leurs vies dans le sexe social qui leur donne l´intelligibilité tout en le dépassant.

 Je parle ici  d´Ella Maillart, d´Ida Pfeiffer, d´Odette de Puigaudeau, de Marion Sénones, de Freya Stark, d´Alexandra David Neal, de Flora Tristan, d´Isabelle Eberhart dans le passé et dans le présent, Maud Fontenoy, Laurence de la Ferrière, Anne Quéméré, Amelia Earhart, Peggy Bouchet, Tori Murden, Christine Janin, Lynn Hill. Toutes époques confondues, elles ont conquis les pôles, les cieux,  traversé les océans à la rame, escaladé les plus hauts sommets et tant d´autres aventures qui relèvent tous les défis.

Ce sont des femmes qui ont défié les images d´un féminin démuni et faible et sont parties, même si les financements s´avéraient difficiles à obtenir :« cette jolie blonde, traverser l´Atlantique nord à la rame ? vous plaisantez ? » raconte Maud Fontenoy. Parties à l´aventure, à la recherche éperdue d´horizons, d´espaces de liberté, elles ont fait éclater les sens du binarisme « naturel » qui déroule tout un babillage discursif sur l´importance sociale du masculin, et passe sous silence les exploits, travaux, créations, découvertes des femmes.

En effet, ces femmes me donnent raison, lorsque j´annonce une histoire féministe : pas l´histoire des femmes, pas l´ histoire du genre, ces deux dernières encore placées sous l´égide du binarisme et du patriarcat.

 Une histoire féministe est une histoire du possible, une histoire insoupçonnée dans l´ordre du discours des trois P- père, pénis, patriarcat-  dans laquelle les femmes sont des sujets politiques, économiques, où elles sont des artistes, des savantes, où elles créent la connaissance, l´art, la musique, elles explorent, elles découvrent, elles produisent.

   Il suffit de les chercher, elles ont toujours été là, cachées sous les plis créés par l´histoire patriarcale, effacées de la mémoire sociale. Qui connaît les femmes que je viens de nommer ? Qui sont les élues qui ont traversé les déserts, gravi les montagnes, vécu avec des peuples presque inconnus, navigant sur les mots et les récits d´Ella Maillart ? Une poignée, celles et ceux qui sont aussi des gens du voyage et de l´aventure.

Ella Maillart est née au début du XXe siècle, fille des commerçants suisses. Grande sportive, skieuse, elle a eu très tôt son brevet de marin et a navigué comme second plusieurs fois. Dans le milieu marin, considéré des plus misogynes, elle a été acceptée, obéit, elle a développé tout son savoir maritime. Et Odette de Puigaudeau également, brevet, voyages, compagnonnage avec les coéquipiers. Qui pouvait soupçonner, dans les conditions d´imagination que nous impose l´histoire et les traditions, surtout religieuses, qu´au début du siècle dernier il y avait beaucoup de femmes marins ?

Ella décide de partir en Orient tout en travaillant pour se faire un peu d´argent.  De Berlin, elle va en  Russie et de là, elle pénètre les steppes : d´abord le Turkestan  russes et ensuite chinois.  En une nouvelle aventure, elle va de la Suisse aux Indes, en voiture, dans les années 1940 ; après, une période de vie pendant cinq ans en Inde, où elle fréquente un ashram et vit une  merveilleuse histoire d´amour ... avec sa petite chatte grise, Ti puss, celle qui fait  partie de son cheminement dans  sa construction de soi.

Des années d´aventure dans des contrées occultes aux yeux des étrangers – elle s´y faufile, à ses risques et périls, la plupart du temps seule – et superbe ethnographe, nous livre des renseignements précieux à son époque et pour la nôtre également. Vivant avec et comme les nomades, presque sans argent, son regard perçant nous livre le quotidien de peuples inconnus, dont certains le sont encore dans notre monde globalisé. Elle nous parle des femmes, de leurs travaux et de leurs peines après que leurs peuples aient été ravagés par les préjugés de l´islam envers les femmes. Les ethnographes en général ne s´occupent que des hommes, qu´ils considèrent d´emblée le noyau essentiel de la vie.

 Ella nous parle des femmes – elle raconte aussi les hommes, mais son regard est critique par rapport aux mauvais traitements qu´ils infligent aux femmes et aux animaux. L´objectivité, joyau de la connaissance de nos aïeux, n´est pas une de ses préoccupations. Son récit est vivant, original, un souffle de fraîcheur et une source de connaissance. Ecrivaine, journaliste, photographe, professeure de langues à ses heures, Ella change le fonctionnement du discours de par sa vie et ses récits.

 L´aventure pour Ella c´est sa vie, son souffle, son appartenance,  elle est de nulle part, nulle racine la retient, elle se moque bien des limites qu´on veut lui imposer à cause de son genre. Si elle a de la compagnie, très bien, sinon la solitude et la respiration du désert lui suffisent.

Dans les années 1930, Ella détourne les sens de l´ordre du discours patriarcal là où elle passe. Peu lui importe le confort, l´argent lui sert pour voyager, l´horizon est toujours son destin. Elle ne cherche pas à se retrouver, elle se construit au fur et à mesure de son périple.

Ella Maillart est un exemple, parmi tant d´autres, de ces femmes d´aventure qui nous ont légué leurs récits et nous ont permis de faire un bout de chemin avec elles, fait partager le cheminement de leur oeuvres, entendre et voir à travers leurs livres. Leurs narratives écrivent une autre histoire, l´histoire féministe du possible, celle qui nous fait rencontrer les femmes précisément là où elles avaient été effacées par le bruit assourdissant du discours patriarcal. Ces femmes  nous laissent percevoir, en effet, que la différence des sexes est une construction.

 Elles vivent le style mimétique qui, par où elles passent, bouleverse l´imaginaire social. Les femmes d´aventure seraient-elles finalement des femmes ? Non, elles ne sont pas des femmes, celles classées dans le fonctionnement des systèmes patriarcaux binaires et hiérarchiques, d´hétérosexualité obligatoire, des représentations limitées à la domesticité et à la procréation.

Ces femmes d´aventure sont des sujets sociaux, hors moule binaire. C´est une nouvelle forme d´être : elles s´inventent dans la vie et construisent leur présent, tout en nous léguant la cartographie magnifique de leurs récits.

Bibliographie

Hutcheon, Linda. 1991.Poética do pós-modernismo . História, teoria, ficção, Rio de Janeiro, Imago.

Butler, Judith.2005. Le récit de soi, Paris, PUF

Irigaray.1977. Ce sexe qui n´en est pas un, Paris, Editions de Minuit.

Foucault, Michel, 1971. L´Ordre du discours, Paris, Gallimard.


 

[1] Anne-Marie de Pessis, 2003. Imagens da pré-história, Fundham, Petrobrás, pg.117