Au-delà du babillage des genres, l´histoire du possible.

                                       

 Résumé:   

Penser la division binaire des sexes comme un fait humain incontournable, n´est autre qu´une reprise des discours essentialistes: le sexe biologique serait la mesure et le paramètre des relations humaines. Or, une telle assertion relève d´une vision bornée aux limites de l´histoire positiviste, qui pose ses jalons et les transforme en vérités incontestables.       

Mots-clés: histoire du possible, genre, sexe biologique

                                    

Qu'est-ce  que  l'histoire, finalement, sinon une immense lacune, une interrogation éperdue, un silence sans bornes, dont les limites possibles se trouvent dans le bruissement du  temps , rattrapé de justesse par quelques pages gribouillées, quelques inscriptions cachées, traces de l'humain à jamais méconnues ?

  La recherche du réel en histoire est, de nos jours et dans une certaine perspective théorique, une tâche inutile, car la réalité du passé arrive au présent par le biais d'une infinité de médiations, ne serait-ce que le sujet lui-même qui interroge  les sens, laboureurs du temps.

En effet, l'histoire en tant qu´ appréhension du passé dans  sa réalité même, « comme les choses se sont réellement produites », est une prétention dont la vanité et l'impossibilité vont de pair.Mais alors, où est passé l'histoire qu'on connaît, celle qui a forgé les nationalités, qui a créé des identités, qui nous raconte la vie de nos ancêtres, les épopées d'antan? Elle est là, cependant déchue de son aura de VÉRITÉ, d'évidence, d'un déjà-là incontournable; l 'histoire de nos jours reprend sa place parmi les autres sciences, dont la caractéristique principale est le doute. Pas un doute cartésien qui s'exerce pour mieux trouver la vérité , mais le doute sur l'existence même de la vérité, immuable, prête a être cueillie.

L'histoire participe bien évidemment aux changements des cadres de pensée et ses transformations en profondeur ne datent pas d'aujourd’hui, si l'on pense à Lucien Febvre et Marc Bloch, les historiens qui ont inauguré l'histoire des mentalités à la fin des années 20. Le positivisme, son objectivité, ses certitudes en étaient déjà chassés. Tout est histoire, affirmait déjà Febvre, histoire de toute la production humaine, de ses rêves à sa vie matérielle. Georges Duby, plus récemment, comparait le métier de l'historien à celui d'un tisserand, dont le matériau concret serait les clous permettant d´accrocher la tapisserie aux murs. Les motifs et la trame étant ourdis par l'historien lui-même, à partir de ses inquiétudes et des faits tirés de ses rêves.

La subjectivité inexorable de toute production évince la possibilité des certitudes, et les documents qui attestent l'authenticité sont autant de productions interprétatives d'une réalité donnée. L'histoire actuelle est donc la compréhension  de l’historicité absolue de tous les événements et, en même temps, de l'arbitraire des faits qui sont assignés comme étant historiques ; l'histoire se présente ainsi comme un champ ouvert à  toutes les possibilités de l'être et donc, des répartitions de l´humain. Cependant, malgré trois décennies de féminismes, en dépit des débats théoriques et d'une abondante production académique sur les femmes et les relations de genre, les modulations imaginaires du quotidien présentent encore des images figées de femmes et d'hommes  qui re-construisent les hiérarchies et les dominances sociales de façon a- historique .

 Néanmoins, dans le silence et l'obscurité de l'histoire, il existe un inépuisable réservoir de relations humaines, de toutes formes et de couleurs, cachées par une prétendue "nature " humaine immuable, siège  presque divin des déterminations sociales de genre. Qui peut garantir l´existence des genres binaires, basés sur le sexe biologique, tout au long du temps, sur des espaces aussi étendus que la terre entière? Ce ne sont  que l´invocation de la nature humaine ou de la création divine qui peuvent fonder de telles croyances ! Et je dis bien « des croyances », le domaine du personnel, du dogme, de l´axiomatique, de l´évidence basées sur... rien.

On peut, bien sûr, invoquer l´histoire, l´anthropologie, les sciences sociales et humaines pour étayer le discours du « ça a  toujours été comme ça » ; cependant, à partir du milieu du siècle dernier, la critique des « vérités » scientifiques, nous permet de mettre en doute tout énoncé à portée universelle, toute tentative de cerner l´humain dans un carcan inviolable de « nature humaine », d´identité de sexe ou genre. La critique même faite à l´histoire en tant que mémoire sociale, construite selon les représentations sociales et les conditions de production des historiens, montre à quel point l´imaginaire social est composé de fausses  idées, de représentations sociales d´un présent qui se veut universel. En effet, comme le souligne Foucault (1971), on est dans le vrai si l´on participe de l´ordre du discours, du régime de vérité, les significations qui composent le tissu social, qui créent les valeurs, les hiérarchies, les exclusions.

C´est ici, selon moi, que se trouve la tâche de l'historienne féministe: trouver les significations qui construisent les réalités sur lesquelles on se penche, trouver les singularités qui construisent – ou pas- des relations de genre, quel genre ?  Ces significations s'expriment dans les représentations du monde et les représentations sont ici comprises en tant que constructions de la réalité selon les appréhensions particulières à certains cadres de pensée, c'est-à-dire, comment  l'on perçoit la réalité et comment on l'exprime, telle que nous voulons qu'elle soit.

Le réel ici, c´est en fait l'imaginaire qui s'impose comme tel, qui affirme sa réalité sur toutes les autres possibilités. Dans le domaine des relations humaines, ce sont les représentations paradigmatiques  qui établissent les marges, les limites et donc, les exclusions. Dé-marginaliser, dans cette perspective, serait retrouver le réseau de sens qui s'impose en tant qu'évidence de réalité: renverser les évidences, en somme, comme le voulait Foucault.(1971)

La lourdeur des évidences accompagne l'histoire en tant que tradition et la tradition est invoquée pour donner un sceau d'autorité au maintien des relations sociales singulières,  marquées cependant d'une historicité commune à toute action humaine. Si l'on travaille les représentations et si l'on cherche les sens spécifiques qui se dégagent de  leurs conditions de production, l'analyse des pratiques discursives ponctuelles nous renvoie à une notion d'histoire plus globale, puisque particulière.

Les représentations sociales ne sont pas créées par l'individu qui vient de naître; il les reçoit, éventuellement les modifie, et ce monde représenté est pour lui le réel. Les représentations dont dispose l'être humain dans une formation sociale donnée, composent un cadre de pensée où la frontière entre l'imaginaire et le réel est indéfinissable, puisqu´en effet, l´imaginaire est le réel dans un  système de croyances. On sait que les discours des historiens / sociologues/ anthropologues, lorsqu´ils énoncent des vérités sur les relations humaines, sont faussés par les représentations sociales qui les construisent. Cette catégorie 'Représentations sociales"  est cependant frappée de mobilité dans l'espace et dans le temps, ce qui l'éloigne des représentations collectives, du  déjà-là, liées inexorablement à l'être humain.

Les inquiétudes de la science, les jalons posés par les méthodes scientifiques, sont tous perclus des mêmes catégories de pensée qui orientent la perception courante du monde. Ainsi,  voyons-nous à travers un exemple très concret, que les explications scientifiques sur l'existence de l'univers, passent par le cadre de représentation de la naissance et de la mort, c'est-à-dire que l'horizon épistémologique de l'astrophysique ne dépasse pas les contingences d'un début et d'une fin, ce qui, à la limite, revient à une impasse théologique.

Les représentations sociales construisent ainsi la réalité selon les instances des groupes, des pratiques qui forgent les identités et les institutions qui les objectivent, dans leur singularité de groupe ou de communauté. Le domaine des représentations sociales nous mène ainsi à l'analyse du quotidien, du sens commun de formes de pensée qui définissent  la construction et l'articulation des formations sociales, leurs normes, leurs valeurs, les catégories d'approche du réel, et les limites qui en découlent .

 Dans ce sens, même les féministes ont du mal à se dégager des images de « la femme » ou des relations sociales inexorablement marquées par un partage sexe/genre, ou bien d´une application sans retenue de ce système – historique- sexe biologique / genre social comme étant le socle de toute et n´importe quelle société. C´est ainsi que les représentations sociales, dans les limites d'un imaginaire spécifique, déterminent les domaines du possible et de l'impossible, les domaines de la recherche, la construction des paradigmes scientifiques et sociaux, les marges et le centre de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas.

Les formes d'inculquer la transmission  des catégories de pensée font partie de l'univers de recherche, de la formulation de présupposés, de la construction des cadres théoriques. Mais les féminismes nous proposent et nous enseignent une constante méta-critique, un mouvement in/ out de la pensée (De Lauretis), permettant de percevoir les scories des représentations sociales qui enferment la pensée. Tel est le cas de l´universalisation des relations sexe/genre et de l´hétérosexualité en tant que modèle sociétaire de l´humain.

Ce que l'histoire ne dit pas, n'a jamais existé. Tout ce qui outrepasse les limites des représentations est évincé du domaine de l'histoire et placé à l'ombre du mythe, où la signification se limite à l'illusion, à l'invention imaginaire des "primitifs". Le mythe, l´une des hautes expressions de l'imaginaire humain, est aujourd'hui récupéré comme source historique, discours sur les valeurs et les normes qui s'installent et se transforment, là ou les autres indices nous manquent.

Par contre, ce que l´histoire dit se transforme en tradition, en réalité, en vérité sociale qui valide une immuable relation sexe/ genre, homme / femme. En effet, qui peut affirmer que ce partage a toujours existé dans une histoire humaine longue de plus de 40.000 ans ? C´est uniquement le présupposé d´une nature humaine qui peut étayer ce genre de conviction.

L'histoire ancienne, du moins celle qui est enseignée au Brésil, s'attache surtout a la Grèce, aux aurores de la « pensée scientifique », laissant à quelques spécialistes le domaine d´un passé aussi immense que méconnu. L' archéologie reproduit le passé selon les cadres de représentation des archéologues et c´est ainsi que nous avons pu voir fleurir des scènes telles que l'homme tirant la femme par les cheveux, des êtres assexués dessinés sur les murs des grottes, invariablement considerés comme des hommes, leurs attributs symboliques systématiquement ignorés.

Combien de professeurs, combien d'élèves ont eu accès aux découvertes de James Melaart[1], pourtant publiées, qui nous montre une culture pacifique, hautement sophistiquée a Çatal Huyuk, en Anatolie, où le féminin était honoré sous des formes d'une femme assise sur un trône, flanquée d'animaux sauvages ? Ou avec la représentation des organes génitaux féminins ou encore, avec des scènes d'enfantement, sur des très larges panneaux, 7 000 ans AC? 40.000 ans d'histoire humaine ont produits d'innombrables statues, figurines, images des femmes ou du féminin; néanmoins, il est surprenant de lire les textes qui accompagnent ces images. Par exemple, au musée du Louvre, nous trouvons ces descriptions attachées aux statuettes féminines: « Image de femme, figurine féminine, femmes » . Lorsqu'on aperçoit un objet quelconque de style  pointu, phallique ou une tête barbue, l'énoncé se transforme en : « dieu, roi, prince ».

Marija Gimbutas[2] a écrit une vingtaine de livres  sur les symboles du féminin en archéologie en Europe: qui l'utilise dans sa bibliographie? Le culte, réservé aux déesses qui ont traversé les millénaires, ne fait pas partie de l'histoire officielle. Qui parle du culte de Cybele à Rome, d'Isis en Europe, qui connaît Inana, Ishtar, Tiamat, Anahita, Tanaïs, Brigit, Cerridwen, Astarté, Astoreth? Et pourtant, ces déesses ont peuplé l'imaginaire et les pratiques sociales de milliards de créatures, leurs représentations ont traversé les temps et l'espace, pour échouer, inconnues et dénuées de toute importance, sur les plages d'une histoire construite au masculin. 

Pourquoi ces sociétés ne seraient-elles pas organisées selon les cadres imaginaires, si différents des nôtres ? Pourquoi l´incontournable scène binaire, chapotée par l´inexorable procréation, chaîne et destin de la représentation sociale et historique des femmes ? Qui peut affirmer que la roue, le feu, la création des instruments, la construction des maisons et des monuments, des villes et des routes, les réalisations artistiques ont été le fait des hommes ? Qui peut garantir que les dessins pré-historiques ont été réalisés par des hommes ? De toute évidence, le générique « homme » efface le féminin de l´histoire. La prémisse générale, le préjugé construit par les représentations sociales, c´est que les femmes sont incapables de tels exploits, toutes attachées qu´elles sont aux couches et au domestique.

De la même façon, qui peut affirmer que les catégories femme et homme ont toujours existé telles qu´on les conçoit aujourd´hui, hiérarchisées et chargées de valeurs ? L´universel, quel qu´il soit quand il s´agit de l´humain est a-historique. Ainsi, c´est un contre- sens que d´affirmer l´absence des femmes dans les domaines religieux, artistique, politique, ou de la création sous ses toutes formes, puisque les relations humaines sont dotées d´une historicité absolue, donc variables, changeantes, dynamiques et multiformes.

 C´est donc la croyance qui soutient les discours du même, de la monotone répétition,  d´un invariable défilé des corps conjugués au féminin et au masculin, d´une « nature » – sexe biologique- qui définit les tâches et les rôles excluant toutes les complexités culturelles. Quelle est cette arrogance qui détermine les paramètres de l´organisation sociale humaine fondée sur des valeurs arbitraires, les croyances, les pré-jugés et l´ignorance ? Il ne faut donc pas confondre des valeurs historiques avec des faits sociaux . 

Des historiennes féministes travaillent, de nos jours, sur certains índices ignorés para la tradition historique et créent ainsi une nouvelle mémoire sociale, source de transformation de l´imaginaire actuel. Ces indices nous indiquent qu´ont existé des sociétés qui n´étaient pas nécessairement partagées entre féminin et masculin et où les rôles sociaux ne dépendaient pas du sexe biologique.

Ce que nous cherchons ici, ce n'est donc pas le clivage entre le vrai et le mensonger, mais  bien les sens qui  émergent des discours émis dans le passé et sur le passé, une histoire possible, pas nécessairement binaire. Cette optique nous permet de mieux percevoir, par exemple au moment de  la découverte  du Brésil, comment les Portugais  ont représenté les Indiens et la manière comme l'historiographie l´a interprété.

Montrer la présence et l'action des femmes dans les récits et  les descriptions des chroniqueurs du XVIè siècle est une contribution à l'histoire des femmes ; démasquer le silence, dévoiler le rôle socio-politique des femmes portugaises ou indiennes  est la tâche d'une histoire politique.  

D'autre part, analyser les descriptions  ultérieures des us et coutumes des Indiens , leurs relations avec les conquérants dans l'historiographie est fort utile pour comprendre les représentations de genre de l'époque contemporaine et actuelle.

Ce qui nous guide dans ce travail c'est la notion d´historicité, c'est-à-dire l' inéluctable dynamisme du cheminement humain, la perpétuelle mouvance des représentations  du monde et également celles de genres qui, cependant, réapparaissent continuellement, re- sémantisées , universalisées par le discours historique, soi-disant scientifique. Si la raison scientifique  présuppose  une évolution, un progrès de l'humanité dans sa nature et ses mœurs, la raison historique nous propose un tableau de l'humain en transformation continuelle, différence sans origine ni référent,  un simulacre, selon Deleuze.[3]

L’histoire est aussi la mémoire, le creuset de l'identité des peuples, et sa dimension politique, fondée sur l'autorité de la tradition, construit certains rapports sociaux comme étant inévitables. L'oubli, volontaire ou involontaire, est l´un des volets de cette dimension politique, facteur constitutif  d´une caractérisation du vécu historique, dont font partie les relations entre les genres.

Qui dit quoi, où, dans quelles conditions, à qui? demande Foucault. Ces questions, posées au discours historique, démontrent la fragilité des énoncés qui se veulent définitifs, ramenés à leur raison historique, à leur production dans des circonstances précises de  l'espace / temps.

 Cependant, lorsque dans l'analyse historique, on utilise la catégorie genre, la fragmentation de la diachronie permet de dévoiler des situations et des cas précis où les relations entre les êtres humains se déroulent de façon imprévue. L'histoire ainsi perçue dessine un nouvel horizon épistémologique dans la mesure où l'impossible n'existe pas, au contraire, l'histoire est le lieu où TOUT est possible. L'approche binaire des relations entre les genres, l'universalisation des catégories du féminin par le masculin, l'éternelle lutte des sexes sont ainsi remises à leur place, c'est  à dire comme de simples schémas datés, de représentation et d'interprétation du monde.

Ces schémas opèrent comme re-créateurs du monde, tel que nous pouvons le voir, dans des conditions de possibilité précises et surtout, tel que nous voulons qu'íl soit :  représenter n'est donc jamais neutre, car l'émotion et l'affectivité imprègnent le regard posé sur la réalité. Les représentations  et leurs corollaires, la di-vision du monde, l'établissement des normes, des valeurs, des hiérarchies, des cadres de vie émergent aux yeux de l'analyste,  dans tous les discours, dans tous les textes, écrits, inscrits, iconographiques, imagés, symboliques.  Ils expriment leurs conditions de production  dans des réseaux de sens singuliers, historiques.  

Quelques schémas de représentations peuvent avoir un caractère plus ou moins hégémonique, selon les époques et même réapparaître quelques siècles plus tard, dotés d'un poids et d'une signification différents ; ils  définissent, toutefois, les frontières du possible et de l'impossible , du pensable et de l'impensable. Tel est le cas de l´universalisation du système sexe /genre.

Un exemple : le Brésil n´est pas si loin...

Tel est le cas aussi  des discours concernant  la découverte du Brésil: ceux des chroniqueurs portugais ou français, confrontés à l'étrange et au merveilleux et ceux des historiens contemporains, qui interprètent ces discours et en produisent d'autres, tout aussi dépendants des classifications et  des schémas mentaux. Le regard porté sur les Indiens et les Indiennes et leurs relations au XVIè et au XXè siècles, feront l'objet de ce travail dans les cadres théoriques exposés ci-dessus.  

Les chroniqueurs du XIVè siècle tissent leur récit autour du regard, décrivent ce qu'ils voient et ce qui remplit cette vision c´est l'étrange (le différent) et le merveilleux (ourdi par le surnaturel, à jamais inexplicable.)( Todorov,1977). En quête de re-connaissance, l'aventure dans laquelle ils s'embarquent est un locus privilégié de l'épiphanie du merveilleux. Pour eux, la nature sauvage des forêts et des animaux inconnus, est la même qui transforme les papillons en colibris. (Cardim,1978 :36)      Les Indiens sont également stigmatisés par cette dualité, abominables et attrayants, anthropophages mais libres et nus, d'une nudité perverse et , oh, combien!, desirée. (1982)[4]          

L'étrange et le merveilleux percent leurs schémas de représentation du monde, créent des ruptures qui bouleversent leurs sens et les sens. Cependant, la minutie des descriptions révèle un impérieux besoin d'attribuer des significations à ce qui, d'emblée, est dépourvu de sens.

Selon Eni P. Orlandi,

"donner un sens c'est construire  des limites, c' est   développer des domaines, c'est   découvrir des sites de signifiance, c'est rendre possible des gestes d'interprétation.  (1993 :15)"

Dans leur  imaginaire, les représentations ne sont plus valables pour identifier l'ordre du monde,  qui sera donc remplacé par l'ordre du discours. C'est ainsi que les chroniqueurs décrivent l'organisation sociale des Indiens, tout en l'interprétant selon les significations qui leur sont habituelles par le procédé "d'ancrage" qui rend familier l'étrange, et rapproche le sens “déjà-là" du sens à donner.(Guareshi, P. ; Jovelovich,S.1994)                      

"Ni Foi, ni Loi, ni Roi" c'est la formule que l'on retrouve plusieurs fois pour décrire une société dont les valeurs et les liens étaient  autres, donc, "étranges". Gabriel Soares de Souza et Pero Magalhães Gandavo utilisent une métaphore identique: le fait que dans leur langue, les Indiens n'avaient pas les lettres F, L, R, révèlait les symptômes d'une certaine anormalité sociale.

”[...]  s'ils n'ont pas de F, c'est parce qu'ils n'ont de foi en  rien[...];  et s'ils n'ont pas de L dans leur prononciation c'est  parce qu'ils n'ont à observer aucune loi, ni de   préceptes pour leur    gouverne et chacun fait la loi à sa guise, selon sa volonté[...]. Et   s'ils n'ont pas de R dans leur prononciation c'est parce qu'ils n'ont pas; de Roi pour les régenter, à qui devoir obéissance [...];(Souza,1971:302 ;Gandavo,1964:54)

Ainsi, selon les chroniqueurs, les Indiens n'avaient pas de chef et vivaient selon leur bon vouloir; il existait un Indien nommé "principal", chef uniquement en cas de guerres, sans pour autant disposer d'une autorité absolue.

"Dans tous le villages des Tupinanbás il  existe um Principal,  qu'ils ne suivent que pendant les guerres, occasion où on lui  doit une sorte  d'obéissance, étant donné la confiance quí'ls ont   dans son effort et son  expérience, puisqu´en temps de paix,  chacun fait ce qui lui plaît."(Souza, 1971 :303)

Il avait plutôt un rôle d'organisateur, mais tout en décrivant cet état de fait, les chroniqueurs lui attribuent une place hiérarchiquement supérieure. À partir de ce point, nous observons un va-et-vient d'explications et de contradictions qui résultent de la méconnaissance d'une société dont les fondements se situaient  hors de leurs cadres imaginaires. Ainsi, le principe de renversement des évidences, prôné par Foucault, se révèle fort utile pour la  ré-vision de l'histoire au féminin. Les chroniqueurs laissent supposer une société régie par les hommes, mais un regard  attentif décèle des rapports beaucoup plus complexes. Même leur classification des Indiens en hommes et femmes, doit être nuancée.

Les descriptions sont très détaillées chez tous les chroniqueurs et malgré l'accent mis sur les activités « masculines », surtout la guerre, ils ne peuvent s'empêcher de souligner l'importance économique et sociale des femmes. On voit se dessiner ainsi des groupes sociaux aux relations libres et non hiérarchisées. Si celui que l'on écoute est le chef, les véritables meneurs c'étaient  à cette époque les sorciers, les " pajés" , femmes ou hommes. Hans Staden, (Staden :1942 :175) qui vécut deux ans parmi les Indiens, affirme l'existence de femmes "pajés" et prophètes.

Chez les Indiens, les hommes n'avaient pas d'autorité sur les femmes, comme l'indique Claude d'Abeville (1945 :223), ce qui constitue un élément  très important dans les définitions de genre. Ils/elles pouvaient  d'ailleurs, selon ce même chroniqueur (idem), changer de partenaire sexuel à leur guise.  Pas d'obsession non plus en ce qui concerne la virginité : les femmes étaient libres de leur corps et de leur désir.              

Comme le souligne Thévet :

  "[...]le peuple est fort luxurieux, charnel et plus que brutal, les  femmes spécialement,                         car elles cherchent et pratiquent tous les moyens d'émouvoir les hommes[…]   " (Thévet, 1983 :103)

Les Européens, au vu de cette liberté de mœurs, traitent les Indiennes comme des prostituées et ces considérations sont transplantées dans le temps par les analystes modernes, tel  Gilberto Freyre:

" En sautant à terre, l'Européen tombait sur une Indienne nue; les   Pères da la Compagnie, eux-mêmes, étaient obligés de faire attention    pour ne pas heurter du pied des corps féminins. [...] Les femmes étaient les premières à se donner aux Blancs, les plus ardentes  allant jusqu'à se frotter contre les jambes de ceux qu'elles supposaient être des dieux."(Freyre :98)[5]

Dans son envolée ethnocentrique, l'auteur fait des considérations sur l'activité sexuelle des Indiens, tout en expliquant, du haut de sa supériorité, les causes et les conséquences:

" Car on peut aujourd'hui affirmer la relative faiblesse de la   sexualité du sauvage   américain. Tout au moins de l'homme, - la vie   plus sédentaire et plus régulière de la femme la dotant d'une   sexualité plus forte que celle du mâle, ce qui explique l'excitation  de beaucoup d'entre elles en face des blancs.[...] On sait en effet      que les organes génitaux des primitifs sont en général moins     développés que ceux des civilisés." (Freyre,1974 :108)

Dans le domaine de la vie quotidienne, selon les descriptions des chroniqueurs, les femmes sont extrêmement actives. Les Indiens en sont très dépendants, autant pour  la survie  que pour l'intégration sociale.

 C'est ainsi, par exemple, que  la production économique et la cohésion sociale sont assurées par les femmes: elles plantent,  font les récoltes et le traitement des produits. Thévet, après avoir expliqué amplement en trois pages et au masculin tout ce qui était planté et la manière de le faire, ajoute une petite phrase qui, de son point de vue, classifie et en même temps disqualifie ce travail:

 " Tout  le négoce de ces racines est remis aux femmes, estimant qu'il n'est pas séant aux hommes de s'en occuper."(Thévet,1983 :148)

 La manière dont il  s'exprime dirige la trajectoire de la compréhension du récepteur, en dévalorisant ces activités au regard de la dignité de l'homme. Il est toutefois passible d'une autre interprétation: les hommes n'étaient peut-être pas dignes de les exercer.

Les femmes font également la boisson qui coule à flots  les jours de fêtes, auxquelles elles participent activement, ainsi qu'à toutes  les activités ludiques de la tribu: elles  chantent, dansent, en groupe ou seules.  Selon Cardim;" [...] ils imitent les oiseaux, serpents et autres animaux, en vers, pour inciter à la lutte. Ces vers sont improvisés et les femmes se révèlent des poètes émérites."(Cardim, 1978 :185)

Le même chroniqueur indique que "[...] les femmes nagent et rament comme les hommes [...] et étant de grandes nageuses, elles n'ont aucunement  peur de l'eau, des vagues et de la mer."(idem, 188)

Les femmes détenaient également le savoir de l'art du tissage, de la céramique, de la  peinture et l'incision sur les corps  humains- signe d'honneur et de beauté. Selon d'Abeville, elles faisaient  "[...] des desseins admirables  sur les corps" .(Abeville,1945 :217)

Mais Gilberto Freyre, de son côté, tranche:

   "Même la magie et l'art, s'ils ne sont pas choses de  la femme*, se   développent par le truchement de l'homme  efféminé et bissexuel, qui préfère, à la vie de mouvement et de   bataille du mâle pur, la vie régulière et domestique de la  femme."(Freyre,1974 : 126/127) (*c´est moi qui souligne)

Dans ce cas, le domaine des représentations est tellement fort qu'il préfère remettre les arts et la magie aux mains des “efféminés”, - hommes, malgré tout. La créativité donc, ne pouvait exister que dans le domaine du masculin.

Les femmes connaissaient les secrets de la préparation des boissons qui égaiaient les fêtes et  le secret de la préparation des farines et de l'alimentation spéciale, destinée aux guerriers sur le sentier de la guerre. Savoir et pouvoir étant conjugués, il est évident que les femmes avaient un rôle et une place déterminants dans les relations sociales, non pas comme objets d'échange et de valeur, mais comme sujets dotés d' importance et de prestige dans leur rôle et  leur condition de femmes. Selon les chroniqueurs, les relations entre femmes et hommes  étaient bonnes, pacifiques,( Cardim,1978 :110) et les mariages se faisaient sans contrainte; cependant, c'est l'avis et le consentement de la mère qui était nécessaire pour  réaliser l'union des enfants. Après le  mariage, l'homme déménage du côté de la famille de la femme, ce qui n´est pas négligeable sous une optique féministe.

Du point de vue de la survie, les hommes avaient une très grande dépendance vis -à-vis des femmes,  puisque c'étaient  elles qui assuraient la production agricole et économique; selon Claude d'Abeville, " les hommes ne pensent qu'à leurs discours et leurs distractions".(Cardim,1978 :242)

Il n'existait , toutefois, aucune relation de domination où les femmes travailleraient sous contrainte , tandis que les hommes ne  feraient  rien; d'un point de vue féministe on peut voir une société de femmes où les hommes ont un rôle marginal mais important dans l'agencement des relations sociales.

Ils sont d´ailleurs obligés de passer par des rites initiatiques, dont celui de la guerre, pour entrer dans le monde des femmes, et recevoir leur  statut dans la société indigène.

Dans cette société, ce sont les femmes qui donnent du prestige aux hommes: celui qui a des filles "[...] est le plus estimé, le plus honoré de tous, puisque les filles sont très recherchées par les garçons qui les convoitent[...]"( Souza, 1971 :204) D'autre part, les garçons doivent être au service des parents de la fille - mère et père, pour avoir accès au mariage. Après celui-ci, ils vont résider avec leurs femmes chez les beaux parents et abandonnent ainsi leur propre famille.

La polygamie des Indien, qui a fait couler beaucoup d'encre,  était surtout pratiquée par les Principaux, les "héros" de guerre. En regardant de plus près, cependant, nous observons que plusieurs femmes choisissaient un homme pour sa bravoure au combat, mais son prestige dans la tribu était dû à ces femmes qui l'entouraient.(Cardim, 1971 :103)                  

Lorsqu'un Indien tuait un ennemi, il changeait de nom et pouvait  alors se marier, entrer dans la société des femmes , entrer dans la société tout court, en tant qu'adulte .Comme l'écrit Hans Staden, qui vécut au sein d'une tribu comme prisonnier des Indiens pendant deux ans, "certaines femmes peuvent avoir un même mari, mais chacune d' elles a sa place dans la maison et son lopin de terre. " (Staden ,1942 :171)[6]

Gilberto Freyre, pour  sa part, enrichie notre connaissance de ses considérations personnelles :

"La polygamie ne correspond pas chez les sauvages qui la pratiquent   - y compris ceux du Brésil-  au seul désir sexuel, si difficile     à satisfaire pour l'homme avec une seule femme; elle correspond aussi  à l'intérêt économique du chasseur, du pêcheur, du guerrier, à     s'entourer de valeurs économiques vives, créatrices, représentées justement par les femmes." ."(Freyre,1974 : 126)

Dans ce "cocorico masculino-dominateur ", nous avons une image figée de l'homme- sujet social- qui s'entoure des objets-valeurs, les femmes. Toutes les singularités de la société indigène brésilienne sont effacées d'un seul geste, qui fixe les sens et leur donne une emprise universelle.

D'autre part, il y avait semble-t-il, une préoccupation sociale en ce qui concerne la sexualité  féminine, car la polygamie suppléait le manque éventuel  de partenaires masculins pour les femmes sans mari, comme le souligne d'Abeville. (Abeville,1945 :223)

Il est intéressant d'observer que  le même chroniqueur considère que la polygamie était possible, si l'Indien  pouvait se permettre d´entretenir ses femmes (Abeville,1945 :283), ce qui, évidemment, représente une inversion des rôles, car les femmes étaient les productrices. Le processus d'ancrage apparaît ainsi clairement: le bizarre devient familier par une simple tournure d'esprit , exorcisant ainsi le danger d'une sexualité féminine épanouie et  libre, entérinée socialement.

 La guerre était donc d’une très grande importance pour les hommes, c'était pour eux la manière par excellente d'affirmer leur rôle et leur place dans la société. Les prisonniers faits en ces occasions  étaient tenus à vue par les femmes qui pouvaient en  choisir un comme époux, avant qu'il ne soit sacrifié. Elles étaient les seules à pouvoir les libérer et ainsi leur re-donner la vie: si l'une de ces femmes décidait de s'enfuir avec le prisonnier, la tribu ne lui faisait aucun reproche, et personne  ne partait à sa poursuite (Cardim, 1971 :114). Le choix et la liberté des femmes étaient ainsi réaffirmés, dans une affaire aussi importante socialement que le sacrifice d'un captif. Les femmes capturées étaient aussi sacrifiées au cours de grandes festivités, mais étaient libres de leurs mouvements pendant le temps de captivité (Gandavo,1964 :65 : Thévet :1983 :87)).Cela démontre également que les représentations symboliques sur le rôle du sacrifice des prisonniers n’étaient pas liées à une quelconque conception de genres, plus ou moins importantes dans les rituels de mise à mort.

Nous voyons ainsi que le partage des rôles selon les genres n'impliquait ni domination  ni hiérarchisation dans la singularité de son régime de vérité et de circulation de sens.Nous ne voulons pas décrire une société parfaite, loin de là. Il est possible, toutefois, de  constater une rupture de la monotone représentation binaire polarisée femme/ homme, fragilité/ force, dominée/ dominant, mauvais/ bon, objet /sujet.

Fort instructif est  d'observer la manière dont les chroniqueurs, à partir de leurs représentations du monde décrivent les relations entre homme et femme, et les contradictions dans lesquelles ils tombent.  Claude d'Abeville nous conte que les femmes ne peuvent abandonner leurs maris mais à la page suivante il précise que les ménages peuvent être  dissous selon la volonté de l'un ou de l'autre. (Abeville, 1945 :222-223)  Serait- ce un refus d'admettre la dissolubilité des unions?

Dans les rites qui accompagnent les accouchements, il y a une inversion des rôles, l’occasion pour le père de marquer  symboliquement sa participation à l'évènement: les femmes  accouchées  vont se baigner dans la rivière immédiatement après la délivrance, tandis que les pères se couchent, plaintifs, dans leurs hamacs et se font choyer, reçoivent des visites comme s'ils avaient subi de grandes souffrances.[7]

L'interdiscours du XVIè siècle émerge dans les observations des chroniqueurs sur les Indiens lorsqu'ils indiquent le rôle prédominant du père dans la conception de l'enfant. Cela ressemble fortement à l'argumentation d'Aristote et à l'imaginaire chrétien, exprimé de façon exemplaire par la conception du Christ.[8] L'autorité de la Grèce ancienne est constamment invoquée, surtout par Thévet, dont les considérations seront reprises par l'historiographe.     

     Nous avons vu, cependant, que les règles et les relations dans la société indigène étaient bien plus nuancées; le rouleau compresseur des descriptions faites génériquement au masculin, sous un regard domestiqué par des siècles de patriarcat, laisse aisément échapper les filigranes qui composent un tableau où valeurs et normes n'imposent pas une vision bi-partite et hiérarchisée de l'humain.

L'ancrage serait l´acte d'imposer un sens  à l' étrange, comme nous l'avons souligné, c'est remettre les choses en ordre, c'est rendre familier ce qui paraît impossible ou bizarre, comme une société où les femmes sont libres et les relations de genre ne sont pas déterminées par la nature même des sexes, comme nous verrons plus loin. Cette forme idéologique de descriptions des mœurs des Indiens devient un discours fondateur, celui qui instaure et crée une  nouvelle mémoire,  et une tradition.

Selon Eni P. Orlandi,

“Le sens antérieur n'est plus autorisé. [...]Le dire émerge dans le processus de   signification de  manière telle que son émergence produit une mémoire.[...] Il se crée une  tradition de sens qui se projette vers l'aval et l'amont, conduisant le nouveau       vers le permanent. [...] Il se produit ainsi l'effet du familier, de l'évidence, de ce qui   ne peut être que comme cela ».( Orlandi, 1993  :13-14)

Dans ce sens, les discours sur la prédominance masculine dans la société indigène brésilienne forment  un discours fondateur , et créent ainsi  une  mémoire et une la tradition qui instaure le patriarcat avant même la présence européenne au Brésil.

Les sciences sociales ne font que renforcer encore plus ce discours :  en ce qui concerne l'organisation sociale et politique, par exemple, le sociologue contemporain Florestan Ferandes (Fernandes, 1989) décrit un ordre patriarcal, dont il classifie les types de domination comme oligarchique ( Conseil des Anciens) et charismatique ( le Principal et les "Pajes").

Il dédie un chapitre au Conseil des Anciens, entièrement traité au masculin. Or, les chroniqueurs assurent le prestige et l´importance des vieilles femmes dans la destinée des nations indigènes; si le Principal, était le chef de guerre ,  le "Paje"  chef spirituel, pouvaient aussi bien être une femme.

: une société sans chef défini, sans  hiérarchisation des sexes, où les femmes était  politiquement et économiquement très important ?  Les indices sont là dans les textes,  pour qui veut les voir.

Fernandes (Fernandes,  1989 :114-115-116) indique le rôle décisif des femmes en tant qu'agents économiques: mais il ramène l'organisation indigène à l’ordre de son imaginaire car l'analyse  trébuche dans le domaine de l'impensable:

"[...] je crois qu'elle doit être comprise du point de vue des compensations réciproques établies par le système de distribution des occupation. [...] dans lequel    nous  soulignons la protection permanente que les hommes assuraient aux femmes. (Fernandes,  1989 :113)

Après avoir lu les  chroniqueurs,  Fernandes ne peut nier l’importance économique des femmes: " la situation précaire dans laquelle se trouvaient  les hommes Tupinambás hors du monde des  femmes  ( mère,  sœur ou épouse) pour s'occuper d'eux." (Fernandes,  1989 :114))  Mais de son propre chef, l'auteur ajoute, pour marquer l'importance des hommes : "Les femmes pouvaient subir de grandes privations sans l'appui des hommes." (idem).  Dans ce jeu d’images contradictoires, l’auteur assure la manutention des rôles sociaux genrés selon ses modèles contemporains.                 

L'histoire reprend donc ces discours  et nous renvoie l'image d'un pays dont les origines "naturelles" indiquent une prédominance de l'homme sur la femme. Les affirmations ainsi fondées, débouchent sur l'éternelle "lutte des sexes" et "l'universelle domination de la femme par l'homme ",  dont le silence et la manipulation  historiques se font les complices.

Ce sont de telles affirmations qui instituent dans l'imaginaire social la représentation  d'universalité dans le rapport  hiérarchisé entre femmes et hommes, relation frappée de l' indélébile  sceau du "déterminé pour toujours", des origines jusqu´à la fin de l'humanité, entériné par le présent. C'est ce genre d'évidences qu'une histoire au féminin  doit renverser.

Avec leurs discours mitigés, traversés d'étonnement, les chroniqueurs indiquent la construction d'un nouvel ordre, en ne tenant pas  compte d’une organisation   sociale formulée par d'autres représentations du monde ou ne le voulant.

 Les Portugais vont miser sur la destruction de la manière de vivre des Indiens, du point de vue matériel - avec l'esclavage et le massacre systématique - et du point de vue social / moral - avec l'instauration de leur  imaginaire et de la morale bi-sexuée (l' une masculine et l'autre féminine) où finalement, selon  leurs normes et leurs  valeurs  le masculin l'emporte sur le féminin. Le monde indien s'effrite ainsi sous le regard du colonisateur et disparaît sous les coups de la sauvagerie  chrétienne.       

 

Choisir Son Genre

Les Indiens du Brésil connaissaient très peu de contraintes sexuelles, en dehors de quelques interdits entre parents. D'autre part, chose remarquable pour les études sur le genre, les catégories femme / homme n'étaient pas définies à partir du sexe biologique .

En effet, chacun pouvait choisir l'appartenance à l'un ou l'autre groupe et exercer sa sexualité comme bon lui semble. L'homosexualité était une pratique comme une autre, et n'entraînait aucune forme d'exclusion.

Gabriel Soares de Souza est fort indigné par ces pratiques et ne parle que des hommes:

            "[...] ils sont fortement enclins au pêché infâme, qui   n'est point condamné; celui qui tient le rôle de mâle se vante de ses bestiales  prouesses; et au sein des     tribus éparpillés  dans les forêts il y en a qui s'offrent  à qui les  veulent , comme des femmes publiques." (Souza, 1971:308)     

Parler n'est jamais neutre et encore une fois  le langage ne fait que souligner les valeurs, les préjugés, les représentations de genre de l'émetteur. Ce discours, cependant, égrène des images historiques, dont l'historicité même fait éclater les moules des paradigmes.

Gilberto Freyre, notre contemporain, tranche encore sur la question:

 "Il est impossible de vérifier jusqu'à quel point, en Amérique   primitve la pratique venait ou non de perversion congénitale. En   fait, la pédérastie n'avait pas sa source dans le manque ou la  rareté des femmes.[...] mais dans la ségrégation des jeunes gens     dans les maisons secrètes des hommes."(Freyre, 1974:130)

Gandavo, au XVIè siècle, tient un tout autre  discours, où il aborde, en passant, un sujet tellement brûlant qu'il en parle du bout des lèvres:

             " Quelques Indiennes choisissent la chasteté et ne veulent pas  d'homme, d'aucune façon et n'auront de commerce avec d'aucun, même  sous menace de mort. Elles abandonnent le monde des femmes et    restent avec les hommes dans toutes leurs activités, comme si elles   n'étaient pas des femmes. Elles se font couper les cheveux comme les   mâles et font la guerre armées d'arc et de flèches, et vont à la    chasse, toujours dans la compagnie des hommes, et chacune d'elles      a une femme pour la servir et elles disent qu'elles sont ainsi    mariées  et ont des relations intimes comme mari et femme."(Gandavo, 1964 :56-57)

Le choix d'être homme ou femme ici apparaît évident: si la femme décide d’être un homme elle sera considérée comme tel,  et acceptée comme tel et vice-versa. L'individu choisit donc  son genre, son rôle sexué dans la société et son rôle social en découle. Il n'y avait pas d'imposition "naturelle" ou de contrainte sociale visant l'hétérosexualité.

Florestan Fernandes,[9] dans ses conditions de représentation, classifie les Indiennes qui choisissent le rôle masculin dans la société comme "tribades" ; il cite les chroniqueurs qui indiquent simplement leur existence et leur manière de vivre, en y  ajoutant ses propres jugements de valeurs:

" Selon ces sources, les femmes tribades assumaient les attitudes culturellement définies comme étant masculine    [...]adoptaient la forme masculine de se coiffer et se     mariaient comme les hommes [...] Elles  assumaient ainsi   toute espèce de parenté adoptive et les obligations qui en découlaient[...]. Formellement, cependant, il paraît que ceci était un simple moyen pour attribuer un status aux   femmes qui      constituaient des déviations psychologiques du type idéal de personnalités[...].(Fernandes, 1989 :137-138)

On croit rêver. L'auteur ajoute également:

“Si l'on s'en tient aux informations, ces déviations    étaient peu fréquentes et en quelques circonstances, du     moins, selon les informations de Gandavo, la société  éliminait ce problème en éliminant ces femmes tribades." [...].(Fernandes, 1989 :138)     

       Ces citations sont un exemple de choix pour montrer l'interférence du cadre des représentations d'un auteur sur ces explications, d'autant plus qu' une lecture minutieuse de Gandavo ne permet aucunement d'admettre  l'élimination de ces femmes, ni que leur existence puisse constituer un problème pour la tribu. Florestan Fernandes attribue  à des relations entre femmes, des concepts encore peu utilisés même à son époque [10] et surtout, disqualifie ces rapports par son énoncé.

      Maladie, problème (problème pour l´auteur, oui), les possibilités infinies de l'histoire des relations humaines sont réduites aux  exclusions modernes ou aux éternels silences, lorsqu'il s'agit des relations entre femmes.

Par contre, les relations homosexuelles entre hommes sont plus abordables e/ ou explicables. Florestan Fernandes s'empresse de les justifier par la nécessité:

" Il me semble que les pratiques sodomitiques des Tupinanbás doivent être vues comme palliatifs aux    difficultés d'obtention de partenaires sexuels." [...].(Fernandes, 1989 :136)

En effet, l'homosexualité masculine fait partie de l'histoire connue sans que son apparition n'entraîne des modifications dans l'ordre de la représentation binaire des genres Cependant, pour cet auteur, ce n´est pas le goût qui oriente le choix du partenaire sexuel, mais le besoin et le manque.

Paul Veyne donne plusieurs fois un avertissement dans ses livres sur l'utilisation des anachronismes en histoire, des mots dont les sens appartiennent à un réseau actuel de significations, employés pour désigner des êtres ou même des situations éloignés  dans le temps et dans l'espace. Foucault, à son tour, s'interroge sur la pertinence d’employer le mot homosexuel même  pour les Grecs:

" En fait, la notion d'homosexualité est bien peu adéquate pour recouvrir une expérience, des formes de valorisation et un système de découpage si différents des nôtres."(Foucault, 1984 :207)

Nous voyons ainsi l'interprétation qui sculpte une société au gré des représentations du présent, où se perpétuent des rôles que déterminent les genres,  par une "nature"  universelle qui se manifeste, selon cette optique, dans une monotone uniformisation historique. Cependant, la raison historique nous démontre que dans le domaine des relations humaines et de la nature elle-même, tout est possible  et que la singularité est l'objet même de l'histoire.                              

Les discours positivistes sur l'évolution ou sur la sauvagerie ne réduisent pas l'importance de ce fait, dont la matérialité  du réel nous échappe. Son historicité , l'émergence dans la littérature du XVIè siècle  d'une société dont les membres peuvent choisir le genre  auquel ils veulent appartenir constitue un événement, une rupture dans l'ordre du discours. C'est une faille qui se crée au niveau de l'imaginaire et qui ouvre les horizons du possible en histoire.

Ainsi, le babillage des discours sur les genres construit-il une histoire à l'image de leurs auteurs et de leurs représentations, selon les valeurs attachées à une vision binaire du monde. Les réseaux de sens  singuliers qui donnent une signification aux images de soi et de l'autre  sont ignorées, dans la mesure où des axes rigides d'interprétation empêchent, réduisent l'infinie polysémie des relations humaines.

Dans ce cadre, les femmes furent expulsées de l'histoire, non pas parce qu'elles en étaient absentes, mais bien parce que  le discours historique les a rendues invisibles, les a façonnées inexorablement comme des êtres inférieurs, figés dans des rôles  subordonnés, dominés, même là où les indices crient que les choses sont tout autres.

 Le libre choix des genres dans la société indigène brésilienne, montre qu´ à l'époque de la découverte, le discours du “naturel” n’est qu’une construction donnée : la " nature-elle-ment[11]". Les études féministes se doivent de revoir la place des femmes et le partage du pouvoir entre genres dans leur historicité, donc leur pluralité; et pourquoi pas des relations sans pouvoir? La raison historique montre que  les réseaux de sens sont singuliers et dévoilent la pluralité infinie de la re-création de l’humain. Ce sont les chemins d´une histoire du possible.

 

Références bibliographiques

Chroniqueurs du XVI/XVIIème:

Cardim Fernão. 1978. Tratado da terra e gente do Brasil, São Paulo, Ed. Nacional

d'Abeville, Claude. 1945,História das Missões do Padres Capuchinhos na Ilha do Maranhão e terras circunvizinhas, São Paulo, Livraria Martins Editora

Gandavo, Pero Magalhães. 1964. História da Província de Santa Cruz. Tratado da terra do Brasil, SP, Ed. Obelisco

Salvador, Frei Vicente. 1954 , Historia do Brasil 1500-1627, SP, Melhoramentos

Souza, Gabriel Soares de, 1971. Tratado descritivo do Brasil em 1587, SP, Ed. Nacional

Staden, Hans. 1942. Duas viagens ao Brasil , São Paulo, Sociedade Hans Staden,

Thévet,André. 1983, Les singularités de la France Antartique- le Brésil des cannibales au XVIèsiècle,Paris,  La Découverte

Autres :

Fernandes, Florestan. 1989,A organização social dos Tupinanbás., SP, Hucitec

Foucault, Michel. 1984,Histoire de la sexualité - l'usage des plaisirs. Paris, Gallimard, vol. II.

Foucault, Michel.1971.L`ordre du discours. Galllimard, Paris.

Freyre, Gilberto . 1974, Maîtres et esclaves, la formation de la société brésilienne, Paris, Gallimard. Cet auteur a été traduit en plus de trente langues!

Métraux, Alfred ,  1979 , A religião dos Tupinambás, S.P., Ed. Nacional, /USP

Orlandi, Eni Pulcinelli.  1993 .Discurso Fundador, a formação do país e a construção da identidade nacional. Campina/ São Paulo, Pontes

 Guaresch, 1994 Pedrinho e Jovelovich, Sandra. Textos em representações sociais, Petrópolis/RJ, Vozes

Tzvatan Todorov. 1977. La letteratura fantastica, Garzanti, Milano


[1] Mellaart, J. (1967) Çatal Hüyük: A Neolithic Town in Anatolia. Thames and Hudson: London.

Voir également http://culturalworld.wordpress.com/2008/01/23/a-journey-to-9000-years-ago/ site visitée au 21/01/2008

[2] Voir, par exemple, interview sur http://diariodadeusa.com.sapo.pt/marija.htm- site visitée au 21/01/2008

[3] sur cette notion  de Gilles Deleuze, voir, par exemple La logique du sens,  Paris, Ed. de Minuit, 1969.

[4]voir à ce sujet, le chapitre V  de Michel de Certeau, A escrita da história , Rio de Janeiro,. Forense / Universitária, 1982.

[5] Cet auteur a été traduit en plus de trente langues!

[6] Les Indiens n'avaient pas de propriété privé des terre, mais  selon les chroniqueurs, les  femmes disposaient d'un lopin.

[7]vor à ce propos, Gabriel de Souza Soares, op. cit. , p. 306 e Frei Vicente Salvador,Historia do Brasil 1500-1627, SP, Melhoramentos, 1954 , p.72

[8]Marie , dépositaire de la "semence"divine,reçoit  " la nouvelle” une fois enceinte et ne  participe à la naissance du Christ qu'en tant que receptacle.

[9] auteur très connu dans les milieux académiques brésiliens et internationaux, professeur à la USP et  à l’occasion à l'Université de Toronto.

[10] Florestan Fernandes  écrit en 1948;   en 1953, le  Nouveau Petit Larousse de Claude et Paul Augé, 1953, ne consignait pas  encore ce mot et  lesbianisme était défini"De Lesbos. D'autre part, la psychopathologie à l'époque classait le tribadisme comme maladie..

[11]jeu de mots emprunté au titre de la revue Questions Féministes, n03, mars 1978, Paris,Ed. Tierce.