AMAZONES BRÉSILIENNES? LES DISCOURS DU POSSIBLE ET  DE l’IMPOSSIBLE .

 

Tania NAVARRO SWAIN

Professeure invitée à l’IREF-UQAM

 

Résumé :

         Les discours autour de l’existence des Amazones nous montrent comment les cadres de pensée d’une époque  forgent les faits et construisent la « vérité » historique  dans la mesure où le « pensable »devient le  seul « possible ». L’histoire ainsi élaborée évacue de son récit et de la mémoire social  les relations humaines qui ne s’adaptent  pas à la conception binaire  féminin / masculin,  basée sur des représentations figées de genre. L’idée des femmes vivant seules par choix perd de son goût de réalité au long des siècles : au XVIe  les discours de colonisateurs au Brésil les considèrent tout à fait réelles; au XVIIIe le doute s’installe avec fermeté et au XXe nous retrouvons les Amazones brésiliennes renvoyées  au domaine de l’illusoire, du fantastique.

 

 

Des Amazones au Brésil? Des sourires incrédules et même moqueurs vont certainement se dessiner sur les visages sérieux, académiquement corrects.PRIVATE

Dans le cadre de l' imaginaire contemporain cet énoncé tiendrait peut-être de l' incongruité, d’une formulation bizarre.

La tâche de l' historienne, cependant, n' est pas celle de rechercher une réalité à jamais perdue, mais bien le décodage des sens qui circulent en tant que vérités ou mensonges dans des formations sociales singulières. Je ne cherche donc pas le réel ni d’apporter la « preuve » de la présence des Amazones au Brésil, mais bien la signification que peut avoir la possibilité de leur existence.

Qu'est ce donc que le réel? Claude Gilbert Dubois ( Dubois,1985) affirme que c’est l'imaginaire qui s'impose comme tel, qui efface toute possibilité d’existence en dehors de ses limites. La subjectivité inexorable de toute lecture et de production textuelle évince la possibilité d’avoir une seule certitude dans le discours historique par rapport aux référents réels.

L’Histoire, fiction? Oui et non. Oui, dans la mesure où les traces de l'événementiel sont médiatisées par l'interprétation; non, car les indices sont les signes qui appellent la décodification.

L’Histoire, un discours issu d' une réalité, marqué de conditions de production spécifiques qui cernent la représentation faite du monde et dans le monde, tout en lui  conférant le sceau d’  Histoire-réalité ou d’ Histoire-illusion. Parler des Amazones au Brésil n’est donc qu’un prétexte pour parler de l’Histoire qui fonde les traditions et inaugure la mémoire des faits qui sont  considérés comme possibles ou entièrement évacués de l’ordre du réel.

Régine Robin appelle « sociogramme » cette grille d'analyse qui transforme en discours interprétatif la réalité perçue du monde. Le sociogramme, selon l’auteure

est une concrétisation, une actualisation de l' imaginaire social dans son idécidabilité même

[ ... ] qui ne cesse de se transformer, par précipitation au sens chimique du terme, laissant des résidus du type ' cliché', doxa, stéréotype ou par adjonction de nouveaux éléments, par déplacement, bref par évolution d'une structure ouverte. (Robin,1995:58-59)

Histoire-interprétation qui part donc d'un sociogramme donné, celui du présent, pour essayer d'illuminer les sens qui parcourent l'horizon de signification du passé. Dans leur pluralité même et dans leur réseau de spécificité géographique et temporelle, les sens indiquent les possibilités du réel.

Impossible l'existence des Amazones? Impossible pourquoi et quand? La démarche prônée par Foucault, du renversement des évidences a son pendant dans le renversement des impossibilités. Qui parle, dans quelle situation, à qui parle-t-on, de quel lieu de parole ? L’historienne féministe se doit donc non seulement d’ausculter les silences de l’histoire, mais aussi d’écouter la prolifération des discours et leur déploiement de sens, qui nous renvoient à leur condition de production des relations de genre. Le possible et l’impossible se retrouvent ainsi re-dessinés dans le grand canevas de l’histoire que l’on connaît et à laquelle on croit.

         Car, on le sait, ce que l’histoire ne dit pas, n’a jamais existé. Du moins dans l’ordre du discours du vrai.

 D'où viennent les certitudes par rapport au vrai et au faux? Les constellations de sens, les conditions de possibilité dénonciation et de représentation, les régimes de vérité, toutes ne sont que des formulations différentes pour expliquer les schèmes d'analyse et de production du discours sur la réalité, qu'il soit historique ou autre. En commentant la logique des choses sociales Maffesoli ( Maffesoli,1985: 69) dit qu’elle « ne saurait se confondre avec la construction déductive qui nous fait assigner telle ou telle identité aux gens, aux choses, aux situations ».

Dans le domaine  des relations humaines, ce sont les représentations paradigmatiques qui établissent les marges, les limites et donc, les exclusions. L' existence des Amazones n' a pas toujours été mise en doute, comme nous le verrons.

Dans cette optique il est important de souligner ici la notion de raison historique qui traverse le domaine des sciences sociales actuellement; cette notion indique l’inéluctable historicité de toute action, pensée ou discipline, dont les souches se trouvent solidement ancrées dans le sol qui les alimente, réalité d' un moment, fiction de l' autre.

Imprenable réalité, comment en faire l'histoire? L'analyse de pratiques discursives et de leurs conditions de production, de la problématique (Foucault, 1984; Introduction) qui s' en dégage  par rapport à une thématique donnée nous renvoient à une notion d`histoire plus globale, puisque particulière : histoire d’un lieu de signification.

La dimension évolutive de l’histoire est ainsi écartée; l’interdiscours, toutefois, contient des noyaux imaginaires / représentationnels qui peuvent s’actualiser à tout moment, dans des réseaux de sens dissemblables, dont dépendent leur force et leur ampleur.

Ainsi trouvons nous les Amazones comme un  noyau imagétique  qui se reproduit au long des siècles avec un rapport tout à fait différent en ce qui concerne la réalité. Du XVIe au XXe  siècle, les Amazones font appel au fantastique, à l’irréel, à l’impossible ou tout simplement à un défaut de santé ou de caractère. Comme l’explicite Eni Pulcinelli Orlandi, « donner un sens c"est construire des limites, c"est développer des domaines, c"est découvrir des sites de signifiance, c"est rendre possible des gestes d"interprétation. »  (Orlandi, 1993 : 15)‘      

Mais quelle serait l’importance de parler des Amazones brésiliennes dans ce lieu et ce temps de tant de féminismes, de tant d’actions dont la portée politique est immédiate et concrète?   

Or, le genre, comme le suggère Joan Scott ( Scott, 1988) est une référence décisive dans l’instauration du pouvoir politique, tant dans le domaine  l’institutionnel  que symbolique. La distinction binaire des genres traverse le discours social,  allant du sens commun à la philosophie, donnant ainsi lieu aux positions de pouvoir et d’exclusion.

Dans ce sens, l’imaginaire construit les rôles autour de la norme et l’institution du social s’ensuit, comme le suggère Castoriadis.

L’institution du social est institution des significations imaginaires sociales qui doit, par principe, conférer sens à tout ce qui peut se présenter "dans" la société comme "hors" celle ci. La signification imaginaire  sociale fait être les choses comme telles choses, les pose comme étant ce qu’  elles sont- le ce que étant posé par la signification, qui est indissociablement principe d"existence, principe de pensée, principe de valeur, principe d’action.( Castoriadis,1988: 366 )

L’image des Amazones hante l’imaginaire social dans sa négation absolue de la normativité et son renvoi progressif au domaine de l’illusoire et du mythique assure de plus en plus un ordre patriarcal et masculin, où les valeurs féminines s’attachent surtout à la reproduction .Le bannissement des Amazones du domaine de la raison et de la connaissance élude ainsi leur existence en tant que problématique et aide à l’instauration des pratiques normatives et institutionnelles de polarisation des genres, basées sur la conception du « naturel ».

  Dans l’ordre du « vrai », du concept unificateur qui arrache à la nature son essence, le féminin est l’irrationnel, le passif, l’obscur, le fragile, le dépendant, le désemparé, flanqué d’une irrésistible tendance au mal.( Delumeau, 1978 : chap. V)

Or, dans l’ordre  du discours occidental, les Amazones SONT l’irrationnel, le fantastique, l’impossible réalité des femmes dans un monde sans hommes. Antithèse des « véritables » femmes, le Amazones sont guerrières, actives, fortes et braves. Indépendantes, homosexuelles , tueuses d’hommes seraient-elles l’incarnation du mal latent dans le féminin?

         En tout cas, les Amazones brésiliennes apparaissent au XVIe  comme le dernier avatar des images de femmes guerrières chez les Pictes, les Celtes, ( Markale, 1989 ) des reines guerrières telles que Bodiceia, Artémise, Athalie.[1]

Héritières des Furies grecques, gardiennes du feu sacré des déesses, qui sont- elles? Renvoyées sans cesse au mythe, à l’économie de l’impossible, leurs corps puissants ne sont qu’une image libre et inversée des femmes enchaînées à leur « nature » procréatrice et faible qui petit à petit perdent leur place et leur rôle dans le monde  . [2]

En effet, les Espagnols, comme Francisco Orellana, rapportent leurs rencontres avec des Amazones, leurs luttes et leurs défaites, mais ces  récits ne sont pas pris effectivement au sérieux; tout se passe comme si, astreintes à l’ordre du discours, les Amazones apparaissent comme des êtres mythiques pour mieux réaffirmer l’ordre et l’emprise masculine  du monde. Dans ce sens, la contrainte à l’hétérosexualité , face à peine cachée de la « nature » genrée de l’humain, est renforcée par le sceau d’impossibilité qui marque l’existence des Amazones, des  femmes sans hommes.

Ainsi, les discours à l’heure de la découverte du Brésil et ceux qui les suivent en tant qu’interprètes ou commentateurs présentent, selon leurs conditions de production et perception du monde des représentations différentes sur les Amazones. Tous, cependant, seront confrontés à l’homosexualité des Indiennes et Indiens, dont ils parlent du bout des lèvres .

Le bon sauvage homosexuel ? La nature  n’est plus ce qu’elle était! Comme la nostalgie, dirait Simone Signoret. En vérité, c’est la nostalgie et la perplexité qui entourent les discours sur les Amazones et les mœurs sauvages : où sont les certitudes d’antan?

 Les chroniqueurs du XVIe siècle tissent leurs récits autour du regard, décrivent ce qu’ils voient et c’est l’étrange et le merveilleux  ( Todorov, 1977) qui remplissent cette vision. L’étrange, identifiable par la réflexion et le merveilleux, ourdi par le surnaturel, à jamais inexplicable. L’aventure dans laquelle ils s’embarquent en quête de re-connaissance est le locus idéal de l’épiphanie du merveilleux et de l’abominable qui marque l’environnement et l’humain sur ces terres inconnues. Les Indiens et Indiennes sont aussi marqués de cette ambiguité, antropophages, homosexuels, mais libres et nus, d’une nudité perverse et ô combien, désirable!

Les Indiens du Brésil connaissaient très peu de contraintes sexuelles et chose remarquable pour les études sur le genre, les catégories femme / homme n'étaient pas définies à partir du sexe biologique .

En effet, chacun pouvait choisir l'appartenance à l'un ou l'autre groupe et exercer sa sexualité comme bon lui semblait. L'homosexualité était une pratique comme une autre, et n'entraînait aucune forme d'exclusion.

Gabriel Soares de Souza, chroniqueur et colonisateur à la fois, est fort indigné par ces pratiques et ne parle que des hommes:

[...] ils sont fortement enclins au pêché infâme, qui n'est point condamné; celui qui tient le rôle de mâle se vante de ses bestiales  prouesses; et au sein des tribus éparpillés  dans les forêts il y en a qui s'offrent à qui les veulent , comme des femmes publiques. ( Souza, 1971 ; 308)

Parler n'est jamais neutre et encore une fois  le langage ne fait que souligner les valeurs , les préjugés, les représentations de genre de l'émetteur. Ce discours, cependant, égrène des images historiques, dont l'historicité même fait éclater les moules des paradigmes.

 Gandavo, encore au XVIe. siècle, tient un autre type de discours, où il aborde, en passant, un sujet tellement brûlant qu'il en parle du bout des lèvres:

Quelques Indiennes choisissent la chasteté et ne veulent pas d'homme, d'aucune façon et n'auront de commerce avec d'aucun, même sous menace de mort. Elles abandonnent le monde des femmes et restent avec les hommes dans toutes leurs activités, comme si elles  n'étaient pas des femmes. Elles se font couper les cheveux comme les mâles et font la guerre armées d'arc et de flèches, et vont à la chasse, toujours dans la compagnie des hommes, et chacune d'elles a une femme pour la servir et elles disent qu'elles sont ainsi mariées  et ont des relations intimes comme mari et femme. ( Gandavo, 1964; 56-57)

Le choix d'être homme ou femme ici apparaît évident: si la femme décide d’être un homme elle sera considérée comme tel,  et acceptée comme tel. L'individu choisit donc  son genre, son rôle sexué dans la société et son rôle social en découle. Il n'y avait pas d'imposition  "naturelle" ou de contrainte sociale visant l'hétérosexualité.

Les discours positivistes sur l'évolution ou sur la sauvagerie ne réduisent pas l'importance de ce fait, dont la matérialité  réelle nous échappe. Sa raison historique, son historicité , l'émergence dans la littérature du XVIe. siècle  d'une société dont les membres peuvent choisir le genre  auquel ils veulent appartenir constitue un événement, une rupture dans l'ordre du discours. C'est une faille qui se crée au niveau de l'imaginaire et qui ouvre les horizons du possible en histoire.

L’existence des Amazones  s’insère parfaitement dans ce cadre et les rapports des Indiens sur ces femmes vivant entre elles, sans recours ou besoin d’hommes,  intriguent et  perturbent les chroniqueurs. Au XVIe siècle, les femmes avaient été délogées, en grande partie, de la vie politique et économique en Europe. L'imaginaire chrétien devenu hégémonique à l'époque, les femmes étaient représentées comme  des êtres mentalement, moralement et physiquement fragiles. ( Delumeau, 1978)

Mère, sainte ou démon, ces classifications ne supportaient pas l'image de guerrières, de femmes fortes et indépendantes, capables de lutter, tuer et assurer leur survie dans les forêts.

Les chroniqueurs cheminent entre le merveilleux  et la terre ferme de leurs représentations. Le merveilleux apparaît ... pour mieux disparaître, pour mieux assurer l'ordonnance du monde, ses valeurs et ses impositions.

Les chroniqueurs  parlent plusieurs fois  des femmes guerrières , qui participent aux luttes contre les Européens. Sauvages, mais femmes qui partagent la vie  des hommes, normales, en quelque sorte.

 Gandavo, raconte que  parmi les "Aymorés" [3] 

"[...]les femmes portent des perches lourdes aiguisées au feu, avec lesquelles elles luttent". Il indique ensuite que ce peuple est l'un des plus féroces et sauvages : [...] leur visage est celui de la trahison [...]ils ne vivent que de leurs flèches, de la chasse d'animaux et de la chair humaine." (Gandavo, 1964; 77)  

Les Amazones  font partie d'une autre espèce, femmes seules, indomptables, féroces, qui sèment la peur et la crainte autour d'elles. Renvoyées au merveilleux, les Amazones se font crédibles aux yeux des colonisateurs, car le merveilleux détient une place essentielle dans le monde du XVIe siècle, ne serait-ce que pour mieux assurer l'ordre du "réel".

Le rapprochement  que font les chroniqueurs dans leurs discours entre les guerrières indigènes et les Amazones grecques instaure un contrat véridictoire ambigu avec les récepteurs d'époques postérieures, dans la mesure où ce qui est présenté comme étant réel est  aussitôt renvoyé à la dimension d' un mythique, d' un fabuleux , illusoire. Ici, les Amazones sont des être improbables, impossibles, puisqu'elles échappent au "naturel", à l'ordre du divin et à l'institution de l'humain.

 Thévet explique longuement l'origine des Amazones brésiliennes comme étant des descendantes de Pentésilée, dispersées dans le monde après la guerre de Troie ou des survivantes des Amazones d'Afrique ( Thévet, 1983; 167 ) mais il semble croire à leur existence, et décrit leurs mœurs, habitat, alimentation, etc.

[...] elles sont séparées d'avec les  hommes et ne les fréquentent  que très rarement[...] ce peuple habite dans de petites logettes  ou des cavernes contre les rochers, vivant du poisson ou de quelques bêtes sauvages, des racines et de quelques bons fruits que produit ce terroir. Elles tuent leurs enfants mâles dès qu'elles les ont mis au monde[...] Si c'est une fille, elles  la gardent avec elles, exactement comme faisaient les premières Amazones. Elles font la guerre ordinairement contre quelques nations[...]Quant aux prisonniers elles les tuent avec leurs flèches et 'ne les mangent pas comme les autres sauvages, mais les passent par le feu jusqu'à ce qu'ils soit réduit en cendres." ( Thévet, 1983; 167 )

Gabriel Soares de Souza fait allusion également aux combats menés par ces guerrières, dans ce cas, avec le groupe des Ubirajaras:

“ [...]d'un autre côté, ils guerroyent avec des femmes, dont on dit qu'elles ont une seule mamelle, qui luttent avec des arcs et des flèches et qui se gouvernent et régentent sans mari; dont on n'a plus d'informations, sur leurs vies et coûtumes."( Souza, 1971; 337 )

Thévet raconte également  la rencontre des Espangnols avec les  guerrières:

[..] nos pèlerins n'avaient  séjourné que bien peu, pour se reposer   seulement et se procurer quelques vivres, parce que ces femmes, comme  tout étonnées de les voir en cet équipage qui leur était fort étrange, s'assemblèrent aussitôt de dix à douze mille en moins de trois heures, filles et femmes toutes nues, mais l'arc et la flèche au poing, commençant à hurler comme si elles eussent vu leurs ennemis.{...] à quoi les autres ne voulurent pas résister, mais aussitôt se retirèrent, bagues sauves." ( Thévet, 1983; 167-168)

En effet, si dans l'ordre du discours du XVIe siècle les guerrières sont renvoyées aux filiations de l'Antiquité ce n'est pas pour  mettre leur existence en doute,  mais au contraire, pour la réaffirmer dans les comparaisons déjà effectuées. Discours ambigu, cependant, car si certaines valeurs de l’Antiquité grecque se révalorisaient à l’époque, le cheminement du rationnel s’opposait à un discours teinté des couleurs du mythe. Le merveilleux qui traverse les représentations crée un espace possible pour l'existence des femmes dont le mode de vie se passe de la présence et de la compagnie des hommes. Mais le merveilleux n’abrite pas le naturel et l’Autre n’apparaît que pour affirmer l’identité du Moi, du Nous.

L'étrange ( dans ce cas le Brésil) pourrait parfaitement abriter le bizarre ( les Amazones), car dans le domaine de l’altérité les représentations de genre ne bouleversent l'ordre du pouvoir et des dominances dans l'imaginaire social.

D'un autre côté , dans un autre cadre temporel, au XVIIIe siècle, Condamine qui a navigué sur l'Amazone, tient un long discours sur les femmes guerrières:

"dans le cours de notre navigation, nous avions questionné partout les Indiens de diverses nations, [...] s'ils avaient quelque connaissance de ces femmes belliqueuses qu'Orellana prétendait avoir rencontrées et combattues [...] Il ajoute que les informations "[...] tendent à confirmer qu'il y ait eu dans ce continent une République de femmes qui vivaient seules sans avoir d'hommes parmi elles[...]" ( Condamine, 1981; 84 )

Condamine ajoute également plusieurs témoignages, dont des gouverneurs espagnols , sur l'existence de femmes qui n'avaient pas de mari,  et s'inquiète sur la localisation géographique de leur peuple dans le monde connu à l'époque.

L'auteur, dans le cadre de l'esprit rationaliste du XVIIIe siècle essaye de combiner les témoignages et le doute planté dans son esprit par ses représentations sur les genres:

[...] ce qui me paraît plus vraissemblable que tout le reste, c'est que'elles aient perdu avec le temps leurs anciens usages, soit qu'elles aient été subjuguées par une autre nation, soit qu'ennuyées de leur solitude les filles aient à la fin oublié l'aversion de leurs mères pour les hommes." ( Condamine, 1981; 87)

Des femmes “seules” et "ennuyées",  sans la présence masculine est une idée extrêmement répandue qui se perpétue dans l' interdiscours, dont l'énoncé porte l'évidence , jusqu'à nos jours. Par contre, les hommes entre eux s'amusent, créent, travaillent.  De telles représentations débouchent sur des pratiques sociales où des femmes vivant entre elles révèlent une anormalité biologique et sociale.

Le doute méthodique entre dans les considérations de Condamine:

Si, pour le nier on alléguait le défaut de vraisemblance et l'espèce d'impossibilité morale qu'il y a qu'une pareille république de femmes pu s'établir et subsister, je n'insisterai pas sur l'exemple des anciennes Amazones antiques [...] puisque ce que nous en lisons dans les historiens anciens et modernes est au moins mêlé de beaucoup de fables et sujet à contestations. ( Condamine, 1981; 88 )

 C'est déjà un discours de l'époque classique qui se veut scientifique et  réaffirme des arguments, en les exposant, sans les adopter de manière tranchante: impossibilité morale, défaut de vraisemblance. Il s'agit donc d'un simple recours  rhétorique qui  appelle l'adhésion du lecteur, dans le cadre de représentations du XVIIIe siècle, où  les femmes perdent de plus en plus leurs places et leurs droits civiques.

Après deux siècles de transformations sociales créées  par les Européens, Condamine estime que

[...]si jamais  il y a pu avoir des Amazones dans le monde, c'est en Amérique, où  la vie errante des femmes qui suivent souvent leurs maris à la guerre[...] a dû leur faire naître l'idée et leur fournir des occasions fréquentes de se dérober au joug de leurs tyrans en cherchant à se faire un établissement où elles puissent vivre dans l'indépendance [...]. ( Condamine, 1981; 88)

Dans les représentations binaires du monde, il est impensable que des femmes choisissent de vivre entre elles , par libre option . La  création d'un sens  qui puisse  l'expliquer s'impose et sera réalisée dans un réseau de représentations de genre qui se chevauchent et s'imbriquent, se nient et s'affirment dans leur cheminement séculaire. Au cours du siècle des  Lumières et de la Révolution française, les indigènes guerrières, hautaines et libres sont définitivement renvoyées au mythe , à une illusoire anomalie des fresques dessinées par la nature. Enterrées par le discours de la raison, les Amazones américaines se transforment en femmes malheureuses qui se sauvent dans la forêt.

De nos jours, Sergio Buarque de Holanda renvoya définitivement les Amazones indiennes  au mythe; pour lui, le fait de voir  des femmes guerroyer aux côtés des hommes pouvait créer l'image des Amazones:

"[...] de semblable spectacle toutefois, où semblent se mélanger le réel et le fantastique, devait naître l'ambiance propice au mythe." ( Holanda, 1969; 25)

 Pour lui, les histoires racontées par les Espagnols étaient des  productions  typiques d'un imaginaire exacerbé par la quête du merveilleux. Les Amazones étaient alors placées au même titre que la Source de Jouvence, l'Eldorado, les monstres qui habitent la terre et les mers: [...] à Quito, la Royal Académie investigue l'existence, dans certaines provinces des ces  " viragos” , capables de s' entretenir sans la des compagnie ds hommes, sauf dans certaines circonstances." ( Holanda,1969; 25)

Virago, “ femme d’allure masculine, aux manières rudes et autoritaires. V. Dragon, gendarme” nous dit le Petit Robert. ( Le Petit Robert, 1978; 2098). La référence est l’homme, pour décrire ces femmes “aux allures masculines”, dont les manières se collent à la construction social du masculin. Hommasses, lesbiennes, de nos jours on pourrait égrener  « butch », “dyke”, et ainsi de suite, dans les dénominations socialement péjoratives.

En effet, les Amazones, femmes entre elles, renvoient aux mœurs homosexuelles des Indiennes et par un glissement de sens, les jugements portés sur les unes, rejaillissent sur les autres.

Florestan Fernandes[4], par exemple, classifie les Indiennes qui choisissent le rôle masculin dans la société comme " tribades "; il cite les chroniqueurs, qui indiquent simplement leur existence et leur manière de vivre ,en y  ajoutant ses propres valeurs:

" Selon ces sources, les femmes tribades assumaient les attitudes culturellement définies comme étant masculines [...]adoptaient la forme masculine de se coiffer et se mariaient comme les hommes [...] Elles  assumaient ainsi toute espèce de parenté adoptive et les obligations qui en découlaient[...]. Formellement, cependant, il paraît que ceci était un simple moyen pour attribuer un  status aux femmes qui constituaient des       déviations  psychologiques [...] ( Fernandes, 1989; 137-138)

L'auteur ajoute également: "Si l'on s'en tient aux informations, ces déviations étaient peu fréquentes et en quelques circonstances, du moins, selon les informations de Gandavo, la société éliminait ce problème en éliminant ces femmes tribades." ( Fernandes, 1989; 138 ) 

Ces citations sont un exemple de choix pour montrer l'interférence du cadre des représentations d'un auteur sur ses explications, d'autant plus qu' une lecture minutieuse de Gandavo ne permet aucunement d'admettre  l'élimination de ces femmes, ni que leur existence puisse constiuer un problème pour la tribu.

Maladie, problème, les possibilités infinies de l'histoire des relations humaines sont réduites aux  exclusions modernes ou aux éternels silences, lorsqu'il s'agit des relations entre femmes.

Par contre, les relations homosexuelles entre hommes sont plus abordables et ou explicables. Florestan Fernandes s'empresse de les justifier par la nécessité: " Il me semble que les pratiques sodomitiques des Tupinanbás doivent être vues comme palliatifs aux difficultés d'obtention de partenaires sexuels."( Fernandes,1989; 136 )

En effet, l'homosexualité masculine fait partie de l'histoire connue sans que son apparition n'entraîne des modifications dans l'ordre de la représentation binaire des genres.

     Les Amazones, êtres abominables,  corps vautrés dans des amours maladives,  sièges de le perversion, caricatures d’un masculin « naturel » , visions improbables et/ ou impossibles, femmes malheureuses, fugueuses, ces images ne nous parlent que de la peur de l’Autre.

 Les Amazones, qu'elles aient existé ou non, là n'est pas la question. Ce qui importe vraiment  est la possibilité de leur existence niée par l'histoire dans le cadre des représentations binaires de genre.

         L’Histoire n’a jamais été le lieu du vrai.  Dans  le  partage entre  réel et imaginaire, l'histoire tranche sur ce qui est admissible dans l'épaisseur du réel: ce n’est uniquement que ce qui contient les représentations disponibles pour le décodage des signes. Vrai ou faux? Nous n’avons que les indices du possible et l’envie éperdue de re-penser l’histoire où le découpage des relations humaines ne serait ni éternel, ni nécessaire, ni naturel.

 

Notes :  

[1] Les femmes guerrières ont été nombreuses , mais le discours officiel de l’histoire les a gommées, effacées de telle forme que l’idée même de leur existence paraît saugrenue. Bodicée a été une reine qui a défendu ses terres ( Angleterre) contre les romains, Artemise  combatu les grecs alliée à Darius et Athalie apparaît dans la Bible comme reine des juifs qui  re- introudit parmi eux le culte d’Astarté.

[2] La situation des femmes en Occident n’a pas toujours été telle qu’on dépeint habituellement; dans ce sens, les nouvelles études sur l’époque médiévale, par exemple, montrent une femme active dans le monde du travail et dans le politique. Régine Pernoud dénombre plus de 100 professions exercées par les femmes entre le XIIe et le XIVe siècles.

[3]Aymoré était un des peuples Indiens du Brésil, dont les Tamois, les Tapuias, les Goitacases, les Tupiniquins et les Tupinambás faisaient partie.

[4]Auteur très connu dans les milieux académiques brésiliens et internationaux, professeur à la USP et  à l'Université de Toronto, à l’occasion.

 

Bibliographie:

Castoriadis ,Cornelius. Domaines de l’homme, les carrefours du labyrinthe IIColumbia University Press, 1988

Condamine ,Ch.-M. de la C.Voyage sur l'ÁmazoneParis,  Maspero (Découverte),  1981

Delumeau , Jean. La peur en Occident ( XIVe-XVIIIe siècles) Paris,  Fayard, 1978

Jean Markale. La femme celte : mythe et sociologie, Paris, Payot, 1989.

Dubois, Claude Gilbert. L’imaginaire de la Renaissance,Paris, PUF, 1985

Fernandes , Florestan. A organização social dos Tupinanbás ,  SP, Hucitec, 1989

Foucault Michel. L’histoire de la sexualité 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,1984

Gandavo , Pero Magalhães. Historia da Provincia de Santa Cruz, Tratado da Terra do Brasil, Sao Paulo, Ed. Obelisco, 1964.

Holanda , Sergio Buarque de. Visão do Paraíso, São Paulo, Nacional/ USP, 1969

Maffesoli , Michel.La connaissance ordinaire, précis de sociologie ompréhensive, Paris, Libr. Des Méridiens, 1985.

Orlandi , Eni Pulcinelli. Discurso fundador a formação do país e a construção da identidade nacional, Campinas/São Paulo, Pontes, 1993.

Pernoud, Regine. Les femmes au temps des cathédrales, Paris,  Stock, 1980

Robert, Paul . Le Petit Robert 1, Paris, Le Robert, 1978

Robin , Régine. Le naufrage du siècle, suvi de Le cheval Blanc de Lenine ou l`histoire autre, Montréal , XYZ ed., 1995.

Scott , Joan .Gender and Politics of history, NewYork, Columbia University Press, 1988.

Souza ,Gabriel Soares de. Tratado Descritivo do Brasil en 1587, Sao Paulo, Ed.Nacional, 1971.

Thevet , André. Les singularités de la France Antartique – le Brésil des cannibales au XVIe siècle, Paris, Ed. La Découverte, 1983

Todorov , Tzvetan. La letteratura fantastica, Milano, Garzani, 1977.

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Données  biographiques de l’auteure:

Tania Navarro Swain a fait ses études de 2e et 3e cycles en France, à l’Institut des Hautes Études d’Amérique Latine, Sorbonne III et a été professeure de l’Université de Brasilia, Brésil, au Département d’Histoire pendant 27 ans. Professeure invitée à l’IREF pour l’année 1997, a donné également un cours de Théorie de l’Histoire à l’Université de Montréal pour la session d’automne 1997. Son travail académique se rattache à l’étude des représentations sociales dans le cadre de la ligne de recherche Discours, Imaginaire, Quotidien. Auteure de plusieurs publications  en France et au Brésil dont   un article pour L’Histoire de l’Amérique Latine en cours de publication par l’UNESCO et  l’organization d’un livre intitulé “Historias no Plural”,publié à Brasilia en 1994. Éditeure de la revue féministe Labrys, études féministes www.labrys.net.br