Et si on parlait de liberté ?

                                                                     

     tania navarro swain

L´œuvre de Foucault est sous-tendue par un discours de liberté : les amarres qui nous entravent font, selon lui, partie d´un régime de vérité qui doit être sans cesse critiqué. En effet, les chaînes se multiplient, sous prétexte de libération, que ce soit du sexe ou des normes qui cimentent le social.

Critiquer pour mieux transformer, telle est la tâche : trouver les points d´inflexion qui obstruent un processus de subjectivation dont le but est la construction de la liberté, tout en inventant un nouveau sujet dans la discontinuité.

L´hétérotopie – ce lieu hors des lieux - n´est pas un vain mot, dans la mesure où l´ invention de soi requiert des places nouvelles hors des places de signification habituels. L´invention de soi est également la création de sens pour les corps qui ne se limiteront plus au sexe, à la sexualité, aux  identités, aux définitions. Les corps hétérotopiques se renouvellent en  modifiant leur place et leur lieu de parole, en des espaces sans référents,  ce mouvement d´oscillation entre l´établit et le nouveau qui s´installe tout en se modifiant. Ce sont donc des pratiques de liberté qui remodèlent les corps, pour mieux casser les moules.

Je ne veux pas ici discuter les méandres de la pensée foucaultienne, ni les composer dans un nouveau texte, tel le commentaire dont il explicite la nature. (Foucault, 1971) C´est  la catégorie « liberté » qui traverse sa réflexion qui m´intéresse ici, liée étroitement aux corps et aux contours qui leur sont imposés.  Pour mieux en disséquer les limites, je voudrais utiliser la notion de « dispositif », avancée par Foucault et qui se révèle porteuse d´une plasticité certaine.

Les féminismes contemporains sont un mélange d´apports théoriques et de mouvements sociaux qui font descendre dans la rue les revendications des femmes pour l´égalité, la citoyenneté et la participation à la construction politique de la société. C´est avec un énorme plaisir que nous avons assisté à la croissance des mouvements féministes au Brésil, mais en même temps, nous constatons la propagation de la violence  et la manifestation de groupes qui tentent de freiner, imposer le silence et domestiquer les femmes qui échappent aux toiles tissées par le pouvoir masculin, car c´est bien la perte de son pouvoir sur les femmes qui hante le patriarcat.

Toutefois, aucune revendication à l´égalité ne peut subsister sans être accompagnée de liberté. Liberté non seulement matérielle, qui est aujourd´hui assurée dans les pays occidentaux par les lois, mais aussi la liberté qui suppose une modification structurelle de la production du sujet « femmes », de son propre devenir, d´action transformatrice de son milieu social , Les femmes s´inventent ainsi en tant que sujets du langage, sujets d´action, et font apparaître  de nouvelles  représentations et images sociales de l´humain sur des chemins de  liberté, car il n´existe aucune liberté hors des pratiques de liberté.

Cependant la liberté se trouve menacée et contrôlée par les institutions patriarcales. Dans les années 1980, les féministes ont mis à nu la catégorie « patriarcat »  en dévoilant tout un système de domination et de persuasion, installé pour créer la différence et l´inégalité, instituant ainsi une société binaire et dissymétrique.

Selon Geneviève Fraisse :

«  Déconstruire la domination peut se faire de plusieurs façons : en désignant les mécanismes économiques et sociaux à l’œuvre, en élaborant la théorie du patriarcat, en ciblant les normes imaginaires, souvent appelées désormais « stéréotypes. Le réel, le symbolique et l'imaginaire sont ainsi, comme de bien entendu, les trois voies pour démontrer la puissance de la domination masculine. Démontrer le fonctionnement de la domination est considéré comme une nécessité pour permettre ensuite l'action, la résistance, la subversion. Analyser puis transformer, dévoiler puis refaire, telles seraient les logiques d'une pratique féministe. Théorie puis pratique, en quelque sorte. ».(Fraisse, 2013)

Dans cette perspective, je pense qu´on a beaucoup parlé de genre et trop peu de patriarcat et c´est sur cette catégorie que je prétends m´étendre ici.

J´aimerais penser la fonctionnalité du « patriarcat » comme un dispositif, notion qui montre clairement son emprise matérielle et symbolique.

Comme le décrit Foucault, le dispositif fait référence à un ensemble de :

  « […] discours, institutions, organisations architecturales, décisions réglementaires, lois, mesures administratives, énoncés scientifiques, propositions philosophiques, morales et philanthropiques. En somme, le dit et le non-dit sont les éléments du dispositif. Le dispositif est le réseau que l´on peut établir entre ces éléments. » (Foucault, 1988 :244)

Ce dispositif, dans sa fonction stratégique, engendre et multiplie les pouvoirs, dont la substance et la définition sont l´action sur l´action humaine, comme l´explique Foucault, (1988 :258)  c´est-à-dire, l´encadrement pratiqué par le pouvoir qui crée et contrôle les individus.

Dans le cas du  patriarcat, l´action sur l´humain se résume à l´invention de corps et de rôles sociaux en fonction des organes génitaux, ces derniers devenant ce qui  définit les corps et les places, créant ainsi un schéma structurel de domination et de subordination. C´est en fait un tissu qui, de manière anonyme ou non, maintient les femmes cloîtrées dans leurs corps sous la violence matérielle ou symbolique.

Dans cette perspective, les énoncés historiques passent pour des vérités incontournables, comme la hiérarchie basée sur la « nature » des sexes, l´hétérosexualité et la procréation comme base primaire du social, la prédominance du masculin comme norme et comme représentation de l´humain. Il en résulte que les stratégies ainsi engendrées imposent l´organisation du social et définissent l´humain.

Parmi les vérités ainsi instituées, l´universalisation du patriarcat comme agencement a-historique, donc universel depuis l´origine de l´humain, devient une donnée indiscutable, pour tous les temps et tous les lieux, et notamment une partie essentielle de sa tactique de domination que l´on voit se manifester dans les traditions, les religions et surtout dans la science, dont les prémisses ci-dessus constituent le socle. En effet, le dispositif patriarcal est, comme tout agencement humain, historique, c´est-à-dire éminemment dynamique et plastique. A moins, bien sûr, qu´on invoque dieu et ses laquais, en de grandes narratives fictionnelles, pour en justifier son origine et sa nécessité..

Mais rien, j´insiste rien, ne peut attester l´existence a-temporelle du patriarcat, si ce n´est autre que  conclusions abusives ou la négation d´une réalité incontournable : l´abîme fondamental entre la microscopique  connaissance actuelle sur l´humain et le florilège de sa  multiplicité, tout au long des millénaires.

L´histoire, elle-même produite par l´imaginaire patriarcal, nous fournit des subsides dérisoires qui  permettent, cependant,  d´universaliser les pratiques masculines de pouvoir et l´implantation d´un système binaire social basé uniquement sur le sexe.

Ainsi, le dispositif patriarcal s´érige en donnée naturelle et cache, au creux de ses plis discursifs, les possibilités d´un autre type de relation sociale. L´imaginaire lui-même se trouve enchaîné aux formes de sociétés asymétriques/ binaires, occultant toutes les significations présentes dans les activités attribuées au féminin. Pourquoi l´anthropologie ne s´intéresse-t-elle  qu´aux activités masculines et les interprète-t-elle comme les plus importantes dans les sociétés dites « primitives » ? C´est bien ici le moule patriarcal qui obscurcie les sens et l´articulation sociale de la division du travail  observée dans ces sociétés. 

La différence sexuelle est instituée comme une évidence dans la corrélation des forces sociales et s´établit comme fondement de l´édifice représentationnel et de la création matérielle du patriarcat et de son imaginaire.

Il est évident que les organes génitaux masculin et féminin sont différents, que chaque système hormonal possède ses spécificités, mais si les singularités sont importantes, il faut constater qu´aucun individu n´est égal à l´autre. Ce qui est á l´origine de la notion de différence sexuelle en tant que catégorie absolue de la division des pouvoirs dans le social et de l´implantation d´une hiérarchie, c´est bien l´IMPORTANCE qu´on donne aux organes génitaux masculins comme facteur de prééminence et de pouvoir.

Un bon exemple de cela, fut l´activité coloniale dans les pays où elle s´est développée, qui imposa sa vision hiérarchisée et sexuée de l´ordre social, donnant au masculin l´importance propre aux représentations des colonisateurs. C´est-à-dire que dans l´ordre colonial, les sociétés dominées ont absorbé l´articulation sociale qui leur fut imposée, modifiant ainsi leurs valeurs et leurs caractéristiques spécifiques et les faisant disparaître des narratives qui les décrivent. C´est de cette manière que le patriarcat se révèle être une idée universelle : lorsqu´on répète inlassablement la même chose, elle devient une vérité.

L´ordre patriarcal

En termes matériels et symboliques, l´ordre patriarcal et la construction de la différence sexuelle se présentent comme un trépied : la matérialité génitale, en l´occurrence le pénis, la figure symbolique du père et le résultat final, le pouvoir.

Le pénis, et son expression sociale, le masculin, concentre toutes les vertus, tous les attributs, tant intellectuels que créatifs, productifs, artistiques et inventifs. La rationalité est son apanage, la force son synonyme, le courage, la capacité de connaître, créer, découvrir, juger, composent sa signification sociale.

Cependant, le pénis n´est qu´un détail anatomique qui, en soi, ne vaut rien. La valeur qui lui est attribuée est purement imaginaire, mais c´est une représentation sociale qui sert à instaurer une différence et asseoir sur elle une importance sociale démesurée.

On voit ainsi une donnée de la nature devenir évidence et n´être jamais remise en question lorsqu´elle sert à rendre les hommes des sujets politiques, des citoyens, à leur donner un lieu de parole, une autorité et leur concède à la naissance la possibilité de dominer la moitié de l´humanité. De cette façon, le sexe masculin est représenté comme source de pouvoir sur le monde et surtout sur les corps qui en sont dépourvus.

 Foucault s´interroge :

« [...]le sexe, qui semble être une instance dotée de lois, de coercitions, à partir desquelles  sont définis tant le sexe masculin que le féminin, ne serait-il pas, au contraire, quelque chose qui aurait pu être produit par le dispositif de la sexualité?” (Foucault, 1988 :259)

 

C´est sur le plan discursif, qui le fait remonter au début des temps, que le patriarcat universel serait le soit-disant  ordonnateur du développement social : il est ainsi ancré dans l´imaginaire social comme celui ayant repoussé le fantasme d´un matriarcat chaotique. Mais en poussant l´analyse, on découvre tout un ensemble historiques de règles, de discours, de propositions et d´ inventions, réalisées par la violence de la loi ou des coutumes et dont la seule validité repose sur sa propre affirmation et son imposition arbitraire. L´idée d´un « patriarcat universel » n´est autre qu´un dispositif de contrôle et de pouvoir. Une tromperie, une fiction, une farce, dont les effets sont toutefois dévastateurs.

Dans cette perspective, les pratiques créent l´objet dont elles décrivent le fonctionnement ou les contours, en un processus continu. C´est effectivement la différence sexuelle et l´action du dispositif patriarcal qui construisent les sexes et leurs délimitations, leurs principes d´exclusion, leurs formes et expressions, l´hétérosexualité comme norme et référence, la sexualité comme fondement de l´être, comme identité et intelligibilité sociale.

Femmes au plan social, femelles au plan biologique, les corps-femmes fixent une identité fictive où s´imbriquent les injonctions de l´amour et de la sexualité. C´est  ainsi que se prépare la trame où sera tissé et produit le féminin : l´objectivation bloquant le processus de subjectivation autonome, au moyen de la production du sujet d´un savoir et la production du savoir sur un sujet, par des pratiques de contrôle, discursives et non-discursives diverses. Le patriarcat ne cesse de discourir  sur les femmes, leurs corps et leurs esprits, tout en distillant des « vérités » absolues à leur respect.

On voit alors qu´au sein de la notion de différence sexuelle, s´instaure la domination et l´infériorisation des femmes : puisqu´elles ne possèdent pas l´attribut essentiel, le pénis, lieu privilégié du lien au divin, essence de la force et de la raison, elles sont transformées en corps, en immanence, représentant soumission et docilité, corps disponibles pour le plaisir et la reproduction d´autres mâles qui perpétueront la domination sur le monde.

Le sexe est masculin, dit Colette Guillaumin, (1992 :52) les femmes n´ont pas de sexe, elles sont un sexe qui se déguste. Il manque aux femmes l´appendice principal et ses attributs sociaux : il en découle alors que sa qualification est nulle.

La différence sexuelle a créé les hommes et les femmes avec des significations sociales si différentes, une hiérarchie tellement enracinée, que des années et des années de militance féministe n´ont pas encore réussi á détruire. Tout cela parce que revendiquer l´égalité, dont l´importance est indéniable, n´élimine pas la racine de la position sociale inférieure des femmes, que ce soit la différence sexuelle ou sa dimension naturalisée

La philosophe française Geneviève Fraisse, qui est également députée européenne, explique sa position de la façon suivante :

« Il semble que les sexes n'appartiennent pas à la question historique. La raison peut être comprise simplement : appartenir à l'histoire, c'est imaginer sa possible transformation, un demain différent d'aujourd'hui. C'est ainsi que ma seule ambition philosophique est de convaincre de l'historicité des sexes.. Et la subversion, toute subversion en est la conséquence logique. »

L´égalité suppose l´élimination de l´inégalité, mais ne mentionne pas la différence : l´intense activité des mouvements féministes n´a pas effacé le cadre dans lequel est tissé le féminin sans prestige par les représentations  de la société. On voit peu de femmes dans la politique proprement dite, peu occupent des postes de décision, peu sont en position de parole autorisée, peu reçoivent des salaires équivalents à ceux de hommes pour un travail égal.

La représentation sociale, comme la décrit Denise Jodelet (1991), n´est pas le résultat des articulations sociales, mais bien celle qui institue ces relations tout en créant ses matérialisations. Dans ce sens, si la représentation asymétrique et sexuée du social s´impose comme véritable, elle devient vérité. C´est ainsi que le patriarcat, sous ses diverses formes, s´impose comme l´articulation « naturelle » de l´ordre social.

La prémisse de l´égalité suppose qu´il existe un référent auquel on peut se reporter et dans le cas de la différence sexuelle le référent est le masculin. Ce qui signifie que tant que le symbolisme sexuel persistera, le pénis sera le référent, le vainqueur, puisqu´il oriente la définition même de ce qu´être femme ou homme, supérieur ou inférieur.

Comme le souligne Colette Guillaumin :

“On n´est pas différent comme on est frisé, on es différent DE. Différent de quelque chose. [...] Pourtant si les femmes sont différentes des hommes, les hommes eux ne sont pas différents. Si les femmes sont différentes des hommes, eux, sont les hommes.[...] On dit des Noirs qu´ils sont noirs par rapport aux Blancs, mais les Blancs sont blancs tout court, il n´es pas sûr d´ailleurs que les Blancs soient d´une quelconque couleur. Pas plus qu´il n´es certain que les hommes soient des êtres sexués; ils ont un sexe, ce qui est différent. Nous, nous sommes le sexe, tout entières.” (1992:63;65).”

Dans ce sens, l´expansion de l´utilisation de la catégorie « genre » ne change rien à l´emprise de la différence sexuelle dans la construction asymétrique du social. Je ne suis pas la première, ni ne serai sûrement pas la dernière à critiquer cette diffusion de la catégorie « genre » sans approfondissement critique. Son acceptation au sein de l´académie est une stratégie qui démontre la plasticité patriarcale aux fins de mieux domestiquer l´abondante élaboration théorique féministe. Car le « genre » en tant que catégorie a-critique  reproduit la différence, puisqu´il maintient intact le système binaire qui est basé sur le sexe.

Dans un premier temps, la catégorie genre fut utile pour dénaturaliser les rôles sociaux, expulser la nature des relations humaines tout en montrant que ces dernières sont une construction sociale. Mais en exposer l´édification sociale n´en élimine pas la racine de l´asymétrie qui se trouve être la différence sexuelle elle-même et son importance symbolique. Dans ce cas, le sexe demeure le locus invariable où se construit le genre et ses variantes.

En tant que représentation sociale et axiologique de l´ordre social, la différence sexuelle concède aux hommes tout pouvoir sur les femmes, en donnant aux organes génitaux masculins une importance bien au-delà de leur réalité physique. Or, comme je l´ai déjà souligné, seul n´est  important que ce à quoi on donne de l´importance : on voit ainsi que le dispositif du patriarcat veille sur la valeur attribuée au pénis qui définit le masculin et l´ «  être homme », dont la mise en place passe par la domination des femmes.

Ce n´est qu´à partir de la fonction de procréation que se construit une certaine image “sacrée” du corps des femmes dans le social, qui s´appuie sur les discours scientifiques contaminés par des valeurs et des significations arbitraires. Le dispositif patriarcal a d´ailleurs réussi l´exploit de faire de la procréation un acte masculin, reléguant les femmes à un corps passif, réceptacle de la source de vie, le pénis. Dans l´imaginaire, la narrative de la grossesse de Marie est l´affirmation au niveau de la représentation, du pouvoir créateur masculin, à l´image et ressemblance du dieu patriarcal.  

Du fait qu´un système sexué binaire ait été institué, il s´est créé dans le langage et dans l´imaginaire la figure de l´homme, masculin universel, supposément agent de toute activité et créativité humaine, symbole de pouvoir et de rationalité. De là dérivent les hommes, au pluriel, fragments de ce pouvoir, solidaires dans leurs actions, condescendants dans leurs exactions, le “nous” du langage qui, en fait, se constitue en opposition au féminin.

Pour les femmes, quant à elles, de cette représentation découlent, ente autres,  deux conséquences : 1- elles sont effacées de l´histoire et de la mémoire sociale ; 2- elles perdent leur individualité et deviennent « la femme », entité unique et abstraite qui pourtant désigne invariablement toutes les femmes. On élimine ainsi tout le processus de subjectivation qui crée un sujet politique, puisqu´il n´est réservé à «  la femme »  aucune place, ou presque, dans la sphère politique. Ainsi, les études sur « la femme », la journée de « la femme », la condition de « la femme », toutes étant des activités dont l´objectif est d´analyser et de promouvoir les femmes, au niveau linguistique et de leur représentativité, qui, en fait, reproduisent et réaffirment les divisions patriarcales. C´est aussi ce que font les études du « genre ».

Les dispositifs

 

Dans cette perspective, trois autres dispositifs, sous-systèmes du patriarcat, se mettent en action, dans le but de donner sustentation à la différence sexuelle. Les séparer n´est que démarche heuristique, puisqu´ils sont imbriqués les uns dans les autres au sein de l´institution patriarcale. Ce sont : a) le dispositif amoureux, qui est le réseau destiné à convaincre les femmes à assumer les rôles qui leur sont attribués traditionnellement ; b) le dispositif de la sexualité qui fait des femmes des corps sexués ; c) le dispositif de la violence, qui agit matériellement à travers la menace, le viol, la séquestration, l´assassinat, l´inceste, la pédophilie et toutes les formes d´intimidation auxquelles sont soumises celles qui osent défier son contrôle.  

Il faut rappeler ici que le fait d´instituer des corps sexués entraîne des coercitions et des normes de comportement, qui exigent d´être accompagnées d´un apprentissage, d´une domestication constante quant aux valeurs normatives, que ce soit de forme violente ou par la persuasion. (Foucault, (1988 : 246)

                     

    -    Le dispositif amoureux

L´assujettissement réalisé par le dispositif amoureux est l´arme la plus insidieuse qui soit, puisque sa pratique est silencieuse et que c´est au nom de l´amour, que retombent sur les épaules des femmes toutes les responsabilités de l´entretien de la famille, des malades et des vieilles personnes.

Le dispositif amoureux, que j´ai ainsi nommé pour être un système de persuasion auprès des femmes en ce qui concerne leurs obligations tenant de “leur nature”, les rend tellement enracinées qu´elles ne sont pratiquement plus remises en question. Bien entendu, les féminismes dénoncent cette injuste division du travail qui a pour résultat des triples ou quadruples journées de travail pour les femmes.

Cependant sa racine, celle qui maintient les femmes dans la domesticité, est la même et éternelle différence sexuelle. Tout se passe comme si laver la vaisselle, le linge, s´occuper des enfants, de la maison, était complètement incompatible avec la dignité de l´homme, je veux dire du pénis. Et les femmes acceptent cela comme une donnée acquise, comme s´il était impossible de changer les relations entre les êtres, créer une nouvelle articulation sociale où tous seraient responsables de toutes les tâches. Quel est donc cet assujettissement aveugle qui accepte une division inique du travail et au nom de quoi ? La réponse est simple : au nom de l´ordre du père, du pénis et du patriarcat.

Le dispositif amoureux se fige dans l´image de la « vraie femme », celle qui cimente les attaches familiales, qui éduque les garçons pour devenir de vrais patriarches et les filles leurs servantes. On peut suivre sa généalogie dans les discours – philosophiques, religieux, scientifiques, des traditions, du sens commun – qui instituent l´image de la « vraie femme » et répètent infatigablement ses qualités et ses devoirs : douce, aimable, dévouée (ou incapable, futile, irrationnelle, toutes pareilles!) et surtout, amoureuse. Amoureuse de son mari, de ses enfants, de sa famille, au-delà de toute limite, de toute expression de soi. L´appropriation du temps, du travail et des corps des femmes est considéré comme normal.

L´amour est aux femmes ce que le sexe est aux hommes : nécessité, raison de vivre, raison d´être, fondement identitaire. Le dispositif amoureux investit et construit des corps-en-femmes, prêts à se sacrifier, vivre dans l´oubli de soi par amour pour l´autre. Voilà la matrice d´intelligibilité des femmes sous l´égide patriarcale.

Les professions dites féminines partagent ces caractéristiques “amoureuses” : infirmière, institutrice, employée de maison, nourrice, etc. Ce sont des activités ou des professions vers lesquelles les petites filles sont conduites avec zèle et convaincues que c´est leur rôle et leur raison d´exister. L´assujettissement est ainsi réalisé en localisant une “nature” et sa matérialité dans les corps des femmes, toujours lié aux nécessités quotidiennes et au regard masculin, suivant le désir exprimé par la beauté, les formes parfaites, le “glamour” qui se concentre dans l´être “sexy”.

Je me suis toujours demandé ce qu´est être “sexy”. Serait-ce être objet de désir ? Juste un sexe, un orifice à remplir ? Comment peut-on considérer cela comme un éloge ? Pour être sexy, les femmes se soumettent à des formes codifiées de torture, comme les talons super-hauts qui déforment la colonne et la démarche, ou les régimes draconiens dont l´expression maximale est l´anorexie, en passant par les dépenses exponentielles avec la mode au nom de la beauté ; ceci est aussi l´assujettissement à l´ordre du désir masculin, du pouvoir patriarcal.

D´un autre côté le dispositif amoureux les conduit directement à l´hétérosexualité incontournable, coercitive, sans équivoque, puisque la procréation est leur récompense. Même si le plaisir est rare ou absent, c´est une sexualité sans questionnement, sans détours, c´est ainsi, point final. Dans le discours féminin, « être mère » entraîne une position d´autorité, octroie un lieu de parole intelligible pour les femmes.

Adrienne Rich insiste sur le fait que :

« L´idée que la plupart des femmes sont naturellement hétérosexuelles constitue une pierre d´achoppement théorique et politique pour beaucoup de femmes.[...] Mais l´incapacité de voir dans l´hétérosexualité une institution est du même ordre que l´incapacité d´admettre que le système économique nommé capitalisme ou le système de caste qui constitue le racisme sont maintenus par un ensemble de forces, comprenant aussi bien la violence physique que la fausse conscience. » (Rich,1981 :31-32)

Le dispositif amoureux crée ainsi des femmes dociles et de plus réussit à faire plier leurs corps aux injonctions de beauté et de séduction, guider leurs pensées, leurs comportements à la recherche d´un amour idéal qui serait fait d´échanges et d´émotions, de partage et de complicité. C´est la chasse au prince charmant, la multiplication des mariages et conséquemment des divorces, puisque le prince n´est souvent qu´un crapaud. Et ceci seulement dans les pays où le divorce est admis.

Les technologies sociales du genre investissent ainsi les corps-sexués-femmes sur des réseaux discursifs qui proposent comme axiome la « nature » féminine, préjugé ancré dans le sens commun,  propagé et institué par un ensemble de discours « vrais ». Voilà bien le dispositif amoureux qui souvent motive les femmes à répudier les féminismes.

Les technologies du dispositif patriarcal, et sa branche amoureuse, possèdent ainsi une double face, externe et interne : la première est la production du sujet féminin à l´intérieur de cadres de valeurs pour lesquels il est, et à la fois crée, une référence. La seconde est l´action du féminin sur lui-même qui utilise les techniques d´ accommodation, d´adaptation, d´assujettissements aux codes, aux limites et aux normes du genre et de la sexualité.

Le dispositif amoureux s´affirme en des pratiques qui se déploient de manière exponentielle, pour la construction du féminin : l´éducation formelle, la pédagogie sexuelle, la discipline des corps – maigrebelle -  la domestication des sens et des désirs afin de coller à l´image idéale de LA FEMME. C´est ici l´assujettissement dans sa plénitude. Il reste certaines brèches, le fourmillement du désir de liberté, au-delà de la sexualité et du sexe...

      

     - Le dispositif de la sexualité

Autre dispositif, sous-système du dispositif patriarcal et qui en est partie indissociable, c´est celui de la sexualité, si bien analysé par Foucault : le dispositif de la sexualité crée, de par l´importance donnée au sexe, le sexe lui-même, sa nécessité absolue. Ce dispositif se réfère principalement à l´institution du masculin, puisque sa force et son importance résident  dans son sexe biologique dont la réalisation matérielle est la sexualité comme expression de la vie.

Le dispositif de la sexualité est organique,  constitutif de l´être homme, d´être doté d´un pénis qui représente son point majeur d´appui dans la matérialité du social. Une sexualité débridée, incontrôlable, prête  à  prendre et posséder tout ce qui se trouve à disposition. Que ce soit sur les femmes ou tout autre type de femelle des animaux non-humains, la sexualité masculine n´a pas et ne s´impose aucune limite. Malgré tout, la « séduction » est un crime chez les femmes qui sont tenues de garder leurs corps couverts, leurs aller et venues contrôlées, puisque au moindre écart, elles deviennent les proies de la sexualité masculine

Selon une récente recherche menée au Brésil [1] , les niveaux de répression et d´agressivité sociale en ce qui concerne les femmes qui se montrent libres dans leur manière de se vêtir et de se comporter sont très inquiétants. « Elles méritent d´être agressées », selon les résultats de la recherche, ce qui signifie que les victimes sont les coupables du viol ou abus sexuel et qu´il est naturel qu´elles soient punies pour ne pas suivre les normes. On peut  lire également que la sphère domestique est considérée par le plus grand nombre comme particulière, ne pouvant souffrir aucune interférence extérieure, même en cas de violence. La protestation féministe continue donc à proclamer : « le privé est politique ».

Il existe une autre stratégie du dispositif patriarcal, qui incorpore point par point la recherche des femmes pour  la liberté pour mieux les utiliser : c´est l´hyper-sexualisation qui stimule et encourage, grâce à toutes les médias en général, la constante recherche du sexe comme garantie d´une vie saine et comblée. « Le sexe c´est la vie » continue à scander la publicité au Brésil.

La sexualité, comme facteur incontournable de la vie sociale et de la forme d´expression d´être, fait que l´urgence qu´elle distille, rend presque obligatoire qu´on adhère à ses pratiques, à des âges de plus en plus précoces. Il n´y a ici aucun exercice de liberté, mais plutôt une soumission aux dictas impératifs du patriarcat qui, dans sa dynamique tentaculaire, transforme son désir d´appropriation et d´affirmation de sa virilité et de son pouvoir, en liberté sexuelle pour les femmes

Il faut dire d´ailleurs, que le seul à profiter de cette nouvelle liberté est celui qui possède, domine, pénètre, qui s´installe dans l´ironique libération des désirs féminins. Ainsi, une apparence de liberté est octroyée aux femmes par les pouvoirs institués et contrôlés par le masculin, afin de mieux les dominer.

Il existe une autre distorsion de cette nouvelle “liberté” supposément conquise par les femmes : c´est celle du soit-disant « choix » de la prostitution comme profession. Mais la prostitution est justement l´assujettissement absolu et complet de l´ordre patriarcal, c´est en fait un être humain transformé en orifices, en marchandise vivante à négocier, chair exposée pour la consommation. Proclamer la « liberté » des femmes en prostitution comme une conquête est une insulte à l´intelligence féministe et c´est une complicité outrageante avec ceux qui les exploitent de forme vile.

Dans la réalité crue des rues et du trafic des petites filles et des femmes, la prostitution est la forme la plus indigne d´exploitation de celles-ci, achetées et utilisées, pénétrées, maltraitées, en esclavage explicite que certain-es veulent transfigurer en « liberté » de choix ou en « travail ». Une chose est assurer la protection des femmes en état de prostitution, l´autre est arborer le fanion de la liberté lorsqu´il y a privation de l´humanité d´autrui.

Les prétendues féministes qui s´emploient à garantir la qualité “d´agent” des femmes prostituées, qui affirment leur liberté quand elles choisissent cette « profession », qui insistent dans l´affirmation de leur liberté, ne font que renforcer le « droit » des hommes à utiliser les corps des femmes comme ils l´entendent.

Elles affirment, en fait, la « liberté » des femmes de servir le désir sexuel et symbolique de possession et de domination des hommes, en ignorant les conditions douloureuses qui les ont amenées à cet état. Elles ignorent les coercitions, les pressions, les viols répétés qui ont fait qu´elles méprisent leurs corps et les louent pour un argent sordide, fruit d´étreintes abjectes.

Elles veulent faire de quelques individus et leurs témoignages les porte-paroles de millions de femmes prostituées, vendues, louées, mercantilisées, trafiquées et exploitées. Je parle ici de SYSTÈME et non de personnes qui peuvent exprimer leurs singularités ; le SYSTÈME « prostitutionnel » est la pierre fondamentale qui soutient le patriarcat : tant qu´il y aura encore une unique femme dont le corps est transformé en marchandise, toutes les femmes continueront à être des corps disponible à l´appropriation et au mépris masculin.

La prostitution est effectivement une institution patriarcale, dont les bénéfices ne sont réservés qu´aux hommes. C´est un marché mondial qui réalise des profits incalculables, que ce soit pour les souteneurs, les trafiquants ou les « consommateurs » qui exigent des fillettes de plus en plus jeunes.

Cette défense de la “liberté” des femmes de se prostituer comme une profession, dessert terriblement les féminismes puisqu´elle stimule les petites filles à adopter ce « travail » sans le questionner. Tout se passe comme si c´était la chose la plus « naturelles » que les femmes se prostituent, d´autant plus que ce sont les féminismes qui le disent.

Il semblerait que ces « féministes » ne puissent pas percevoir l´ampleur de l´assujettissement symbolique et idéologique qu´elles subissent quand elles défendent comme « liberté » la domination paroxystique des corps des femmes, dont l´existence se trouve déterminée par les nécessités du pénis/patriarcat. Ce même patriarcat n´a nullement besoin de défendre le marché des femmes en prostitution, les « féministes » le font à leur place.

Cette perspective est particulièrement imbriquée dans le troisième sous-système de l´imposition du patriarcat : le dispositif de la violence.

 

         - Le dispositif de la violence

Le désir de liberté que les femmes ont montré dans le monde actuel, a entraîné des réactions extrêmes de la part du patriarcat qui se sent menacé. La violence domestique, les agressions se comptent par minute au Brésil, les viols collectifs ou non, l´utilisation de l´acide, du feu pour défigurer les femmes, sont l´expression des craintes de la perte inimaginable d´une partie ou de la totalité du pouvoir patriarcal. Les formes de violence contre les femmes sont incommensurables.

Arme de guerre, le viol a atteint des milliers de femmes lors des récentes guerres africaines : au Ruanda, en République Démocratique du Congo, le viol était accompagné de la mutilation des organes génitaux féminins avec des couteaux, des morceaux de bois ou des fusils. t, au Nigeria, [2] après avoir été enlevées de leur école, 200 adolescentes sont séquestrées et maintenues en des lieux inconnus. Nous n´osons pas imaginer les outrages auxquels elles sont soumises et c´est un crime innommable. Il y  peu de temps dans un grande ville brésilienne, à Curitiba, un policier, en pleine rue, a passé les menottes à sa compagne puis l´a tuée... et la réaction des passants fut de filmer l´événement. La banalité de la violence l´a rendue acceptable, semble-t-il.

Violence sans limites, sans bornes, tout est possible avec la haine qui pousse les hommes à attaquer les femmes, les fillettes, les enfants, à les pénétrer de leur sexe et montrer ainsi comme ils sont puissants et virils. Êtres méprisables et répugnants, les violeurs sont cependant une des faces du patriarcat, une de ses garanties de domestication et de soumission des femmes par la peur.

Rosi Braidotti considère que dans le bio-pouvoir exercé sur les corps, la mort y est implicite :

“The implications of this approach to bio/necro-power are radical: it is not up to the rationality of the Law and the universalism of moral values to structure the exercise of power, but rather the unleashing of the unrestricted sovereign right to kill, maim rape and destroy the life of others.” (Braidotti, 2013, web)

Pourquoi ne voit-on pas des manifestations massives d´hommes contre le viol, les mauvais traitements, les femmes battues,  toutes pratiques déjà endémiques dans la société ? Le viol n´est le sexe, loin de là, c´est un acte de possession, d´appropriation où l´excitation/érection est assurée par la violence elle-même.

Le viol, comme toute violence axée sur le sexe, exprime la peur de voir se rompre le « contrat sexuel », comme le nomme Carole Pateman (1988), un contrat symbolique, qui garantit aux hommes, en tant que mâles, l´appropriation sociale et individuelle des femmes. Monique Wittig,(1980) dans la même verve, affirme que, tout comme le mariage, la prostitution, le viol, la possession, la propriété, l´emploi de la force et de la violence sont des institutions patriarcales, parties constitutives de son implantation et de son maintien.

Entre le dispositif de la sexualité, le dispositif amoureux et celui de la violence, les femmes-construites en corps sexués ont été amenées ou obligées à suivre les dictas du patriarcat. Mais les féminismes sont bien vivants et agissent afin d´éradiquer ces abus de l´imaginaire et des pratiques sociales.

Et si on parlait de liberté...

      Adrienne Rich affirme que ce que redoutent le plus les hommes face aux féminismes, de leurs actions et analyses, c´est que les femmes  ne s´intéressent plus à eux, ou qu´elles échappent à leur domination. Ils redoutent la liberté. Il redoutent que la différence sexuelle ne devienne une in-différence des femmes vis-à-vis du masculin, (Rich, 1981)

Toutefois, les militantismes féministes, tellement significatifs, aux expressions affirmatives si belles, maintiennent leurs revendications dans le cadre de la prison où les femmes ont été mises : leurs corps. « Le personnel est politique », « mon corps m´appartient », « je décide ce que je fais de mon corps », sont des aphorismes et des manifestations claires de l´affirmation de la subjectivation, mais encore centrés sur le corps.

C´est dans ce corps  que les pressions et les violences patriarcales s´exercent, mais c´est aussi dans ce même corps que les féminismes perçoivent le point nodal de la domination. Ceci revient à dire que la liberté du corps  est encore une liberté régie par les normes, puisque ce corps définit les femmes comme des êtres incapables de gérer leur propre ventre,   leur propre manière à se transformer en sujet politique.

            Je considère de la plus grande importance la Marche des Salopes, les mouvements pour l´avortement, le défi politique des Pussy Riot qui provoquent le pouvoir patriarcal de décider comment les femmes doivent se comporter, comme elles doivent sentir, s´habiller, comment elles doivent se tenir dans le monde.

     La contraception a été obtenue à grand peine par les femmes qui se sont vues délivrées du poids des grossesses indésirées. Cependant, le droit à l´avortement, le droit de prendre ses décisions en ce qui concerne son propre corps, représente le point crucial de la démarcation qui définit les limites entre être libre et être seulement un ventre. Entre être humain ou seulement une femme.

Mais pourquoi ne pas retirer aux hommes le pouvoir de contrôle, en exigeant la contraception pour chaque relation hétérosexuelle. Ce serait  une vraie pratique de liberté.

Quand on assiste aux mouvements d´affirmation homosexuelle (femmes et hommes), bissexuelle ou transgenre, on réalise que la diversité est clairement exposée et que l´institution du sexe asymétrique se voit mise au défi. Malgré tout le référent se trouve être encore le corps, encore le sexe, encore et toujours le binaire.

Puisque la base reste le sexe et la sexualité, d´autres modèles ne font que redessiner la même face. La norme n´est pas désintégrée, elle est tout juste déplacée dans la diversité, mais elle maintient son fondement qui est la différence sexuelle.

Judith Revel a bien observé que :              

« Aujourd’hui, la critique du dualisme de genre est presque générale. Il n’en reste pas moins que la subdivision normative demeure : en lieu et place de la différenciation par sexe, on trouve désormais plutôt la différenciation selon la sexualité, comme si celle-ci n’était pas tout autant une catégorisation objectivée par le pouvoir, un objet de « véridiction » qui dirait ce qu’est l’individu, qui livrerait son secret le plus intime : n’appartenons-nous pas à une civilisation où l’on demande aux individus de dire la vérité à propos de leur sexualité pour pouvoir dire la vérité sur eux-mêmes ? »  (Revel, web) 

La différence sexuelle préside à toute l´articulation du genre, puisqu´à la base il y a l´exaltation du pénis et l´implantation de l´hétérosexualité, qui reste le domaine spécifique de la domination patriarcale. La résistance  par la diversité explicite, se localise entre les mailles du pouvoir et en la secouant on en renforce ses nœuds et ses liens. En plaçant la résistance au cœur de l´espace corporel, on réaffirme, en fait, la norme en tant que ligne de division des eaux et des humeurs. La différence se réfère donc, tant dans la sexualité que dans le corps sexué, à une identité déjà fixée par les dispositifs patriarcaux.

Mais quand il s´agit de résistance, quelle est donc cette revendication qui ne dépasse pas les limites du corps ?

L´affirmation d´une identité sexuelle est l´inverse de la liberté. Durant des décennies les théories féministes ont questionné, critiqué, réfléchi sur « l´être femme » comme sujet socio-politique, pour finalement percevoir l´impossible tache qu´est de réduire la multiplicité du féminin à une seule catégorie venant du patriarcat. C´est ainsi que le processus de subjectivation du féminin ne pourra être transformateur que dans la mesure où la propre catégorie « femme » perdra sa substance et sa signification sociale. Car dans ce cas, on ne peut être femme qu´en opposition asymétrique avec le masculin référent/dominant.

Mais enfin, où se trouve la liberté ? Dans la déconstruction du processus de  la différenciation des sexes, puisque comme nous l´avons vu, à la base du bio-pouvoir patriarcal se trouve la différence sexuelle. En faisant que l´ordre social se détache du sexe,  l´émergence d´un nouveau sujet peut voir le jour.

Pour Rosi Braidotti :

“ We have to learn to think differently about ourselves. To think means to create new conceptual tools that may enable us to both come to terms and actively interact with empowering others. The ethical gesture is the actualization of our increased ability to act and interact in the world.” (Braidotti, web)

          Effectivement, centrer le désir de transformation sociale sur le sexe et la sexualité ne fait que rendre la contestation inutile, puisque ses prétentions sont sapées à la base par une donnée « naturelle ».

 Geneviève Fraisse analyse :

“Méconnaître la sexuation d'un problème social, ou surcharger de sexualité le pouvoir politique sont des mécanismes qui me conduisent à insister sur l'affirmation de la différence des sexes comme catégorie vide. La catégorie reconnaît l'empiricité du deux des sexes, renvoie à la pensée de la sexuation du monde, mais c'est une catégorie vide, donc sans la définition des différences entre les sexes. Car ainsi on voit mieux la sexuation du monde et sa conséquence politique. C'est cela, cette sexuation du monde, qu'on cherche toujours à cacher […] (Fraisse, 2013 :web)

Comment soustraire le sujet féminin aux coercitions des dispositifs ? Comment couper, rompre la naturalisation des rôles dans l´imaginaire, la force de l´assujettissement, de la persuasion, l´immense tsunami de la violence qui menace de submerger le femmes ?

Déjà dans les années 1970/1980 les théories féministes pensaient l´ invention de soi comme un détachement conceptuel et personnel, space off ( de Lauretis, 1990 :115-159) ,  vis-à-vis de l´ordre patriarcal, ou comme la mimesis, selon les mots de Luce Irigaray (1977)  où le sujet se pose à l´intérieur et en dehors des représentations sociales et de ses constrictions.

Dans cet espace d´oscillation, la matérialité de l´être femme au plan social s´effiloche peu à peu, tout en gardant les points incontournables de positionnement, sans pour autant se plier aux injonctions des normes et des stéréotypes. La solidarité rencontre ici sa place, avec des actions communes de transformation de soi et d´autrui.

Quant à la sexualité, il faut en démystifier la valeur, qui s´appuie sur tout un déploiement d´urgence et de nécessité incontournable, ne dépassant pas un artifice du pouvoir patriarcal. Personne ne meure de ne pas avoir de sexualité active, mais des femmes meurent pour ne pas vouloir accepter l´imposition sexuelle.

Pour ce qui concerne l´amour, il faut se libérer de sa nécessité substantive, de son obsession inhérente à l´ « être femme », dont la représentation, en faisant de moi une réalité seulement dans le regard et le désir de l´autre, représente une astuce de plus du pouvoir.

En contre-point à la violence, il faut créer une autre image du féminin qui n´a rien de passif ou de fragile, qualificatifs généralement attribués à l´être femme dans la différence sexuelle. Implanter dans ce nouveau sujet féministe l´idée de défense, de réplique, de force qui habite les corps féminins. Finalement, il existe de nombreux moyens de combattre l´emploi de la force et il suffit de les mettre en action.

L´exemple du Gulabi Gang (Gang Rose) en Inde, qui rassemble des centaines de femmes commandées par Sampat Pal Devi (web)[3] , montre la force des femmes et leur solidarité contre la violence et l´injustice implantée par le patriarcat dans ce pays. Ceci représente une transformation du réel et c´est une utilisation du space off.

S´inventer, se construire comme l´autre de soi-même, dont l´image dans le miroir reflète mouvement et énergie, dépassant toute coercition patriarcale, voilà bien l´appel de la liberté. Construction non seulement  en tant que  réaction aux impositions de la différence sexuelle, mais prenant le chemin qui mène au-delà du sexe et de la sexualité, comme moyen de se soustraire aux dispositifs de ses pouvoirs de domestication et d´oppression.

L´in-différence est l´un des chemins permettant d´éliminer la différence ; si le pouvoir passe par les corps, il faut réinventer le corps dans un imaginaire créateur de réalités en-dehors de l´ordre du père, du jugement de l´autre, hors les injonctions de la beauté, de la mode, de la passivité, de la dépendance amoureuse ou financière, ça c´est la liberté...

Du dispositif amoureux, il faut retenir l´amour de soi, l´affection, la sensibilité, la compassion pour l´humain et le non-humain, pour la nature ; ouvrir de nouveaux espaces, rompre les chaînes, refuser les détours, jeter les balances, les mètres à mesurer, les chaussures déformantes. Il faut refuser toute tâche imposée par le fait d´ « être femme » pour que s´épanouisse un monde humain de juste partage des obligations. Inventer aussi à chaque instant un être nouveau, pas femme, parodie de l´humain, mais féministe, sûre d´elle et maîtresse de soi, un nouvel humain.

Changer le sens des mots, transformer les insultes en compliments, penser un univers où femmes, animaux et nature ne soient pas des objets d´utilité, d´abus, d´exploitation, de convoitise, tout cela constitue la liberté. Détruire les évidences, disait Foucault, dans la transformation des régimes de vérité, car tout ce qui est construit, peut être déconstruit. (Foucault, 1971)

Radicales ? Sans doute, plus que jamais. Une fois identifiées les racines et les limites de l´appropriation, il suffit d´en faire les objets de dérision et d´ironie. Finalement, le pénis, arme du masculin, est un fondement indigent de pouvoir. Tolérance zéro pour n´importe quel type de naturalisation et de violence ; il faut s´indigner contre l´injustice et la cruauté. L´indignation est un moteur d´action.

Sexe et sexualité ? Leur donner l´importance qu´elles ont réellement : fonction corporelle et non pas moule identitaire. Changer le régime de vérité signifie créer une nouvelle perception du monde et de soi-même, sans oublier que, dans ce cas, la production de représentations institue de nouvelles réalités.

Pour Judith Revel,

“[...] la dissymétrie nous semble passer au contraire par la possibilité de faire valoir la liberté intransitive [...]comme puissance d’invention, comme matrice constituante, comme processus créatif. Cela n’exclut pas qu’il faille faire valoir aussi la nécessité de luttes de libération ; mais cela signifie qu’il n’y a pas libération sans pratique de la liberté. Si nous ne sommes pas capables d’inventer – là où le pouvoir se limite à gérer l’existant –, nous ne pourrons jamais nous défaire de son ombre portée.” (Revel, web)

Les féministes en action sont celles dont la différence n´est perceptible que dans le passage de soi-même à soi-même, dans la réinvention continue de la subjectivité et l´action transformatrice de cette réalité établie sur le conflit, le pouvoir, la douleur et la mort.. Féministes, sujets de transformation, hérauts (messagères?) de la liberté. Vous êtes l´avenir.

                                     

 

  BIBLIOGRAPHIE

Foucault, Michel . 1988. Microfísica do Poder, Rio de Janeiro : Graal, (traduction libre)

Foucault, Michel. 1971, L´ordre du discours : Gallimard

Fraisse, Geneviève. Voir et savoir la contradiction des égalités.  labrys, études féministes/ estudos feministas janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013, http://www.tanianavarroswain.com.br/labrys/labrys23/filosofia/gfraisse.htm,  consulté le 6/4/2013

Irigaray, Luce. 1977. Ce sexe qui n’en est pas un : Editions de Minuit.

Jodelet,  Denise. Les représentations sociales, Paris, PUF, 199

de Lauretis, Teresa. 1990. Eccentric subjects: feminist theory and historical consciousness, Feminist Studies 16, n.1 spring

 Braidotti, Rosi. Difference, Diversity and Nomdadic Subjetivity. http://digilander.libero.it/ilcircolo/rosilecture.htm, consult´le 6/5/2014

Revel. Judith. Construire le commun : une ontologie,  http://eipcp.net/transversal/0811/revel/fr, consulté le 6/5/2014.

Rich, Adrienne. 1981. La contrainte à l´hétérosexualité, Questions Féministes, n.1, Mars Paris : Editions Tierce

Rosi Braidotti. Nomadic Feminist Theory in a Global Era, http://www.tanianavarroswain.com.br/labrys/labrys23/filosofia/rosibraidotti.htm, consulté le 5/5/2014

 Pateman, Carole .1988. The Sexual Contract, Blackwell Publishers,

  Wittig,Monique, 1980 .“La pensée straight”, Questions Féministes , Paris,  n.7,  février.

Guilaumin, Colette,  1992 . Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes,


 

[3] Sampat Pal Dev. Gulabi Gang, um exemplo a ser seguido  http://blogueirasfeministas.com/2012/11/gulabi-gang-um-exemplo-a-ser-seguido/, consulté en 6/5/2014