Au delà du binaire: les Queers et l'éclatement du genre
Dans le cadre épistémologique de l'actualité poser des questions, plutôt que de chercher des réponses, relève d'un intérêt majeur dans le mouvement prôné par Foucault de "renversement" des évidences (Foucault, 1971, 53). Les problèmes dont nous parlons ici ont trait à la vie, imprenable réalité que nous construisons à chaque instant ; dans cette perspective, les paradigmes, les stéréotypes se heurtent constamment au dynamisme d'un quotidien qui se déploie dans un relationnel multiple. Aux questions issues de cette réalité et qui nous interpellent, les réponses trop vite élaborées enferment la pensée, posent des limites et le thème de cette rencontre exige, en soi, une ouverture d’esprit vers le neuf, la création, la contradiction, le paradoxe là même où l’on pensait avoir trouvé le chemin. La catégorie identité concentre une grande partie du débat académique dans l'actualité d'une façon transdisciplinaire, liée à des problèmes d'ordre politique, ethnique, sexuel. Où sont passées les "belles certitudes" d'antan, autour du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire, des races, du sexe ? Où se trouve maintenant l'évidence de l’identité sexuelle ? Dans un passé pas tellement éloigné, les femmes étaient représentées comme des mineurs à longueur de vie et la phrase souvent répétée " les adultes, les femmes et les enfants” venait exprimer une réalité construite de toutes pièces, qui n’en est pas moins réelle pour cela : l’infériorisation des femmes dans la société. Division si évidente du social qu'on avait de la peine à percevoir l'ampleur de son emprise, le sens commun aidant du poids de son inertie. Homme, femme, enfant, des divisions bien établies, des représentations sociales qui créent le vrai et le "naturel" dans l'ordre du discours dont la famille est au centre de la lourde matérialité des relations sociales. Comme l'exprime Jodelet : "Ces représentations forment système et donnent lieu à des "théories" spontanées, versions de la réalité qu'incarnent des images ou que condensent des mots, les uns et les autres chargés de significations […] ces définitions partagées par les membres d'un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité par ce groupe." (Jodelet, 1994, 35) Mais là où se placent les noyaux "naturels", des marges s'établissent inéluctablement et de ces zones d'ombre apparaissent de plus en plus les groupes et les individus qui se réclament aussi d'une identité. Qui sont- ils/ elles, qui viennent briser mon Moi, le Nous, le Soi, le Vous, ces identités si laborieusement établies, si chèrement payées ? Qui sont-ils/ elles, quel pronom dois-je employer pour les nommer, pour les ancrer dans mon univers du familier et du quotidien ? La diffusion d’images androgynes dans les médias, publicité, cinéma, est monnaie courante. Des êtres imaginaires ou plutôt les voisins de palier qui dérangent le schéma bien pensant des identités sexuelles ? Femme ou Homme ? Bonne question. Combien de fois l’a t- on posé en regardant des jeunes et moins jeunes qui se tiennent par la main ou par le cou ? Mon regard est-il méprisant, condescendant, accusateur, complice ? Seraient-ils les Queers ? Quel rapport avec le féminisme ? Je voudrais travailler cette question sous deux angles : l’épistémologique et le politique, séparés uniquement par un souci de clarté, car nous sommes très conscientes de l’imbrication de ces deux dimensions. J’ai déjà annoncé quelques catégories comme réalité, représentations sociales, identité. D’autres feront aussi partie de mon discours, telles qu'imaginaire, genre, sexualité, homosexualité, hétérosexualité. Tout d’abord, quelques jalons théoriques : nous entendons ici, l’imaginaire tel que le propose par exemple Castoriadis entre autres, (Castoriadis, 1982) comme la société instituante. C’est-à-dire, la société qui crée les sens qui circulent en tant que vérités, normes, valeurs, directives de comportements, qui instaure les paradigmes et les modèles, qui décide de ce qu’est la réalité, qui tranche entre l’ordre et le désordre, entre le naturel et l’aberration, entre le normal et le pathologique, entre la signification et le non-sens. Les systèmes d’interprétation constituent en effet les réseaux de construction du monde, car les choses deviennent de TELLES choses dans un cadre précis d’interprétation. Ainsi, c’est l’institution de la société, de ses relations, de ses significations, dans des limites précises d’interprétation qui détermine ce qui est réel ou illusoire, ce qui est naturel ou hors nature, de ce qui est doté d’un sens ou se trouve dans un lieu de non-sens. Castoriadis affirme que " [...] toute société est une construction, une constitution, une création d'un monde de son propre monde. Sa propre identité n'est rien d'autre que ce ' système d'interprétation ' ce monde qu'elle crée. […] Et c'est pourquoi (de même que chaque individu) elle perçoit comme un danger mortel toute attaque contre ce système d'interprétation ; elle le perçoit comme une attaque contre son identité, contre elle-même." (Castoriadis ,1986, 226-227) Dans une formation sociale donc, rien n’est donné d’avance et pour toujours, rien n’est doté du sceau du véritable, du légitime, de l’universel, la science l’affirme aujourd’hui dans tous les domaines. L ‘hétéronomie des sociétés ne cesse de nous sauter aux yeux. Mais les fantômes du déjà là nous hantent et même dans la critique radicale féministe envers le construit social nous retrouvons la présence des cadres d’interprétation figés dont la puissance est redoutable. Je parle de l’interprétation binaire du monde, non seulement par rapport aux sexes, homme / femme (dans l’ordre) mais aussi en ce qui concerne la vision dualiste de ce qui nous entoure : le bien et le mal, le bon et le mauvais, le réel et l’imaginaire, le pur et l’impur, le clair et l’obscur, le vrai et le faux, le beau et le laid. Les filigranes, les nuances qui font le merveilleux dans le déploiement de la vie sont ainsi inexorablement réduites au silence. Les cadres d’interprétation constitutifs des conditions de production de notre discours se dérobent à nos yeux, les significations arbitraires qui alimentent nos valeurs et tissent nos chemins se cachent derrière le faciès de la vérité, du naturel. L’auto- constitution de la société se blottit sous le sceau de l’évidence, de l’inquestionnable. Je voudrais cependant, remettre en question ces évidences dans la démarche annoncée par Foucault et poser en tant que problème l’hétérosexualité, la famille, l’homosexualité, l’identité et pourquoi pas, la sexualité elle-même. En ce faisant, je n'ai pas la prétention d'un discours inaugural car ces catégories ont été et sont encore analysées et discutées par plusieurs auteures depuis la dénonciation de la contrainte à l'hétérosexualité jusqu'à la Queer Theory ; au contraire, j'invoque leurs arguments pour donner appui à mes propos. Commençons par la fin : identité et sexualité. Il n’est plus à prouver, de nos jours, les diverses manifestations de la sexualité dans l’espace et dans le temps, c’est–à-dire la conception de la sexualité qui se manifeste différemment, qu’elle soit centrée sur l’acte sexuel, la procréation, le plaisir, l’approche du corps, la sensualité, l’érotisme, etc. La sexualité exercée également comme un des actes de l’humain ou l’ACTE de l’humain, comme faisant partie de l’être ou étant l’être, selon le système de représentations ordonnant le monde. En Occident, depuis bien des siècles la sexualité a été l’apanage de la masculinité en tant qu’exercice et de la féminité en tant que demeure : la femme était le sexe- substantif- sur lequel se déployait la sexualité masculine – le verbe, l’action. Mais nous sommes encore dans le domaine du binaire. Qu’en est-il des pratiques sexuelles qui n’appartiennent pas à l’ordre de la sexualité binaire ? Déviance, perversion, débauche ; ces pratiques vont être catégorisées pour mieux être exclues de la norme, du “normal”. La sexualité va constituer, petit à petit un locus de domestication et de contrôle social, locus aussi de fixation de l’affection et de l’émotion, creuset de toutes les significations, clef de voûte d’un ordre qui se dit naturel, du côté du divin, du côté du rationnel, du côté du biologique. Pour sa part, la psychanalyse surenchérit, dans la mesure où la sexualité devient la vérité de l’être, dite, expliquée, racontée, décortiquée, entre mère dévoreuse et père désiré ; parler du sexe, finalement, c’est parler du Soi, du Moi ou Je, peut- être Nous ? Qui suis-je, moi, qui parle dans un sexe, d’un sexe, de quelle sexualité sommes-nous le produit ? Et quelle sexualité produisons-nous dans nos réponses aux interpellations du social ? Foucault appelle «dispositif de la sexualité » l’ensemble des investissements sociaux qui la construisent comme centre du discours contemporain, centre également de nos vies et de nos pensées. Selon lui, c'est "un ensemble décidément hétérogène qui comprend discours, institutions, organisations architecturales, règlements, lois, mesures administratives, énoncés scientifiques, propositions philosophiques, morales, philanthropiques. En somme, le dit et le non dit sont les éléments du dispositif." (Foucault, 1988, 244)[1][2] Même en la niant, je me place face à la sexualité , l’omniprésente, la déesse à laquelle toutes les offrandes sont dues, axe de l'exercice du pouvoir, lieu de production de la vérité sur les corps et sur les identités.(Foucault, 1988, p.236) Mais de quel droit la sexualité s’érige-t-elle en reine, centre de l’être, source de toutes les inquiétations, de toutes les préoccupations, sinon par le biais de l’importance qu’on lui donne ? Sinon par la production de la vérité sur le corps et sur l'exercice correct de la sexualité? Theresa de Lauretis ( de Lauretis, 1987, 12) reprend cette idée et indique les “technologies ", les procédés et techniques sociales qui produisent la sexualité telle que nous la vivons, dans un monde de représentations ourdi par les discours, les images, les savoirs, les pratiques critiques, les pratiques quotidiennes, le sens commun, les arts, la médecine . Que dire des investissements économiques et médiatiques autour du sexe, des images qui nous assaillent à tout moment, des messages explicites et implicites qui activent tout un champ connotatif autour du sexe, jeunesse, beauté, plaisir, émotion ? L’individu ainsi interpellé accepte et incorpore l’image qui lui est offerte et les options qui lui sont réservées comme sa propre représentation ; il devient ainsi l’incarnation de la représentation sociale, auto-représentation d’une identité qui lui est assignée. Baczko remarque que la production des ces images et représentations dans le cadre d'un imaginaire spécifique à une collectivité donnée "[…] désigne son identité en élaborant une représentation de soi; marque la distribution des rôles et positions sociales; exprime et impose certaines croyances communes en plantant notamment des modèles formateurs […]" (Baczko,1984, 32) Nomination / désignation : on désigne/ on crée une identité matérielle autour de la sexualité et ensuite on la nomme : hétérosexuel, gay, lesbienne, travesti, transsexuel, etc. Mais la norme, le paradigme de référence est toujours l’hétérosexualité. Et chaque type de sexualité, ainsi racontée et analysée deviendra un tout identitaire doté d’une cohésion intrinsèque, voire essentielle, pourquoi pas “naturelle”, nature bonne ou mauvaise au demeurant. Teresa de Lauretis abonde dans ce sens et indique la représentation comme étant le lieu de la construction du genre sexué [3]: " Le genre est la représentation dont on ne peut pas nier les implications réelles et concrètes dans le social et le subjectif composant la vie matérielle des individus. Au contraire. La représentation de genre est sa construction et dans un sens on peut dire que la culture et l'art de l'Occident sont la marque de l'histoire de cette construction." ( de Lauretis, 1987,3) Vous nous donnez un nom, un profil, une classification, une typologie, disent les homosexuels ? Nous l’adoptons et de ce lieu de parole nous allons revendiquer l’existence sociale. Dans quelle mesure, cependant, cette adoption n’ira-t-elle pas reproduire le schéma binaire du couple, de la monosexualité, de la morale en cours,des rapports de pouvoir et de domination ? Mais pourquoi devons-nous accepter que notre identité soit celle liée à la sexualité ? Dans quelle mesure le “sexuel” est pertinent pour classifier les rapports entre les personnes ? Dans l'assujettissement à la sexualité nous pouvons identifier le "dispositif" en œuvre dont parle Foucault : " Beaucoup plus que d'un mécanisme négatif d'exclusion et de rejet, il s'agit de l'allumage d'un réseau subtil de discours, de savoirs, de plaisirs, de pouvoirs ; […] de processus qui le disséminent (le sexe) à la surface des choses et des corps, qui l'excitent, le manifestent et le font parler, l'implantent dans le réel et lui enjoignent de dire la vérité." ( Foucault, 1976, 97) Les évidences liées à la sexualité abritent une pluralité de sens, dont la cooptation par le "sexe gender system" (de Lauretis, 1987,5) tend à réduire la polysémie. En appelant à l'intensification de l'activité sexuelle on débouche sur la prolifération des formes de sexualité aussitôt ramenées à l'ordre d'un imaginaire normatif qui réduit sa force de transformation d'un sexuel binaire. Dans ce sens, les relations homosexuelles perdent leur pouvoir d'insérer le nouveau, de briser les normes des relations établies dans le cadre du genre binaire, lorsqu'elles s'installent dans "le couple" partageant les valeurs morales dominantes, ainsi que leurs ambiguïtés. L'évidence de la notion de couple s'effrite dès qu'on se met à interroger de plus près sa constitution : en effet, qu’est ce un couple ? Deux personnes qui s’aiment ? Qui vivent ensemble ? Qui couchent dans le même lit ? Sa formation est-elle basée une relation sexuelle ? Ou lorsqu’il y a de l’émotion partagée ? Quel genre d’émotion ? Physique ? Toutes les options ? Une d’entre elles ? Combien de duos hétérosexuels ou homosexuels ne couchent-ils plus ensemble, ne “font-ils plus l’amour" et sont vu/e/s toujours en tant que couple ? Où est passé le sexuel composant de ces prétendues identités dans ces cas ? Et le pourquoi à toutes les réponses, ne se place-t-il pas dans le creuset d'un imaginaire social qui se construit lors de son énonciation? L'évidence de la notion de "couple" se dérobe dans les efforts de définition. Et les Queers ? Queer, dans un premier moment a été l’appellation donnée aux homosexuels, les “bizarres” ; ensuite un phénomène nouveau s’introduit dans le discours et la pratique correspondante s’affiche, reprenant à son compte l’a appellation Queer : la bissexualité.[4] Serait ce maintenant, dans son explicitation, un mouvement pour outrepasser les limites, briser les barrières imposées par la domestication des sexualités diverses, serait ce finalement, dans son ambiguité, la réponse à l’émotion marquée inéluctablement par le binaire ? Mais quel est l’enjeu par rapport au féminisme ? De fait, le cadre conceptuel va au-delà d’une certaine pratique sexuelle ambiguë : la contrainte à l’hétérosexualité, “naturelle”, est remise en question dans une nouvelle politique de la sexualité, où le binaire obligé se voit contesté. Evidemment la contrainte à hétérosexualité a été dénoncé déjà dans les années 80 par plusieurs féministes, dont Adrienne Rich (1981) et Wittig (1980) entre autres, mais dans la pratique les homosexuel/les reproduisent en partie l'approche binaire de la société. Chrys Ingraham renchérit sur l'importance de l’imagination hétérosexuelle particulièrement présente dans la structuration de la notion de genre, binaire, qui bloque ainsi toute analyse critique de l’hétérosexualité en tant qu’institution organisée. (Ingraham, 1996, 169) De cette façon, les études sur le genre ont longtemps vu hétérosexualité comme une réalité donnée, naturelle, sans questionnement, alors que le genre est compris en tant que construction sociale et organisation primaire des relations humaines. Il faudrait cependant pousser le raisonnement jusque dans ses derniers retranchements, à ses dernières conséquences, c’est-à-dire penser également au sexe biologique comme faisant partie d’une représentation sociale. Pour cela, Ingraham propose la notion d’hétérogenre. Et si nous essayions d’approfondir ce qui en fait donne à l’hétérosexuel le sceau de normalité ? Le sexe biologique pourrait-il déterminer un "rapport naturel "? Qu’est ce qu’un rapport hétérosexuel ? Elisabeth Daumer ( Daumer, 1992, 96) essaie de répondre à la question avec une autre interrogation : l’hétérosexualité est-elle un rapport de pénétration ? Je renchéris : quel genre de pénétration ? S’il n’y a pas de pénétration vaginale, même entre homme et femme est-ce encore une relation hétérosexuelle? L’hétérosexualité a-t-elle pour fin de procréation ? Sinon, pourquoi l’hétérosexuel serait-il le «normal » ? Si oui, un couple qui ne pourrait pas avoir d’enfants serait-il encore hétérosexuel ? En effet, le "naturel" du sexe biologique réside surtout dans la possibilité de procréation et l’injonction à la procréation est de l’ordre des valeurs, de la morale, donc, construite socialement et historiquement, dans un réseau de sens qui fait circuler les normes datées comme étant des vérités universelles, "naturelles". Instinct, diriez vous? L'instinct évoqué en matière de procréation n’est qu’un facteur d’exclusion pour ceux qui ne le ressentent pas comme tel : par exemple la femme qui n’est pas mère n’est pas une "vraie femme". C’est un renvoi à la "nature" des choses, que les études sur le genre on tant essayé de déconstruire. L’état civil naturellement simplifie les choses en ce qui concerne la notion de couple, mais comment les classifier lorsque, comme au Canada, certains droits sont accordés aux “conjoints” de même sexe ? La notion d’hétérogenre prônée par Ingraham nous amène à l’équation l’hétérosexualité / naturelle et genre / culturel et suggère que les deux soient construits socialement. (Ingraham, 1996,169) Evidemment la sexualité a été largement travaillée dans les études sur le genre, étant donné la partition binaire de l’humain à partir des constructions basées sur le sexe ; l’hétérosexualité sous tend cependant ces analyses autour des grands schémas du pouvoir social : mariage, famille, maternité, contraception, violence, viol, abus, prostitution, etc. Ainsi pour Ingraham, la notion d’hétérogenre est plus centrale que celle du genre, car le genre lui est subordonné, en quelque sorte. Ce que l’auteure tient à souligner est le fait que, malgré son extrême importance dans l’analyse des relations sociales, la catégorie genre élide, en quelque sorte l’institution de l’hétérosexualité et contribue de la sorte au maintien de l’ordre qu’elle critique. Selon la même auteure “cette participation à l’imaginaire hétérosexuel ne fait que reproduire les conditions sociales qu’elles veulent interrompre”. ( Ingraham, 1996,179) Ceci signifie que l’ordre hégémonique des valeurs se ré-articule dans l’affirmation de l’attraction “naturelle” entre deux opposés, en dehors de toute production sociale. Pour de Lauretis, le sex gender system présente une opposition conceptuelle et rigide, structurelle de deux sexes biologiques ; elle souligne, cependant son caractère de construit socio-culturel, d’appareil sémiotique et de système de représentations qui assignent une signification – identité, valeurs, prestige, statut, etc. Ainsi pour cette auteure, " la construction du genre est à la fois le produit et le processus de sa représentation" ( Lauteirs, 1987,5) En effet, l’appréhension du sexe biologique n’est pas nécessairement réalisée de la même manière dans l'immense pluralité des formations sociales : ainsi, les hermaphrodites,, par exemple, peuvent être considérés les êtres les plus parfaits. Dans l'imaginaire social le Un, dans ce cas, l’emporterait sur le Deux du rapport binaire des sexes. Dans ce sens, analyser le genre dans la représentation binaire n’est pas suffisant car le processus n’est pas interrompu ; tant que la différence sera posée entre homme et femme dans le culturel ET le biologique, le référent sera inévitablement le masculin et la chaîne des représentations continuera à se développer. Le féminisme s’essouffle dans un imaginaire social qui change la position des cartes mais maintient leur valeur intrinsèque. Revenons au cadre théorique proposé d’un imaginaire instituant les relations sociales à partir des représentations genrées et nous arrivons ainsi à la même conclusion que Monique Wittig : l’hétérosexualité est de l’ordre du politique, du pouvoir. ( Wittig, 1992, XIII) En effet, dans le système classificatoire qui démarque les pratiques et les identités sexuelles il existe une immense confusion entre zones érogènes, organes de reproduction, et détermination sexuelle. Alors, si le binaire n’est qu’une construction sociale érigée en savoir inquestionnable, en fait biologique, il faut se poser la question de savoir quelle est la signification attribuée à la conception du “naturel” du sexe. Quels effets de pouvoir sous tendent-ils la naturalisation du sexe biologique ? Quelle puissance redoutable est-elle tirée de la domestication du multiple, de la répétition du même identitaire ? La notion d’hétérogenre propose dans l’ordre épistémologique un questionnement aussi radical des relations sociales que ne l’a fait la théorie de la construction des genres en son temps. Dans cette perspective pour de Lauretis le sujet du féminisme devient un construit théorique qui se place à l’intérieur et à l’extérieur de l’idéologie du genre “conscient qu’il en est ainsi, conscient de cette double poussée, de cette double vision, de cette di-vison”(de Lauretis, 1987, 10). Ceci nous amène à un autre volet, celui de la fluidité identitaire dans les pratiques sociales qui est l’avènement de la bisexualité en tant qu’ambiguïté assumée. Les médias s’emparent du thème, le V Congrès des Bisexuels/elles s’est tenu à Boston entre le 3 et le 5 avril 1998, sur Internet le « chats » bisexuels se multiplient, le monde du spectacle s’y identifie et s’affiche en tant que tel. Mais est-ce une identité que de se dire bisexuel/le ? Un principe identitaire positiviste et très simple pourrait ainsi être énoncé : “ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas". Cette formule ingénue et tout aussi totalitaire est à la fois niée par la multiplicité du réel et revendiqué par tous les mouvements d’appartenance. D’un côté, comme le souligne Jean Carabine, (Carabine, 1996,50) les individus ont des identités multiples, non pas déterminées uniquement par la personnalité ou la sexualité, mais qui se manifestent par des besoins ou des expressions diverses, selon les contextes et les moments. Les performances sociales adéquates selon les normes résultent en une identité qui nous rend visibles ou qui nous permet d’être reconnues par ceux que j’appelle “les miens. Les mouvements homosexuels, en adoptant la différence qui leur est imposée, construisent également un noyau identitaire – être lesbienne ou gay dans le sens ontologique - et créent ainsi un nouvel espace d’exclusion : Les bisexuel/les seraient donc les Queers des homosexuel/les, de la même manière que ces derniers seraient les Queers des hétérosexuel/les. La bisexualité serait-elle la nouvelle forme d’amour qui n’ose pas dire son nom ? (Goldman, 1996, 175) Et pourquoi dis-je "amour" parlant de sexualité sinon pour souligner les valeurs culturelles liées au sexe ? Elisabeth Daumer ( Daumer, 1992, 90-95)crée un personnage bisexuel, Cloe, qui rêve non de personnes sans genre ou sans sexe ni même androgynes, mais d’humains avec qui elle ne serait tout d’abord pas une femme ou une lesbienne ; elle ne songe nullement à une instabilité ou à une indécidabilité, mais à une intimité non normatisée au sein de cadres ostensibles d’identité sexuelle qui deviendrait ainsi une création continue. Une libération enfin des contraintes identitaires et de l’identité liée au sexe. L’ auteure considère cependant les aspects positifs et négatifs de cette bisexualité Queer. D’abord, le risque d’une fausse unité sous laquelle tous les Queers seraient placés: le glissement vers le sens d’une communauté , d’une identité alternative, d’une troisième option qui effacerait les différences, et l’exercice du pouvoir qui en découle. D’autre part, la dénomination – bisexuel- peut encore être une identification dans le cadre binaire de pensée car il y demeure une notion qui partage la personne en deux, homo ou hétérosexuelle selon les polarités du moment. C’est un échange d’identité dont l’exercice peut s’avérer parfaitement identique, dans la mesure où les rôles genrés peuvent se reproduire dans une relation homosexuelle. Tant que la bisexualité sera posée comme choix entre deux pôles basés sur le sexe biologique et le genre culturel , son potentiel subversif qu’il soit épistémologique ou moral sera différé. Du côté de l’homosexualité, ce choix n’apparaît que comme une expression opportuniste des avantages de l’un et de l’autre . Dans l’ensemble, la bisexualité risque d’obscurcir l’oppression des femmes démontrée par la catégorie du genre et de rendre encore plus invisible le monde lesbien/gay. (D’ailleurs l’appropriation de l’appellation gay par les hommes homosexuels est encore un signe de partage genré). Mais l’ambiguïté et le paradoxe faisant partie intégrante du monde, la bisexualité Queer fait ressortir la discontinuité entre les actes sexuels et les choix affectifs d’une part, et de l’autre l’affirmation politique d’identité, comme le souligne Daumer, dans l'article mentionné. Cette même ambiguïté aide à remettre en question l’institution "naturelle" de l’hétérosexualité. La bisexualité aide également à approfondir la perception des différences, culturelles, sexuelles, genrées, en ouvrant la voie à la multiplicité (Goldman ,1996.176). La sexualité en tant que vérité intrinsèque de l’être est ainsi déstabilisée pour mettre en valeur les choix personnels de l’expérience dans le sens indiqué par de Lauretis, c’est-à-dire, " l ‘ensemble d’affects de signification, d’habitudes, de dispositions, d’associations et de perceptions qui résultent de l’interaction sémiotique du soi et du monde extérieur." ( Lauretis, 1987,18) Daumer propose la bisexualité non pas comme mouvement d’intégration de l’hétérosexuel et de l’homosexuel, mais comme point épistémologique et éthique à partir duquel on peut examiner et déconstruire le cadre binaire du genre et de la sexualité. ( Daumer, 1996, 98). L’auteure intègre bisexualité et queerness dans la mesure où elle suggère l’ouverture d’un nouvel univers de perception – sexuelle, émotionnelle, érotique – contemplé dans la multiplicité de leurs choix topiques : dans la dimension du queer, tout le monde n’est pas queer de la même manière. L’éthique queer serait donc l’articulation des différences individuelles, mettant en cause toute identité fixe, immuable. ( Daumer , 1992,103. Finalement, quelle est la signification donnée à ce mot : Queers ? Quelles sont les représentations qui s'en dégagent ? Queer, dans le sens ici proposé, n’est pas seulement une sexualité alternative, ( Goldman, 1996 170), mais c’est un chemin pour exprimer les différents aspects d’une personne, un espace, aussi, pour la création et le maintien de la polymorphie d’un discours qui défie et interroge l’hétérosexualité. La queerness défie également la notion d’identité, nie l’essentialisme genré ou homosexuel/elle dans la mesure où elle est organisée autour d’identités qui s’imbriquent dans la performance d’identités plurielles qui s’égrènent chaque jour. L’identité serait ainsi une construction en permanence, un processus sans bornes et sans limite. (Goldman ,1996,173) Dans ce sens, l’identité n’est pas le sexe, n’est pas la sexualité, je ne suis pas un moi genré ou déviant de la norme, JE SUIS MOI. Dans le monde des représentations sociales, comment changer l’image du corps, l’image de l’autre, référent de ma propre image, comment briser la norme qui fige le comportement ? Comment amorcer un contre-imaginaire qui ouvre les horizons des relations humaines, au-delà des rôles pré- établis, du pouvoir massif qui investit les polarisations de genre, comment créer du nouveau dans les réseaux de sens perclus de traditions, de marques, de scansions qui accompagnent nos vies ? La théorie pose les questions, mais la pratique sociale est déjà là dans un politique qui perce de sa puissance le domaine stéréotypé de l’imaginaire social : peu importe les côtés négatifs de la bisexualité, peu importe les attitudes individuelles, le paradigme est brisé, le courage d’assumer ses émotions se propage. Paradoxalement la bisexualité pourra peut-être faire sauter les verrous de la prison de la sexualité genrée, de l’identité sexuelle, carcan invisible qui nous fait plier l’échine, là où nous nous croyons libres. Une perception du corps comme un tout de sensibilité et de sensualité, une déstabilisation de la sexualité centrée sur les organes génitaux, une ouverture vers l’émotion qui traverse les regards, serait ce une nouvelle érotique sociale ? Identité sans limites et sans définitions. L'ancre est brisée, on reçoit l’appel du large, le goût de la découverte. Le principe est : dans l’univers queer tout le monde n’est pas queer de la même façon. ( Daumer, 1992,100) On est toujours le queer de quelqu’un d’autre, la différence sans fond, le simulacre indiqué par Deleuze. L’Univers Queer est la mise en abîme de la différence, défi pour les prochaines années du féminisme. BIBLIOGRAPHIE: BACZKO, Bronislaw (1984). Les imaginaires sociaux, mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 242 p. CASTORIADIS, Cornelius (1986). Domaines de l'homme, Paris, Seuil, 454 p. CARABINE, Jean (1996). A straight playing field or queering the pitch ? Centring sexuality in social policy, Feminist Review, n0 54, Autumn, p.31-64 DAUMER, Elisabeth (1992). Queer ethics; or the challenge of bisexuality to lesbian ethics, Hypatia, vol.7, n0 7, p.91-105 DE LAURETIS, Teresa (1987). Technologies of gender, essays on theory, film and fiction, Bloomington, Indiana, Univ. Press, 151 p. FOUCAULT, Michel (1988). Microfísica do poder , Rio de Janeiro, Ed.Graal.295 p. FOUCAULT, Michel (1971). L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 82 p. FOUCAULT, Michel (1976). Histoire de la sexualité I, la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 211 p. GOLDMAN Ruth (1996). Who is that Queer Queer? Exploring Norms around the sexuality, race and class dans Brett Beemyn and Mickley Eliason, (ed.) Queer Studies, New York, New York University Press, p.169-182. INGRAHAM, Chrys (1996). The heterosexual imaginary: feminist sociology and theories of gender dans Steven Seidman (dir), Queer Theory / Sociology, Cambridge, Mass. , Blackwell Publishers, p. 168-192 JODELET,Denise ( 1989). Les representations sociales, un domaine en expansion, dans Denise Jodelet (dir) Représentations sociales, Paris, PUF, 424 p. RICH, Adrienne (1981) La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne, Nouvelles Questions Féministes, Ed. Tierce, mars , n01, p.15-43 WITTIG, Monique (1992).The straight mind and other essays, Boston, Beacon Press, 110 p. [1] La citation étant en langue portugaise dans le corps du texte j'ai fait une traduction libre et je transcris ici le texte original: "um conjunto decididamente heterogêneo que engloba discursos, instituições, organizações arquitetônicas, decisões regulamentares, leis, medidas administrativas, enunciados, proposições filosóficas, morais, filantrópicas. Em suma, o dito e o não dito são os elementos do dispositivo." [3] Texte original: "Gender is a representation -wich is not to say that it does not have concrete or real implications, both social and subjective, for the material life of individuals. On the contrary. The representation of gender is its construction - and in the simplest sense it can be said that all of Western Art and high culture is the engraving of the history of that construction" [4] Voir à ce sujet, par exemple, Weise, Elisabeth Reba (ed.) USA. Closer to home, bisexuality and feminism,1992.
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