L’invention du corps maternel ou « Ô miroir, mon miroir, quel est ce corps qui m’habite ? »

 

Quel est ce corps qui m’assigne une identité, une place dans le monde, qui me conduit dans le labyrinthe des normes et valeurs sociales / morales ? Quel est ce corps que j’habite et dont je ne vois que l’image inversée du regard-miroir des autres ?

Corps et sexe sont, à première vue, indissociables. Cependant, si l’on inverse cette évidence en prenant un tournant méthodologique, cet ensemble s’effrite en questions : quel est donc ce corps, traversé par le sexe ? Que signifie ce sexe qui caractérise mon être ? Corps, superficie pré-discursive qui subit les coercitions, les disciplines, le moulage social ? Sexe, détail anatomique ou délimitation infranchissable de l’individu dans le monde ?

Dans le creuset des pratiques sociales, je me vois forgée en peau, délimitée par un corps, par une identité figée en rôle : femme et homme ainsi avons-nous été créés, par une parole aussi illusoire que réelle dans ses effets de significations, dont les contours se matérialisent en humain. Ces traits, dessinés par des valeurs historiques et transitoires se naturalisent dans l’énonciation et la répétition, fondés sur leur propre affirmation : les représentations de la « véritable femme » et du « vrai homme » s’actualisent sans cesse dans le murmure du discours social.

Mais les féminismes, grâce à leur pluralité et leur dynamisme, ont pénétré les réseaux discursifs du XXe siècle, défiant ainsi les régimes de vérité qui instituent le monde et ses significations, telles que le corps biologique (naturel) et le rôle social (culturel); leurs analyses ont également mis l’accent sur les processus et mécanismes qui transforment les corps en féminin et masculin, interpellés par des pratiques de domination, d’assujettissement ou de résistance. Les féminismes, ces courants puissants de contre-imaginaire, interrogent ainsi le social et ses institutions et mettent en lumière l’incontournable historicité des relations humaines.

La notion d’historicité renvoie ici aux innombrables profils des formations sociales dans le temps et dans l’espace dont les pratiques et leurs significations ne peuvent être que singulières. En effet, lorsque les féminismes mettent en cause « le naturel » et la « nature » humaine comme étant des socles immuables de l’être, ils révèlent la multiplicité des relations sociales et les possibilités infinies d’attribution de sens aux pratiques et aux êtres. L’histoire apparaît ainsi comme une construction, comme le résultat d’une opération de rationalisation et d’effacement de la pluralité et de la différence.

Qui dit corps et sexe pense immédiatement à femmes et hommes peuplant un monde binaire, hiérarchique et asymétrique. « Naturel ». La pléthore d’analyses féministes des discours occidentaux sur le féminin et le masculin fait apparaître l’institution d’un ordre social, le sex / gender system, comme l’a nommé dans les années 70, Gayle Rubin (Rubin , 1975 : 159). Un rapport de pouvoir est à la base de ce système car « […] idéologiquement les femmes SONT le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens. […] une chaise n’est jamais qu’une chaise, un sexe n’est jamais qu’un sexe. Sexe est la femme, mais elle ne possède pas un sexe : un sexe ne se possède soi-même. Les hommes ne sont pas sexe mais en possèdent un […] », souligne Colette Guillaumin (mars 1978 : 7).

Les théoriciennes féministes ont créé la notion de genre en tant que catégorie analytique de la division sexuée du monde, dévoilant ainsi la construction sociale des rôles naturalisés autour de la matrice génitale / biologique. La sexualité fait donc partie intégrante de ces définitions et les pratiques sexuelles apparaissent comme étroitement liées aux rôles sexués. Reproducteur, receveur, passif, le sexe de la femme n’est là que pour assouvir les désirs, les besoins du masculin individuel et social. Ainsi, l’identité genrée s’établit en moulant les corps et définit le féminin. De cette façon, le binôme sexe / genre se traduit de manière implicite et naturelle en sexualité reproductive, hétérosexuelle et installe alors l’image de la « vraie femme » dont la fonction maternelle dessine les contours et les fonctions sociales d’un corps sexué. Mais comment voit-on aujourd’hui ce système sexe / genre ?

Si d’un côté, les analyses féministes ont montré que la construction de la représentation sociale des femmes était centrée sur sa fonction procréatrice, de l’autre, cependant, elles ont continué à tourner autour de la maternité puisque le sexe biologique n’était pas vu comme un problème, mais traité en tant qu’élément « naturel ».

L’image et les sens attribués aux corps ne sont pourtant pas des superficies données sur lesquelles se moulent les rôles et les valeurs sociales; elles sont plutôt une invention sociale qui souligne une donnée biologique dont l’importance, culturellement variable, devient un destin naturel et incontournable pour la définition du féminin. Certaines théories féministes discutent actuellement (et même depuis les années 80) la création du sexe par le genre, la création du corps par le rôle social attribué aux femmes. Ce débat sera au centre de nos préoccupations dans cet article.

Le maternel en perspective

La maternité en tant que trait distinctif du féminin a fait couler beaucoup d’encre. Ce sujet est, en fait, incontournable, dans la mesure où grand nombre d’analyses se penchaient sur les sphères du privé et du public en tant que domaines d’exclusion ou d’appartenance. Le privé devient politique mais la dichotomie se maintient : le patriarcat, identifié comme fondement d’un système sexe / genre est débusqué dans ses engrenages qui produisent des êtres classés selon leurs appareils génitaux. En effet, la ligne de partage est centrée sur la reproduction qui définit la femme de façon ambiguë, exaltée et infériorisée à la fois, dans la maternité. Exaltée donc dans la « divine » tâche de donner jour à des êtres humains, mais au prix de se voir attelée et délimitée par cette fonction.

Femelle ou femme ou femme parce que femelle ? Sur quel ordre d’évidences la procréation s’est-elle instituée comme le jalon qui sépare les êtres et les classes, de façon hiérarchisée ?

Les différentes pratiques sociales créent l’importance culturelle et le rôle des femmes dans l’histoire. En Occident, depuis l’antiquité grecque, les réseaux discursifs qui lient la philosophie, la théologie, la médicine, le droit, l’éducation, les traditions orales et écrites ont élaboré et retenu des images et représentations négatives du féminin. (Groult, 1993)

La construction et l’infériorisation de « l’être femme » apparaît comme résultant d’une essence attelée à un corps déficient parce que femelle, à l’esprit faible et superficiel, à une morale glissante et douteuse qui exige une vigilance constante ainsi que la domestication de ses penchants pour le péché. Diabolisée depuis la légendaire Ève, le salut est cependant à sa portée par le biais de son corps, de sa fécondité, de la possibilité de reproduire l’humain et surtout le masculin. Côté obscur donc, les femmes portent le péché et la faiblesse morale; côté lumineux, le devoir et la joie de la maternité sont la seule issue pour effacer la « faute originelle » [1].

Nous retrouvons ici les images de la mère et de la prostituée, binôme constitutif de la représentation sociale des femmes : mère et épouse, sexe domestiqué, moralité, espace privé, famille, reproduction du social; prostituée, femme publique, libération du vice et de la débauche latentes dans le féminin.

Ces catégories sont fondées sur les prémisses de l’hétérosexualité et sur les matrices d’intelligibilité du patriarcat : les femmes ne peuvent « être dans le monde » que pour répondre au masculin, à ses dessins, pour lui donner une descendance, pour assouvir son désir. La maternité est ainsi leur destin et leur transcendance, la prostitution l’immanence dans l’impureté de leur sexe.

Les réflexions théoriques des féminismes ont identifié dans ce déterminisme biologique et dans la construction et l’appropriation du corps des femmes, l’apparat historique et social de la division binaire de la société. L’historicité des relations humaines, leurs possibilités infinies de combinaison, les singularités qui modèlent les formations sociales furent revendiquées par ces analyses, déplaçant la visée non-historique des essences, de l’univocité, de l’universel appliqué à l’humain.

Ce naturalisme, comme le soulignait déjà Guillaumin en 1978,

« […] proclame que le statut d’un groupe humain, comme l’ordre du monde qui le fait tel, est programmé de l’intérieur de la matière vivante. […] C’est la singulière idée que les actions d’un groupe humain, d’une classe, sont "naturelles"; qu'elles sont indépendantes des rapports sociaux ; qu’elles préexistent à toute histoire, à toutes conditions concrètes déterminées ». (Guillaumin, mars 1978 : 10/11)

Si nous entendons les significations, les représentations sociales comme une forme de connaissance socialement élaborée et partagée qui se matérialisent en institutions et pratiques (Jodelet, 1989 : 36), nous pouvons comprendre que l’auto-représentation des femmes se soumet aux savoirs élaborés en lieux d’autorité qui les réduisent à un corps / sexe / matrice.

Cela s’appelle « assujettissement », la réponse individuelle à l’interpellation du social qui crée les identités et l’identification à un groupe, définissant son insertion dans l’espace sociétal. Comme le souligne Teresa de Lauretis, « We have learned that one becomes a woman in the very practice of signs by which we live, write, speak, see…» (Lauretis, 1984 : 186). L’institution sociale du mariage et son corollaire, la maternité, apparaissent comme éléments constitutifs de « l’être femme » en tant que locus idéal du féminin. Cependant, il y a plus de 20 ans que la recherche féministe indique les mécanismes sociaux producteurs de ces représentations cristallisées dont la matrice hétérosexuelle apparaît comme le socle fondateur des corps « différents » et complémentaires (féminins et masculins), inexorablement liés.

En 1981 Adrienne Rich se demandait :

« […] la grande question du féminisme est-elle seulement celle de l'"inégalité des sexes" […] ou bien n’est-ce pas aussi celle de la contrainte à l’hétérosexualité pour les femmes, comme moyen d’assurer un droit masculin de la jouissance physique, économique et affective des femmes ? » (Rich, 1981 : 31).

Et elle poursuit ainsi :

« Mais l’incapacité de voir dans l’hétérosexualité une institution est du même ordre que l’incapacité d’admettre que le système économique nommé capitalisme ou le système de castes qui constitue le racisme sont maintenus par un ensemble de forces, comprenant aussi bien la violence physique que la fausse conscience » . (Rich, 1981 : 32)

En effet, la différence biologique acquiert son importance dans un ensemble de pratiques sémiotiques et symboliques dont le référent ou le signifiant général est la reproduction; dans l’ordre du patriarcat, où le masculin s’érige en tant que norme et paradigme de l’humain, pôle hiérarchiquement supérieur, la capacité spécifique de procréation du féminin devient le féminin lui-même. Cela fait de l’être humain classifié « femme », la femelle de l’humain dont l’existence se justifie par sa capacité de reproduction. La femme est confinée dans cette fonction, et en 1949, de Beauvoir commentait déjà qu’« […] elle engendre dans la généralité de son corps, non dans la singularité de son existence » ( de Beauvoir, 1966 : 308).

C’est ainsi que d’un côté, le discours de la « nature » fait de la procréation l’essence de la femme et lui soustrait à la fois le rôle de sujet et la possession de son corps; de l’autre, l’institution du mariage en particulier, et de l’hétérosexualité obligatoire en général, fait que les femmes puissent être appropriées dans leur sexualité et leur force de travail de façon individuelle et collective par les hommes. Si le domaine des analyses féministes a certainement déconstruit cette « essence » naturelle du rôle social des femmes, la sexualité et le corps biologique demeurent largement dans le domaine du non-problématique.

Tissée en un dense réseau discursif qui imbrique mémoire, tradition et autorités diverses, la représentation de la « vraie femme » mère / épouse / ménagère est de nos jours encore l’image et le quotidien de la majorité des femmes. La multiplicité qui compose le désir et l’expérience des femmes est obscurcie par l’effet homogénéisant de l’image du Même. L’éternel féminin s’actualise sans cesse par les technologies de reproduction du genre : le sens commun, les média (télévision, presse, cinéma), les discours sociaux dotés d’autorité (religieux, politique, médical, juridique, scientifique ). . L’enfantement est encore ce qui, paradoxalement, donne « naissance » à la femme, réalisant son potentiel procréateur et, par-là, son destin.     

Ainsi, la face multiple du pouvoir social dessine un profil de l’humain dans la construction de corps sexués, en un modèle binaire de partage du monde et de valeurs, déterminant le licite et l’illicite du sexe, la bonne et la mauvaise sexualité. Les corps sont identifiés par leur sexe et la prolifération des pratiques sexuelles se fait toujours autour d’une sexualité binaire et reproductive.

Foucault identifie un « dispositif » de la sexualité dans cet ensemble de pratiques, de discours, d’investissement économique et symbolique, des pouvoirs qui gèrent et produisent la sexualité au sein même des relations sociales, sans pour autant effacer la prégnance de la famille hétérosexuelle; il souligne en ce sens que la société

« […] a mis en œuvre tout un appareil pour produire sur lui (le sexe) des discours vrais. Comme si lui était essentiel que le sexe soit inscrit, non seulement dans une économie de plaisir, mais dans un régime ordonné de savoir ». ( Foucault  , 1976 : 92/93)

Certains discours féministes (Deveaux, 1994 : 231/232) perçoivent cette trame serrée de pouvoirs qui tissent le social comme une généralisation trop grande qui pourrait obscurcir les relations asymétriques et de domination, comme on les identifie dans le sex / gender / system. Cependant, les « technologies de production du genre » analysées par de Lauretis (1987) montrent des pouvoirs, disséminés par la création et diffusion des images et des rôles féminins / masculins.  Ces technologies composent et alimentent le dispositif de la sexualité, en fixant des identités binaires comme les matrices d’intelligibilité du sexe. Ainsi le corps intelligible, qui opère au sein des registres de soumission ou de résistance, est également le corps naturalisé de la femme en sexe et reproduction.

Si les « technologies du sexe » décrites par Foucault (1976), appliquées de façon universelle à la production de l’humain ébauchent les corps en sujets sexués, pour Teresa de Lauretis, elles se dédoublent en « technologies de genre » en fixant des identités asymétriques fondées sur le sexe (de Lauretis, 1987). Ce décodage traduit ainsi la création de la lourde matérialité des corps féminins et masculins à partir des valeurs et des représentations qui en découlent.

D’un côté, le masculin, dont les génitaux, physiques ou métaphoriques, lui assignent un lieu de pouvoir et d’autorité en tant que sujet universel : l’homme, synonyme de l’humain, sujet doté de transcendance. De l’autre, le féminin, l’Autre, inévitable et nécessaire, marquée par l’immanence d’un corps-destin réalisé dans la maternité et l’hétérosexualité. Les « technologies du genre » seraient les dispositifs institutionnels et sociaux qui auraient le

« […] power to control the field of social meaning and thus produce, promote, and "implant" representations of gender » (de Lauretis, 1987 : 18).

Ainsi, au moyen du langage, de l’image, du vaste éventail des discours théoriques des différents domaines disciplinaires, de tout un apparat symbolique qui assigne, crée et institue les places, les statuts, les performances des individus dans la société, les « technologies du genre » construisent une réalité faite de représentations et auto-représentations.

Si le pouvoir est diffus, il s’exerce cependant dans l’ordre du discours et dans la pesanteur des relations sexuées et sexuelles, instituant ainsi la société, l’imaginaire hégémonique et les représentations sociales qui modèlent les corps et leur identité. La femme devient corps intelligible en tant que mère car les significations attribuées au féminin lui confèrent un sens univoque : la femme-mère, la maternité révélant son être profond, sa raison d’être.

C’est la pratique de la sexualité donc, qui devient principe organisateur de l’identité intelligible, dans un jeu de « vérités » qui crée l’illusion d’un sujet ontologiquement définit par son assujettissement / résistance aux pratiques réglementaires. Nous avons ainsi femmes et hommes – identités délimitées dans un schéma binaire, hétérosexuel, reproducteur, « naturel » –, entourés par une multitude de pratiques qui traduisent des identités incomplètes, incorrectes, incommodes.

En effet dans la matérialisation sociale des corps, les technologies politiques qui les investissent ont pour tâche de « […] prendre la vie en charge

[…] distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser […] il opère des distributions autour de la norme », commente Foucault. (1976 : 189/190)

La recherche sur les techniques de reproduction in vitro ou de l’insémination artificielle, la polémique des ventres porteurs répondent ainsi au « besoin » de maternité. Mais d’un autre côté, ces nouvelles techniques de reproduction (NTR) peuvent être vues comme une maximisation de l’utilisation du corps féminin, comme le souligne Jana Sawicki, « […] their aim is less to eliminate the need for women than to make their bodies even more useful » (Sawicki, 1999 : 193). Ainsi, la crainte que les femmes perdent leur spécificité de reproductrices disparaît, car dans l’imaginaire social ces techniques ne libèrent pas les femmes d’un fardeau, mais au contraire, réalisent un partage de la fonction maternelle entre les femmes.

Cependant, le besoin de maternité, créé de toutes pièces au cœur des relations sociales, se perpétue et apparaît comme une évidence dans le discours et l’itération des normes hétérosexuelles et reproductives. C’est l’analyse féministe qui dévoile la fonction de ces dernières : construire le désir d’enfantement en tant que nécessité « naturelle » . Ainsi, comme le souligne Moira Gatens, « […] what is required is an account of the ways in which the typical spheres of movement of men and women and their respective activities construct and recreate particular kinds of body to perform particular kind of task » (Gatens, 1999: 228/229).

C’est ainsi que les « programmes de vérité » qui instituent les relations sociales, définissent pour les femmes, au-delà des techniques biogénétiques, des corps reproducteurs par le moyen des « technologies de production du genre », dont nous avons parlé plus haut et parmi lesquelles se trouve le discours scientifique et théorique, religieux, médiatique. Les images qui les façonnent montrent des femmes séductrices, belles, maigres, mariables, mais surtout, mères ou exprimant le désir de l’être. Par conséquent, les femmes ne trouvent la plénitude de leur corps constitué en sexe que dans leur fonction de reproductrice.

À propos de certains courants du féminisme, Christine Delphy fait le commentaire suivant

« […] la revendication maternelle est donc une revendication de spécificité fondée sur la maternité; réciproquement, la maternité serait spécifiante […] cette spécificité exige, c’est le revers de la médaille, de renoncer à tous les autres droits – au traitement commun » (Delphy, 1991 : 95).

Et avec un humour caustique, elle ajoute :

« […] elles font de la maternité moderne non seulement une expérience prétendument universelle, mais une expérience entièrement positive […] Qu’on puisse procéder à une telle idéalisation de la maternité dans un mouvement où la moitié des militantes sont en thérapie parce qu’elles sont des mères, tandis que l’autre moitié est en thérapie parce qu’elles ont été des enfants, sans parler de celles qui souffrent des deux, parce que cela nous amènerait à un total de 150%, voilà une chose assez sidérante » (Delphy, 1991 : 107).

L’assujettissement, l’auto-représentation des femmes en tant que matrices de l’humain dans les affres ou « douceurs » de l’enfantement, l’image de leur insertion sociale et historique dans une image qui attelle corps, sexe, désir, identité autour de la maternité, ne fait qu’entériner et reproduire le binaire, le sex / gender / system, l’intelligibilité d’un monde épelé au masculin et distribuant les tâches selon le moulage et l’utilité des corps.

En ce sens, la revendication d’une « différence » biologique des femmes par rapport aux hommes, qui serait localisée dans la capacité de procréation et de maternage, est fondée sur un apport culturel qui leur assigne d’office la « nurture and care » contre la violence prédatrice et l’égocentrisme des hommes. En effet, comme le souligne Moira Gatens,

« The body of a woman confined to the role of wife / mother / domestic worker, for example, is invested with particular desires, capacities and forms that have little in common whith the body of a female Olympic athlete. In this case, biological commonality fails to account for the specificity of these two bodies. […] This commonality is not simply at the level of interests or desires, but at the level of the actual form and capacities of the body ». (Gatens, 1999 : 228)

La spécificité en fait, n’est autre que la reproduction des qualités et des rôles assignés aux femmes (qui s’approchent singulièrement aux valeurs morales / chrétiennes), la réactualisation du système sexe / genre avec un nouveau profil.

Ainsi, au-delà des descriptions historiques / sociales du fonctionnement du binaire sexe / genre, la problématique du corps biologique devenu féminin / masculin est rendue incontournable. Ce corps biologique, fondement « naturel » de la différence, est alors perçu comme création du social. C’est ainsi que le pouvoir constitutif des relations sociales crée le corps lorsqu’il devient sexué et ce sexe biologique prend une évidence de « nature » avec des caractéristiques spécifiques, ce qui rend indiscutable le partage de l’humain en deux blocs séparés, mais unis par cette même nature centrée sur l’attirance et les relations hétérosexuelles.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des corps humains sexués, avec un appareil génital donné. Ce qui est créé par les réseaux de significations et les pouvoirs qui en découlent, c’est bien l’importance donnée à ce facteur, c’est la signification qui lui est attribuée en tant que révélateur, catalyseur de l’essence de l’être et de l’identité de l’individu. C’est le sexe qui apparaît en tant qu’effet discursif donnant forme et profil au féminin / masculin binaire, par l’attribution de valeurs à certains détails anatomiques. Judith Butler affirme que

« In this sense, what constitutes the fixity of the body, its contours, its movements, will be fully material, but materiality will be rethought as the effect of power’s most productive effect ». (Butler, 1993 : 2)

Je parle donc ici de sexe-signification, dont la mise en discours et en images, véhicule et crée à la fois les représentations qui lui donnent prise sur les êtres dans le social. Le sexe-discours produit ainsi les corps auxquels il confère une « sexe-signification » sur une matrice binaire et normalisatrice, fondée sur la reproduction et ainsi que sur une pluralité des sexualités qui ne cessent pas de faire référence au « sexe originaire », le procréateur. Les mécanismes de construction des corps, les stratégies et tactiques se dévoilent ainsi dans les pratiques sociales qui instituent des corps « féminins » et les marquent d’infériorité.

Foucault souligne l’hystérisation du corps de la femme, sa saturation en sexualité comme moyen d’insertion et de communication organique avec le corps social. La réglementation de la fécondité, les lois qui décident der l’avortement et gèrent les corps enceints, la normalisation des comportements, la notion « d’instinct maternel », si chère au sens commun, l’emphase et l’importance données à la cellule familiale sont tout autant des mécanismes de construction des corps. Dans ce sens, Foucault commente que l’image en négatif de la "mère" est la femme nerveuse, sans contrôle, sans limites, une fois perdue sa fonction et son fonctionnement spécifique de reproductrice. (Foucault, 1976 : 137) Toute parole vindicative, d’ailleurs, est aussitôt classée au domaine de l’hystérie.

Si la création de catégories telles que le genre et le patriarcat, en tant qu’instruments analytiques des relations sociales, a été fondamentale pour les études féministes, la critique du sexe biologique comme déterminant stratégique de la hiérarchie des sexes est encore timide, malgré une percée dès les années 70. Ti Grace Atkinson, par exemple, souligne que l’hétérosexualité est un instrument de sujétion et d’appropriation des femmes (Atkinson, 1975), tout comme Gayle Rubin qui affirme à la même époque que : « […] all manifest forms of sex and gender are seen as being constituted by the imperative of social system.

[…] At the most general level, the social organisation of sex rests upon gender, obligatory heterosexuality and the constraint of female sexuality ». (Rubin, 1975 : 179) Ces idées ont été reprises et réélaborées par Monique Wittig et Adrienne Rich dans les annés 80 (Wittig, 1980 et Rich, 1981).

Mon argument est que la signification discursive est indissociable de la signification corporelle attribuée à l’humain dans des matrices d’intelligibilité qui produisent le sexe en expérience de genre. On passe à une autre dimension d’analyse lorsque, au lieu de considérer la différence sexuelle comme axe divisant les êtres, on observe la différenciation sociale des sexes (Mathieu, 1991 : 256), la construction sociale de cette différence, les mécanismes, les stratégies, le dévoilement des représentations qui la fondent. L’analyse comprend donc, non seulement la construction sociale des genres, mais aussi l’institution culturelle du sexe biologique et de la sexualité comme socle de l’humain, comme la différence fondatrice de l’être. (Mathieu, 1991 : 256)

La dénaturalisation du sexe biologique peut faire tomber les bastions les plus solides de la division binaire de la société, mais reconnaître l’hétérosexualité obligatoire comme locus et stratégie de pouvoir social sur les femmes est encore loin d’être incorporée aux discours féministes. Le féminisme de la femmelléité, ainsi nommé par Descarries (1998 : 194), en est un exemple, dans la mesure où ce courant, soulignant la maternité comme le lieu de spécificité et de pouvoir des femmes, ne fait qu’entériner les représentations sociales qui les constituent en « femmes », des êtres à part, voire inférieurs.

Par conséquent, ce qui nous interpelle ici, c’est la construction des corps sexués, prenant t leur matérialité dans les expressions de genre. Corps biologique constitué en histoire : dans ce sens, le corps sexué créé « femme », apparaît comme stratégie, objet et cible d’un système de savoir et de pouvoir, tous imbriqués dans la production de la sexualité. Au sein des pratiques sociales / historiques, la sexualité est ainsi forgée comme un point d’inflexion discursive qui confère au corps un sens sexué « naturel », dont l’objectivation crée des champs asymétriques de normes. L’hétérosexualité obligatoire apparaît ainsi comme l’un des mécanismes régulateurs des pratiques, définissant les rôles sociaux selon les desseins morphologiques et génitaux.

La catégorie « hétérogenre » (Ingraham, 1996 : 169) a été créé dans le but d’expliciter le présupposé qui fonde le sexe biologique en tant que donnée naturelle, superficie pré-discursive sur laquelle s’appuient les normes fixant le genre binaire et hiérarchique.

Pour Foucault, « […] la notion de "sexe" a permis de regrouper selon une unité artificielle des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs et elle a permis de faire fonctionner cette unité fictive comme principe causal, sens omniprésent, secret à découvrir partout : le sexe a donc pu fonctionner comme signifiant unique et comme signifié universel ». (Foucault, 1976 : 204) Le sexe ainsi devient le sens, l’essence et l’identité de l’humain dans l’expérience de la sexualité normative hétérosexuel.

Judith Butler suggère que si le sexe biologique est une donnée anatomique et le genre est une construction culturelle, le sexe ne suivrait pas nécessairement le genre de la même façon binaire dans l’espace et dans le temps. « Taken to its logical limit, the sex / gender distinction suggests a radical discontinuity between sexed bodies and culturally constructed gender ». (Butler, 1990 : 6) L’opposition sexe / genre dans un système binaire, souligne-t-elle, est déconstruite par son explicitation car, « When the constructed status of gender is theorized as radically independent of sex, gender itself becomes a free-floating artifice, with the consequence that man and masculine might just as easily signify a female body as a male one, and woman and feminine a male body as easily as a female one ». (Butler, 1990 : 6)

En effet, le sexe biologique pris comme donnée naturelle, non problématique est le produit d’un système de représentations du monde, d’un régime de vérité qui construit la différence lorsqu’il l’annonce. L’invention du corps social constitué en genre serait ainsi un corps performatif, qui met en scène l’illusoire de la cohérence sexe biologique / genre social. Pour Butler,

« It would make no sense, then, to define gender as the cultural interpretation of sex, if sex itself is a gendered category. Gender ought not to be conceived merely as the cultural inscription of meaning on a pregiven sex (a juridical conception; gender must also designate the very apparatus of production whereby the sexes themselves are established ». (Butler, 1990 : 7)

Donna Haraway, pour sa part, n’hésite pas à classifier les corps biologiques comme

« […] nodules générateurs, matériels et sémiotiques, dont les limites se matérialisent dans le processus d’interaction sociale (Haraway, 1991 : 358).

L’analyse du corps biologique comme produit d’une économie sociale, défait en quelque sorte le nœud gordien du contrat hétérosexuel, qui joint sexualité et reproduction en construisant l’image de la femme et de la féminitude. La remarque de Foucault à ce sujet est très pertinente :

« […] la sexualité est une figure historique très réelle, et c’est elle qui a suscité comme élément spéculatif, nécessaire à son fonctionnement, la notion de sexe ». (Foucault, 1979 : 207)

Mathieu explicite que « Le genre, c’est-à-dire, l’imposition d’un hétéromorphisme des comportements sociaux, n’est donc plus conçu

[…] comme le marqueur symbolique d’une différence naturelle, mais comme l’opérateur du pouvoir d’un sexe sur l’autre […] » (Mathieu, 1991 : 258).

Ainsi l’importance donnée à la différence entre les appareils génitaux des êtres comme source d’identité retrouve sa véritable place dans l’ordre du discours : construction sociale, le sexe biologique se voit créé dans les pratiques sociales qui l´engendrent et   l’« engenrent ».

Dans ce cas, comme le souligne Butler :

« There is no gender identity behind the expressions of gender; that identity is performatively constituted by the very "expressions" that are said to be its results » (Butler, 1990 : 25). Le genre donc, crée le sexe et non le contraire.

En effet, la catégorie « genre » en tant qu’instrument analytique a perdu de sa vigueur, de sa portée subversive lorsqu’elle dénonçait le partage du monde en un binaire naturalisé. Apprivoisée, la catégorie « genre » réaffirme le sex / gender system dans un univers relationnel où le descriptif prend la place de l’analyse des mécanismes d’institution sociale. De cette manière, l’imposition des rôles « engenrés » décrit non seulement la place du féminin mais aussi celle du masculin; cependant la forme hiérarchisée et asymétrique de cette construction, ainsi que la pratique sociale qui fait du genre un vecteur de pouvoir et de violence sont, en chemin, oubliées et les « études des masculinités » en profitent pour prendre leur essor au cours des colloques sur le « genre ».

L’hétérosexualité qui ne fait pas problème, est le fondement de ces analyses, puisque « naturelle », et les mécanismes de réflexion critique demeurent figés, voilant la réalité qui pourtant ne cesse d’être actualisée. Pourquoi existe-t-il cette dichotomie, le binaire, sinon en tant que fruit d’une linéarité du regard, d’une homogénéisation qui voile et cache le multiple dans les plis des discours régulateurs ? Dans ce sens, l’emploi de la catégorie « hétérogenre » permet la déconstruction, du moins théorique, du sex / gender / system inséré dans le dispositif de la sexualité, marqué par le sceau du patriarcat, principe et système générateur de la division binaire et hiérarchisée de l’humain.

Qui sommes-nous, finalement, prisonniers des corps sexués, construits en tant que nature, nous, passagers d’identités fictives exprimées en des comportements plus ou moins ordonnés ? Qui suis-je, moi, marquée du féminin, représentée en tant que femme, dont les pratiques ne cessent d’indiquer les failles, les abîmes identitaires contenus dans la dynamique de l’être ?

Que fais-je de moi ? Le pronom oblique indique le dédoublement du sujet en objet. L’action décide de l’assujettissement aux pratiques régulatrices, mais instaure également la réflexion critique qui fait de moi une « étrangère du dedans » (Hutcheon, 1991 : 98). Je suis alors attachée à mon identité de genre, à l’expérience d’un corps sexué dont la lourde matérialité demande l’exégèse. Finalement, pourquoi le « je » serait-il défini par des traits biologiques ou par des pratiques sexuelles, sinon par la force des conventions socio-historiques, des répétitions incessantes, performatives, qui agissent sur toutes les dimensions de l’humain, allant du quotidien le plus banal au scientifique le plus élaboré ?

Nous pouvons ici identifier un certain ordre, une économie du discours qui agit au moyen de ses technologies intrinsèques, dont nous nous devons de dévoiler les mécanismes. Devant le féminin défini par sa capacité de procréation, d’enfantement, Butler pondère que

« […] the real question here is : to what extent does a body get defined by its capacity of pregnancy ? Why it is pregnancy by which that body gets defined ? » (Butler, 1994 : 33). Et ajoute-t-elle : « What the question does is try to make the problematic of reproduction central to the sexing of the body » (Butler, 1994 : 33).

Que faisons-nous de nous-mêmes, nous qui vivons l’expérience de femmes et féministes ? Comment faire la critique du sexe biologique, de la fonction procréatrice, de la maternité présente dans la vie et le désir de la majorité des femmes ? Comment se départir de la prégnance et de l’interpellation du social qui, même pour les féministes, font de la maternité un lieu de parole et de résistance ? Francine Descarries nomme les courants qui conçoivent ainsi la maternité le « féminisme de la fémelléité qui propose « […] comme solution de rechange une théorie du féminin maternel qui privilégie la ré-appropriation du territoire et de l’imaginaire féminins propres à l’expérience du corps sexué et de l’enfantement. […] leurs discours réintroduisent l’idée de la maternité comme lieu de la rencontre entre la nature et la culture (Descarries, 1998 : 194). C’est donc un ré-aménagement des données sociales et des discours qui les produisent, la galvanisation de l’image de la « vraie femme » dans un monde encore binaire où le féminin se place du côté du Bien.

Les discours « postmodernes » de la dissémination du sujet créent une perplexité dans les rangs de certains courants du féminisme, car la matérialité de l’expérience vécue contredit d’évidence la disparition du sujet. Où sommes-nous, lorsque le sujet du féminisme disparaît ? Cette question appelle une politique de localisation, une méta-critique, dans la mesure où la pratique et la production épistémologique féministes passent par l’expérience de chacune sans pour autant y demeurer figée. Cela signifie qu’une identité n’est pas assignée par UN détail anatomique, émotionnel ou fonctionnel, mais par un ensemble d’expériences qui font de nous des êtres en mutation, marqués par des moments et motivations diverses, passagères d’identités fictives, jamais délimitées par le social ou le biologique, agissant cependant à partir d’un lieu de parole, d’une place sociohistorique et individuelle spécifique. La mouvance est l’axe de l’action déplaçant ainsi les identités fixes / fictives, au cœur d’un processus de transformation incessant.

Teresa de Lauretis conçoit l’expérience comme un

« […] ongoing process by which subjectivity is constructed semiotically and historically. […] as a complex of habits resulting from the semiotic interaction of "outer world" and "inner world", the continuous engagement of a self or subject in social reality. And since both the subject and social reality are understood as entities of a semiotic nature, as "signs" semiosis names the process of their reciprocally constitutive effects » (de Lauretis, 1984 : 182).

Le besoin de marquer une identité, une identification à tout prix à un groupe, à une image, à une représentation est constitutif d’une certaine manière de penser et de construire un monde intelligible et ordonné à partir des matrices qui se cachent sous l’évidence des corps et des différences. Mais si dans un autre ordre d’idées, on cherchait les similitudes et non pas les différences ? Que deviendraient-elles, ces différences irréductibles entre femmes et hommes ?

Lorsqu’il se penche sur la subjectivité, Deleuze nous parle des systèmes arborescents et du rhizome. L’arborescent préexiste à l’individu, où celui-ci s’intègre à une place précise : cela pourrait expliciter la représentation et l’auto-représentation identitaires dans les régimes binaires de corrélation  tels que le sexe biologique / genre social. « Les systèmes arborescents sont des systèmes hiérarchiques qui comportent des centres de signifiance et de subjectivation, des automates centraux comme des mémoires organisées » (Deleuze, 1980 : 25).

Ainsi, l’individu peut-il s’affirmer en tant qu’unité identitaire dans un espace de normalité ou dans une brèche du dehors, comme sujet de la multiplicité domestiqué. Deleuze commente que

« La notion d’unité n’apparaît jamais que lorsque se produit dans une multiplicité une prise de pouvoir par le signifiant, ou un procès correspondant de subjectivation […] » (Deleuze, 1980 : 15).

Pour ce qui concerne les identités sexuées, la multiplicité est ordonnée, classifiée, nommée dans l’invention des corps dessinés en sexualité, en hétérosexualité, limités par la production d’identités fixes et hiérarchisées. En fait, ici le multiple est ici le Même, les femmes sont les mères, les hiérarchies sont maintenues.

Dans le cas de figure du rhizome, la polarité donne lieu à la multiplicité sans axe central, sans point de référence unique; le rhizome se démultiplie sur un « ordre de dimensions. » Deleuze souligne que

« […] il ne suffit pas de dire Vive le multiple, bien que ce cri soit difficile à pousser. […] Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire, le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que le un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait » (Deleuze, 1980 : 13). Et il ajoute : « Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire je » (Deleuze, 1980 : 9).

Pourquoi donc rester attachée aux racines et au multiple ordonné de l’arbre, si le temps est au rhizome ?

L’identité nomade : au-delà des représentations sociales.

Comment penser le féminisme et l’action transformatrice à l’intérieur du système sexe / genre, comment se situer lorsque les catégories habituelles de pensée se trouvent bouleversées, chavirées ? Peut être faudrait-il se plonger dans ce courant de contre-imaginaire qui abolit le sujet pour mieux le doter d’instruments de transformation. Il ne faut pas avoir peur des paradoxes lorsqu’on désire le changement.

Foucault désigne les « techniques de soi » qui permettent au sujet d’effectuer sur son corps, âme, pensées et ses comportements, un certain nombre d’opérations qui exigeraient une série de constrictions, d’obligations autour de la « vérité » sur soi, autour de la vérité sur le sexe (Foucault, 1994 : 171). Si l’espace historique et institutionnel produit des êtres sexués, ces représentations sont absorbées en un processus d’auto-représentation, d’auto- domestication, dans la mesure où le sujet institué « je » agit dans l’absorption et la reproduction de « soi », selon les pratiques régulatrices du social / sexuel.

Cette formule suppose un sujet antérieur aux pratiques sur lesquelles il se situe. Pour Judith Butler, cependant, « […] how and where I play at being one is the way in which that "being" gets established, instituted, circulated, and confirmed (Butler, 1991 : 18). C’est-à-dire, l’identité de genre est performative (Butler, 1993 : 107), produisant ce qu’elle nomme et instituant ainsi une image : le « je » devient possible en tant que sujet au moyen des pratiques et des représentations de « moi ». Peut-être pourrais-je appeler ce processus technique de moi, dans lequel de moi à moi et de moi aux autres, je dis et je représente : « je suis ». Je suis un sexe, une femme, un genre, je suis mère, j’assume une identité sillonnée par le système sexe / genre qui détermine ma cohérence sociale de genre en des pratiques sociales car

« […] what a person acts, and how a person expresses herself, sexuality is the articulation and consummation of a gender. It is a particular causality and identity that gets established as gender coherence which is linked to compulsory heterosexuality (Butler, 1994 : 36-37).

Et cette cohérence s’objective dans la répétition du Même, créant ainsi l’illusion d’un sujet précédent et volitif (Butler, 1991 : 24), la femme, le sexe biologique, le corps féminin, sa nature reproductive et maternante. L’auto-représentation des femmes n’est donc pas une performance, mais un acte performatif, créant le sujet féminin qu’il est censé nommer et représenter.

Alors que faire de ce corps qui me délimite, dont la matérialité est indéniable, où se logent les désirs et les pulsions ? Comment habiter ce corps auquel est attribué une identité avant même d’être au monde, lorsque se désire la naissance d’une fille ou d’un garçon ?

L’anthropologie féministe montre d’innombrables cultures où le sexe biologique de l’enfant ne détermine pas son identité sociale. Voir, à propos, Mathieu, 1991; Strathern, 1988 et Rubin, 1975. L’axe qui naturalise, c’est celui de la reproduction, légitimant et justifiant une sexualité « légitime » pratique liée au « vrai sexe ».

L’historicité même des relations hétérosexuelles fait que leur hégémonie se maintient par la répétition, la re-citation infatigable de leur condition « naturelle »; Butler pense que « […] one of the reasons that heterosexuality has to re-elaborate itself, to ritualistically reproduce itself all over the place, is that has to overcome some constitutive sense of its own tenuousness » (Butler, 1994 : 34).

C’est ainsi que le sex / gender / system crée et à la fois oriente le désir et la sexualité dans une seule direction, le sexe opposé par le biais des noyaux identitaires construits par les « techniques de moi », l’auto-représentation et par les « technologies du genre » qui produisent de la sexualité et du sexe au moyen des représentations produites et véhiculées dans l’imaginaire social. Dans ce cas, le genre est un lieu de parole d’où émerge le sujet sexué constitué en rôle et en corps biologique, également institué de façon hiérarchique. L’expérience du genre féminin montre ainsi que le prétendu ancrage du genre sur le sexe biologique, c’est également un des mécanismes de partage social et de contrôle d’un sexe sur l’autre. Les discours sur le genre et sur la spécificité du corps maternel ne font donc que réitérer les donnés sociales, sans jamais remettre en question le sexe biologique.

Le corps n’est pas investi par la sexualité, superficie pré-discursive sur laquelle se dessinent les traits d’un sexe naturel, mais au contraire, il prend forme et se matérialise à partir d’un sexe-signification, produite par le discours lui-même. On voit alors que la signification discursive et imagétique est indissociable de la signification corporelle qui produit les corps en relation d’intelligibilité. Comme l’affirme Foucault,

« Nous nous sommes placés nous-mêmes sous le signe du sexe, mais d’une Logique du sexe, plutôt que d’une Physique » (Foucault, 1976 : 102).

Dans cette même verve, Butler considère que

« the recasting of the matter of bodies as the effect of a dynamic of power, such that the matter of bodies will be indissociable from the regulatory norms that govern their materialisation and the signification of those material effects » (Butler, 1993 : 20).

Ainsi, le sexe est in-corporation, création de corps sexués insérés dans un ordre social et historique, défini par ses pratiques discursives, normatives, pédagogiques; le sexe n’a ici que la valeur et l’importance qu’on lui donne, et n’est plus une évidence « naturelle » d’identité humaine. Ce « naturel » biologique montre alors sa vraie dimension où le réel est l’illusion d’une évidence, construite et répétée afin de maintenir sa force et  légitimité.

Et l’instinct maternel, source de tant d’inquiétudes et de plaisirs, de ce désir « éperdu » d’avoir un enfant, qui marque à jamais des corps stériles ? Comme le souligne Foucault, « Il faut penser l’instinct non pas comme une donnée naturelle, mais déjà comme toute une élaboration, tout un jeu complexe entre le corps et la loi, entre le corps et les mécanismes culturels qui assurent le contrôle du peuple » (Foucault, 1994 : 183), des femmes, ajouterai-je.

Le pouvoir, affirmait Foucault, (1994 : 235 et 236) ne se donne pas, il s’exerce. Il s’exerce sur l’auto-représentation, sur la conduite, sur la construction du réel installant l’univocité des images et des significations, là où se trouve le multiple des pratiques et des êtres. La détermination du possible et du pensable, du naturel et de l’instinctif composent le profil de la relation hétérosexuelle reproductive comme la véritable face du monde. Les sujets sont alors divisés de façon inégale : passifs / actifs, femme / homme, vrai / faux, gay / straight. Ils sont moulés dans le sexe et par le sexe, en des identités multiples domestiquées par le réseau de sens où elles se trouvent inscrites. Nous voyons ici les « régimes de vérité » foucaultiens en action où les valeurs circulent en tant que vérités, dont la réaffirmation fait la force de la tradition et du discours du « naturel ». Abondant en ce sens, Butler considère que

« […] the recasting of the matter of bodies as the effect of a dynamic of power, such that the matter of bodies will be indissociable from the regulatory norms that govern their materialisation and the signification of those material effects » (Butler, 1993 : 20).

Le sujet apparaît dans la mesure où il devient corps, et l’intérêt se tourne vers

« [...] how the body is itself produced as a sign for the subject and variously represented in the mutually constitutive interaction of inner and outer worlds » (de Lauretis, 1984 : 183). Et de Lauretis continue : « That subject, […] is the place in which , the body in whom the significate of signs takes hold and is  real-ized » (ibidem : 182 et 183).

Ainsi, au sein des représentations sociales (des images et du langage) et de l’auto-représentation assujettie aux normes, le genre crée le sexe et la compréhension de ce mécanisme mène à l’inversion des polarités du système sexe / genre. Le sexe biologique n’est plus le signifiant général mais il abrite le binaire sexuel et devient également un signe produit au sein de l’agencement social. Le sexe biologique est aussi performatif, comme le souligne Butler, installé sur la réalité du discours qui est censé le décrire, le nommer (Butler, 1993 : 3). L’auto-représentation, par contre, est performance, mouvement d’identification, d’assujettissement, l’adoption d’une image de soi sur le miroir du monde, qui installe sur une donnée corporelle, la construction du genre comme étant une évidence. Butler propose de repenser le processus

« […] by which a bodily norm is assumed, appropriated, taken on as not, strictly speaking, undergone by a subject, but rather that the subject, the speaking "I", Is formed by virtue of having gone through such a process of assuming a sex » (Butler, 1993 : 3).

L’hétérosexualité obligatoire analysée par les théoriciennes des années 70/80 peut ainsi être comprise non seulement en tant que normativité sociale, mais en tant que matrice d’intelligibilité, sens qui non seulement conduit les désirs mais aussi construit les corps. Cet ordre de valeurs, ordre symbolique, construit en fait le sol sur lequel il s’appuie. Il construit également l’inégalité, la hiérarchie, l’infériorité, le mépris, la culpabilité, l’abjection, l’exclusion.

C’est ainsi que le corps n’est pas uniquement composé de discours, il est aussi matérialisé sur une échelle de valeurs et d’attributs qui, au-delà des identités, établit des critères de vérité : la « véritable femme », belle, séductrice, implacable, cependant mère / épouse. Ces images font appel au ventre, à la maternité qui devient alors destin et marque de la vérité du sexe féminin. Les valeurs créent également le « véritable homme », mâle endurci, cœur asséché et muscles saillants. Une économie omniprésente du sexe se dédouble en créant des corps doux et forts, appétissants, désirables / désirants, consommateurs et consommés par le sexe, sexe, sexe …

Le privé est politique, ont affirmé les féministes, puisque déterminer les rôles et les espaces, fixer l’identité est finalement, « conduire la conduite », soit l’action principale du pouvoir (Foucault, 1994 : 236 ). D’un autre côté, dans le domaine de « l’abject » (Butler, 1993), de l’espace marginal – hors le "véritable sexe" binaire – d’autres identités bourgeonnent : la "véritable lesbienne", "le véritable travesti", le "véritable transsexuel" et autres. Tous revendiquant une identité autour de la sexualité et du sexe, des lieux de parole et d’être. Tous sont prisonniers des corps sexués obligés à la sensualité, à la sexualité, comme si c’était la seule manière d’affirmer leur existence.

Mais les chaînes ne se trouvent pas dans la répression; au contraire, elles se trouvent dans les identités et la compulsion du sexe, le devoir social ou le désir individuel d’avoir une pratique sexuelle quelconque; les chaînes se matérialisent dans les discours sur le sexe et la sexualité qui occupent les pensées, les émotions, qui définissent les modèles d’inclusion ou d’exclusion sur les réseaux identitaires.

Qui suis-je, lorsque je m’absente de la sexualité, quel est cet être monstrueux dont les pulsions ne sont pas nécessairement traduites par des pratiques génitales ? La misère sexuelle, finalement, n’est pas le manque de sexe, la réclusion, la prohibition; la misère sexuelle est l’emprise du sexe sur l’individu comme mesure de l’être, comme essence identitaire, norme de comportement, vérité sur laquelle je dessine mon profil, mes contours, mon insertion dans le monde. Au château d’If, après des années passées à creuser les murs de la prison, nous nous sommes retrouvés dans une autre cellule : celle du sexe-vérité, du sexe-identité, du sexe-être-dans-le-monde.

Que fais-je donc de moi ? Que fais-je pendant que les « technologies du genre » - les films, la radio, la télévision, les journaux, les théories - ne cessent de produire des corps sexués sur le système binaire, hétérosexuel, diffusant des images et des discours qui banalisent la vente des enfants et des femmes pour le sexe, l’abus sexuel, la violence domestique, la violence paroxystique de la prostitution, le viol, la discrimination et l’assassinat des homosexuelles-ls ?

Et que dire de la violence du "je" sur le "moi", de la domestication du désir et du plaisir centrés sur et symbolisés par les organes génitaux, devant la tâche de m’expliquer ou de me reproduire, en dedans ou en dehors de la matrice de l’hétérosexualité ? Quelle est cette fatigue qui s’abat sur moi, devant la torture et la douleur que les modèles imposent à l’humain, en le créant "à l’image et similitude" de quelque chose qui n’est certainement pas divin ?

Non seulement faut-il penser le monde, mais aussi le transformer, « puisque ces choses là ont été faites, elles peuvent, à condition qu’on sache comment elles ont été faites, être défaites » (Foucault, 1994 : 449). L’auto-représentation en fait, ouvre la brèche, la fissure, car, à partir d’une expérience de « femme », d’un lieu de parole donné d’où je peux adhérer à un contre-imaginaire, lieu où le sexe ne serait plus LE socle identitaire. Comme le souligne Tereza de Lauretis,

« [...] we must walk out of the male-centered frame of reference in which gender and sexuality are (re) produced by the discourse of male sexuality [...] (de Lauretis, 1987 : 17). Mettre en question les évidences identitaires non seulement sociales, mais aussi biologiques est un des mécanismes permettant le changement des représentations sociales, créatrices des êtres et des relations sociales.

Teresa de Lauretis propose un point épistémologique critique, dans le cadre d’une politique de localisation subjective, avec la pleine conscience d’un corps dessiné en genre, transformé en sexe; non pas le dépouillement, la neutralité, mais le « sujet eccentric », en dedans et en dehors de ses contours de genre, et en pleine conscience de l’être, « space off » qui pourrait permettre non pas la description du système et de son fonctionnement, mais l’exposition des mécanismes d’engendrement, de reproduction et d’institution sociale et individuelle,

« [...] a position attained through practices of political and personal displacement across bounderies between sociosexual identities and communities, between bodies and discourses, by what I like to call the eccentric subject » (de Lauretis, 1990 : 145).

Cette politique de localisation ne cherche pas à effacer les effets de signification, au contraire, crée pour le féminin un lieu de parole, « […] with a particular understanding of individual experience as the result of a complex bundle of determinations and struggles, a process of continuing renegotiation of external pressures and internal resistances » (de Lauretis, 1990 : 137). Ce lieu de parole est historique et localisé en un champ déterminé de relations sociales; il ne peut donc être ni définitif ni unifié tout en étant traversé par des dimensions qui se croisent et sont éventuellement contradictoires » (de Lauretis, 1990 : 137). Dans ce sens, pour Rosi Braidotti, le projet féministe se déploie sur la dimension de la subjectivité, de l’être historique et de son engagement sociopolitique, ainsi que sur la dimension de l’identité, liée à la conscience, au désir et à la politique de l’individuel (Braidotti, 1994, 163).

Ainsi, des propositions radicales visant à re-penser de façon critique et transformatrice l’identité, à partir d’une subjectivité ancrée dans le genre, l’histoire et l’espace vécu, viennent-elles contrecarrer l’identité « femme » puisée dans le monde normatif et binaire des représentations sociales hégémoniques. L’expérience vécue du féminin serait le point de départ de l’éclatement identitaire de la catégorie "femme" elle-même, dont les expériences sont multiples et/ou contradictoires, constituées de façon plurielle. Il ne suffit cependant pas d’indiquer des variables – ethnie, âge, classe, préférence sexuelle – pour composer une identité « femme ».

Je parle ici d’un sujet qui, assujetti à son identité sociale la dépasse et devient ainsi un être en construction, en devenir, au cœur d’une poétique identitaire, entendu ici en tant que processus, mutation où les limites ne se traduisent que dans le passé, au fil d’une une cartographie de moi, dans une identité nomade.

L’identité nomade du féminisme ne requiert aucune vision substantive du sujet pour mettre en branle l’action politique : dans une perspective nomade, argumente Braidotti

“[...] the political agency has to do with the capacity to expose the illusion of ontological foundations. [...] the political is a form of intervention that acts simultaneously on the discursive and the material registers of subjectivity; [...] what is political is precisely this awareness of the fractured, intrinsically power-based constitution of the subject and the active quest for possibilities of resistance to hegemonic formations » (Braidotti, 1994 : 35).

C’est une identité en construction, en mouvance, transitoire, une identité rétrospective, dont nous pouvons tracer les cartes, mais qui indique

« […] only where we have been and consequently no longer are » (Braidotti , 1994; 35). Ce que nous avons été et ne sommes plus; qui nous pensons avoir été, dont la mémoire trace le dessin et choisit les faits.

Ainsi, les transformations identitaires atteignent-elles les espaces de l’imaginaire hégémonique en brisant les moules des rôles et des corps et créent-elles d’autres représentations pour instituer de nouvelles relations. Cela ne signifie pas nier l’existence des structures identitaires, au contraire; cela veut dire agir à partir des identités, dans le sens de les déstabiliser. Cela signifie des luttes, « […] comme celles qui combattent tout ce qui lie l’individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres […] » (Foucault, 1994 : 227). De ce fait, l’identité nomade comme proposition pour le féminisme et les féministes serait l’acceptation des contradictions et discontinuités internes, travaillant avec les incertitudes non pas en tant que défaite mais les considérant comme des traits constitutifs de l’être (Braidotti, 1994 : 167). Du lieu de parole dont je parle, je suis un faisceau d’expériences qui font de moi un être au présent, mais jamais cristallisé dans une nature ou une fonction. La maternité, oui, UNE des expériences vécues, parmi toutes les autres variables de l’existence.

Ce nomadisme, cet échange de places, de positions, révèle la manière d’être nomade « […] the kind of critical consciousness that resists settling into socially coded modes of thought and behaviour » (Braidotti, 1994 : 5).

Cette perspective de Braidotti (1994 : 5) rejoint, bien entendu, l’épistémologie nomade de Deleuze et Guattari, qui dissout la notion de centre et des topos originaires des identités « authentiques ». C’est également la perspective rhizomatique, puisque tel que l’identité nomade, le rhizome

« […] n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il […] ne change pas de dimension sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser » (Deleuze, 1980 : 31).

Nomadisme, donc, qui signifie transition, position qui brise les exigences d’une pensée et des représentations binaires, qui casse le dualisme du avant et du après d’une continuité illusoire, car je ne suis jamais la même personne. Le point de départ est le milieu, là où je me trouve, sans horizontalité ou évolution.

D’une certaine façon, l’identité nomade est la ré-invention du "moi" en tant que « l’Autre ». C’est l’espace du "moi". Si nous arrivons à penser l’espace identitaire comme étant en liaison avec tous les espaces d’un « je » qui les critique, nomme ou reflète, nous aboutissons à une hétérotopie identitaire. Moi, nomade, je suis une autre, au-delà de ce que et qui je parais ou de ce que je dis. Je suis l’espace de moi, migratoire, transitoire, dans cette cartographie qui me révèle et me nie. Je suis le miroir de moi, un lieu sans lieu, et je me vois « [...] là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de regarder là ou je suis absent(e) » (Foucault, 1994 : 756). Je suis en fait, l’hétérotopie de moi-même, l’espace autre où je puis ré-créer mon être dans le monde, où les normes et les modèles n’ont pas de prise.

Jeu de mots incongru ? Non, car dans ma matérialité je suis un lieu de parole, dans mon corps sexué, je suis un sujet générisé, je me place dans un monde de représentations par lesquelles le corps et la sexualité sont les fondements identitaires. Sur l’image inversée du miroir, je vois l’imitation de « moi » en un « je » unifié, catégorisé, aussi illusoire que les dimensions qui s’ouvrent sur la superficie polie. Je suis cependant nomade et alors cette matérialité devient le reflet dans le miroir, car le « je » qui me regarde n’est pas moi. Car le « je », forgé par les valeurs et les normes historiques, par les théories et les discours du savoir, par les limites et les contraintes érigées en sexe et sexualité, ce n’est pas « moi » : c’est une image, un lieu de passage, un moment de moi-même.

L'identité nomade serait donc cela : une hétérotopie de « moi », un espace autre qui, connecté à tous les espaces d’où je parle et suis, ouvre le chemin à la transformation.

Dans un monde de représentations sociales, où les êtres se définissent par le corps sexué et utilitaire, une identité nomade défait les polarités et les hiérarchies, ronge les bases du système sexe / genre, en dévoilant la tragédie (et pourquoi pas la comédie, comme le veut Butler, 1994) de l’assujettissement au « vrai sexe », aux essences humaines instituées et narrées en discours historique. Il n’y a pas d’opposés, il y a des positions de sujet, il n’y a pas de binaire ou multiple, car il n’y a pas d’unités. Une identité en construction n’accepte pas un dessin final, c’est une ébauche, où ce qui importe, c’est le mouvement, le changement.

Que deviendrons-nous, ancrées dans l’expérience de féministes et femmes, cataloguées et classées en tant que telles ? D’abord, pas de représentations figées : une identité nomade ne comprend que la mouvance, le changement, la transformation, la critique, qui débute avec l’auto-représentation sexuée et s’étend au social. Du « moi » au « nous », le changement au niveau des représentations est une transformation de l’imaginaire qui institue le monde, une stratégie politique qui vise les mécanismes mentaux constructeurs de l’être sexué et les pratiques sociales qui les objectivent, comme l’invention du corps sexué, l’invention du corps maternel. Le contre-imaginaire féministe est, parmi d’autres formes d’action, celui qui brise l’action des « technologies du genre », qui entame la dissolution des représentations de genre, socle d’une image de femme dont nous ne voulons plus. Il ne cherche à expliquer le paradoxe d’une action qui agit pour annuler son but. Basée sur l’expérience de chaque femme, il s’agit d’une stratégie n’excluant pas les autres, et qui par la dissolution des représentations sociales identitaires femme / homme, aboutirait à la transformation du monde genré / sexué.

La mise en question du sexe biologique va bien au-delà de la perception de l’hétérosexualité en tant que norme régulatrice et de domination; elle dévoile la limitation des cadres de pensée et l’exigence fondatrice d’un sujet unifié et identifié pour mieux le classer et le domestiquer. Elle souligne les limites et les images imposées aux corps, aux pulsions, aux émotions mais, par-là même, montre la pluralité qui peut habiter l’humain hors des contraintes.

Que faisons-nous de nous-mêmes ? Autour de quelles valeurs construisons-nous nos images et nos rôles, en tant qu’être-dans-le-monde ? Quelle importance attribuons-nous aux choses et aux mots qui les définissent ? L’historicité des relations sociales / sexuelles montre que l’important se trouve là où nous le plaçons, qu’il s’agisse du genre, du sexe, de la sexualité, ou de la maternité. Pour changer un « régime de vérité », il faut changer les places, il faut bousculer les paradigmes pour mieux les dissoudre.

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[1] Je pourrais citer « l’autorité » de Saul de Tarse, Épître aux Corinthiens, qui a légitimé tant de pratiques d’exclusion envers les femmes, mais ce faisant, je ne ferais qu’actualiser son discours. Et comme le souligne Foucault, l’évènement réside dans le retour de l’énoncé à la scène discursive.