LE LESBIANISME SERAIT- IL UNE IDENTITÉ ? (texte présenté au colloque du Cinquentenaire de Simone de Beauvoir et publié das ses annales)
Comment peut on assigner une identité à partir d’une pratique, la sexualité? Et pourquoi ou comment cette pratique est devenue l’axe autour duquel se constitue un individu? L’hétérosexuelle n’a pas besoin de se dire, de se raconter, la norme étant synonyme du normal. La lesbienne, elle, a un secret, un doute, une porte fermée dont seule l’exposition publique de ses préférences sexuelles peut faire tourner les gonds. Mais pour se dire faut-il encore se nommer; ainsi, la question qui se pose tout d’abord est: qu’est-ce qu’une lesbienne? La première page du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir pose une question semblable: qu’est-ce qu’une femme? Toutes les définitions créent un champ de significations , espace où circulent images et représentations dont les sens forment un réseau à valeur symbolique dans une société donnée. Les discours parcourent les sentiers des explicitations et interdictions mais les silences constitutifs du langage permettent de dévoiler une pléthore de sens possibles. Ainsi, lorsqu’on parle d’hétérosexualité les significations révèlent et cachent à la fois la pluralité des pratiques existantes sous le couvert du couple normal/ déviant. En Occident, le bien et le mal, le vrai et le faux, le sain et le pathologique furent établis au sein de cadres binaires d’appréhension du social et dans le domaine de la sexualité, la femme et l’homme forment le couple “naturel”. Mais cette naturalisation cache , en vérité, une valeur déterminée et arbitraire : la procréation. Qui dit sexualité dit nécessairement reproduction de l’espèce? À la discipline qui contrôle les corps sexués correspond la création du corps lui-même, avec ses limites, ses modèles et ses désirs, parés des atours identitaires dont l’image de la “vrai femme”, attelée aux paradigmes de la maternité et de la beauté physique et morale. Qui est donc cette lesbienne, cette créature mi-femme, mi-homme qui ose parler de sexe hors du phallus, qui apporte le désordre social et symbolique dans le refus du sexe masculin? Qui sont-elles, dont le non est “légion” , invisibles dans l’histoire, disqualifiées lorsque le détour est impossible ? Quelle est cette inquiétude qui efface les images , qui fait de la mort de Sappho une histoire banale de femme répudiée? Ces questions appellent une définition mais l’acte de nommer est ainsi un acte de création. Lorsqu’on dit « lesbienne » on fait apparaître un personnage avec les caractéristiques déployées dans les conditions et lieux spécifiques d’énonciation. Mais alors le lesbianisme serait quoi, exactement? Des relations sexuelles, des sentiments, une attraction entre femmes? Toutes ces options ou l’une d’entre elles? Si le sentiment ou l’attraction ne deviennent pas des actes peut-on parler de lesbianisme? Selon le dictionnaire le mot « Lesbien » signifie « amour sexuel d’une femme pour une autre »( Koogan Larousse, 1979 : 507). Amour ou sexe, lequel entre ces deux termes définirait le lesbianisme? Le sentiment ou la pratique d’une certaine sexualité? Comment créer une identité individuelle ou de groupe autour d’une préférence éventuelle ou systématique? Comment classer cette ambiguïté qui traverse mon être? Mais la prétention classificatoire n’éliminerait-elle pas le potentiel subversif des pratiques dites “déviantes” face aux délimitations binaires du genre? Pourquoi le sexe définirait-il L’ÊTRE proprement dit? Quel est cet imaginaire qui érige la sexualité en arbitre de l’essence humaine? En effet, l’éventail des pratiques qui composent la sexualité puisent leur importance à un réseau de sens précis , ce que Butler appelle « matrice d’intelligibilité »( BUTLER, 1990 : 17). L’appréhension du monde et des êtres se fait dans un cadre de pensée ordonné par certaines catégories, par des images et des représentations sociales qui désignent les places et les rôles dans leur activité incessante de constitution et création du réel. L’imaginaire instituant, si bien décrit par Castoriadis ( 1995) les rend ainsi évidentes, allant de soi, indiscutables. Tel est le cas du sexe et de la sexualité, tant de fois confondus et imbriqués dont l’emprise sur le social ne repose que sur l’importance qu’on leur accorde. Ainsi la critique du sexe biologique en tant que donnée naturelle commence lentement à prendre de l’ampleur ; dans l’économie du désir l’ homologie entre le sexe et le genre ne cesse de se briser; au-delà des cadres exotiques des études anthropologiques la cassure se fait aussi sous nos yeux dans le déploiement des sexualités multiples. Dans une telle perspective, qu’est-ce donc qu’une lesbienne ? Simone de Beauvoir, il y a 50 ans, essayait d’en cerner la question dans un chapitre du Deuxième Sexe (BEAUVOIR, 1966, 2 : 170-194) . Elle n’en reste pas moins emmêlée dans les réseaux de sens qui éclairent et à la fois dérobent à ses yeux les ambiguïtés des représentations sociales, où la logique du désir masculin définit presque inéluctablement le lesbianisme . En effet, l’indécision argumentative marque son discours qui navigue entre les eaux du sens commun, « l’autorité » des témoignages et les percées vers le dévoilement des images construites sur des préjugés . La phrase-choc de ce chapitre serait : « En vérité, aucun facteur n’est jamais déterminant ; il s’agit toujours d’un choix effectué au cœur d’un ensemble complexe et reposant sur une libre décision ; aucun destin sexuel gouverne la vie de l’individu : son érotisme traduit au contraire son attitude globale à l’égard de l’existence » (BEAUVOIR, 1966, 2 : 185) . Très actuelle donc, cette affirmation qui sépare l’érotisme et le sexe; affirmation de la liberté et du choix dans la cohérence de la personne, de l’individu face au social. Le lesbianisme serait ainsi un choix personnel , « existentiel ». Toutefois, en faisant fi des contradictions, de Beauvoir, dans ce même chapitre dessine un portrait peu flatteur du lesbianisme qui apparaît comme l’échec d’une sexualité ‘normale’, dernier retranchement des femmes dont le physique ingrat n’attire pas les hommes. « Disgraciée, mal formée, une femme peut essayer de compenser son infériorité en acquérant des qualités viriles », dira de Beauvoir (BEAUVOIR, 1966, 2 : 171). On devient donc lesbienne par dépit, par laideur, les fameuses « mal aimées » qui se tournent vers le même sexe par impossibilité d’avoir des relations « normales », ou par frigidité pure et simple. De Beauvoir ici retrouve la profonde schizophrénie sociale autour du lesbianisme : d’un côté , invisible ou niée en tant que pratique courante ; de l’autre, le discours social s’ingénie à le dénigrer en tant que mutilation de la « vrai femme » . En voulant raisonner et expliquer pourquoi une femme devient lesbienne, de Beauvoir s’embourbe dans la norme de l’hétérosexualité . Ainsi dira-t-elle : « […] la lesbienne voudrait souvent être une femme normale et complète, tout en ne le voulant pas » (BEAUVOIR, 1966, 2 : 179). L’inversion, mot employé plusieurs fois par l’auteure ne fait que souligner un ordre bouleversé. La lourdeur du sens commun chez de Beauvoir paraît étonnante, mais ceci ne fait que démontrer l’emprise des représentations sociales dans les discours. De Beauvoir, éclatante dans la déconstruction de la « nature »de la femme utilise les images les plus éraillées pour décrire les lesbiennes Mais «on ne naît pas lesbienne, on le devient » pourrait on ajouter. Pour de Beauvoir les lesbiennes le deviennent à cause d’une sexualité brisée, et elle affirme « […] si sa sensibilité érogène n’est pas développée, elle ne désire pas les caresses masculines »( (BEAUVOIR, 1966, 2 : 171) Les matrices d’intelligibilité de ce chapitre pourraient être l’hétérosexualité en tant que norme et le cadre binaire naturel des relations humaines. Mais on y trouve également , l’inversion, la frigidité, la rancune, le dépit, l’infériorité, la peur, la pathologie, l’incomplétude sexuelle, la laideur, des caractéristiques physiques ou psychiques qui composent le portrait de la lesbienne dessiné par Simone de Beauvoir. De son lieu de parole privilégié, de Beauvoir enfonce les portes ouvertes des représentations courantes des lesbiennes et surtout entérine le biologique en tant que « nature » en opposition à la construction des rôles sociaux. Ainsi ¸ pour l’auteure le passage du biologique au culturel se fait-il sans nuances : « […] certains hommes revêtent une apparence féminine parce que la maturation de leurs organes virils est tardive ; ainsi voit-on parfois des filles , en particulier les sportives, se changer en garçon. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :170) Mais les qualifications culturelles peuvent mener également au choix d’une sexualité culturelle : « […] une personne douée d’une vitalité vigoureuse, agressive, exubérante, souhaite se dépenser activement et refuse ordinairement la passivité[…] » ((BEAUVOIR, 1966, 2 : : 171) Dans ce cas, c’est donc le genre qui définit le sexe et de Beauvoir ouvre des brèches pour l’analyse postérieure. Cependant, dans la linéarité de son argumentation, les relations homosexuelles sont une étape à franchir dans la sexualité féminine : « On a vu qu’elles apparaissent souvent chez l’adolescente comme un ersatz des relations hétérosexuelles qu’elle n’a pas encore eu l’occasion ou l’audace de vivre : c’est une étape, un apprentissage et celle qui s’y livre avec le plus d’ardeur peut être demain la plus ardente des épouses, des amantes, des mères. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :174) Nous sommes donc de retour à la « vraie» sexualité, vers laquelle doivent évoluer toutes les pratiques. Dans ce sens, le choix du lesbianisme serait un arrêt dans le déroulement d’une sexualité normale, qui cependant, ne serait pas aussi clairement définie , car « […] ce qu’il faut expliquer chez l’invertie ce n’est donc pas l’aspect positif de son choix, c’en en est la face négative ; elle ne se caractérise pas par son goût pour les femmes, mais par l’exclusivité de ce goût. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :174) Héraut de la bisexualité avant la lettre ? Pas tant que ça, si l’on s’en tient aux mœurs de certaines femmes de son époque, telles que Colette, par exemple.( WEISS, 1996 : 109) Mais en revenant à la dénonciation de la construction sociale de la « nature » des femmes, de Beauvoir affirme que « […] il ne suffit pas d’être hétérosexuelle, ni même une mère, pour réaliser cet idéal : « la vraie femmes »est un produit que la civilisation fabrique comme naguère on fabriquait les castrats […] » ((BEAUVOIR, 1966, 2 : : 175) Ainsi , pour elle, « […] tout naturellement la future femme s’indigne des limitations que lui imposent son sexe. C’est mal poser la question que de demander pourquoi elles les refusent. Le problème est plutôt de savoir pourquoi elles les acceptent. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :175) Elle explique que le conformisme et la docilité deviennent révolte lorsque les compensations sociales ne sont pas suffisantes : « […] laide, malbâtie ou croyant l‘être, la femme refuse un destin féminin pour lequel elle ne se sent pas douée [… ] si le miroir reflète sèchement un visage quotidien, s’il ne promet rien, dentelles et rubans demeurent une livrée gênante, voire ridicule et le « garçon manqué » s’entête à rester un garçon. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :176) La possibilité du refus de la condition sociale imposée apparaît ici comme le résultat d’une inadéquation au modèle féminin, d’une négociation entre les impositions et les avantages de la condition féminine. Ainsi son texte navigue entre nier et incorporer le discours social, entre nature et culture qui se bousculent, s’imbriquent ou s’opposent. Toutefois, si on chasse le naturel, il revient au galop : « La femme qui ne se veut vassale de l’homme est bien loin de toujours le fuir : elle essaie plutôt d’en faire l’instrument de son plaisir. Dans des circonstances favorables […] l’idée même de compétition s’abolira et elle se plaira à vivre dans sa plénitude sa conditions de femme comme l’homme sa condition d’homme » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :178) La paix entre les sexes se trouve donc dans les « vrais »rôles de femme et d’homme, dont la nature assigne les limites biologiques. Les motifs envisagés pour que la lesbienne se dégage de ce moule sont explicités au long du texte : la peur, le manque d’envie d’affronter la lutte et le défi. La lesbienne en fait fuit l’arène dans cette chaîne argumentative : « Elles ont meilleur compte à se détourner d’un partenaire qui se présente sous la figure d’un adversaire et par là elles franchissent des entraves qu’impliquent la féminité. (BEAUVOIR, 1966, 2 : :178). Dans le cadre des explications des raisons d’être une lesbienne, de Beauvoir n’arrive pas à penser à l’attirance pure et simple, mais s’obstine toujours à indiquer cette option par rapport à l’homme : « Bien entendu, c’est souvent la nature de ses expériences hétérosexuelles qui décidera la femme « virile » à choisir l’assomption ou la répudiation de son sexe. Le dédain masculin confirme la laide dans le sentiment de sa disgrâce, l’arrogance d’un amant blessera l’orgueilleuse. Tous les motifs de frigidité que nous avons envisagés : rancune, dépit, crainte de la grossesse, traumatisme provoqué par un avortement, etc, se retrouvent ici. »dit- elle (BEAUVOIR, 1966, 2 :178) . Une vraie lesbienne est « authentique » nous informe Simone de Beauvoir mais nous ne saurons jamais ce que pour elle demeure l’authenticité lesbienne, car « l’homosexualité peut être pour la femme une manière de fuir sa condition ou une manière de l’assumer », ou encore « […] une tentative parmi d’autres pour concilier son autonomie et la passivité de sa chair. » (BEAUVOIR, 1966, 2 : :172) Il n’en reste pas moins que « Le Deuxième Sexe » est un discours fondateur, un jalon dans l’histoire du féminisme et son analyse de la construction sociale de la « nature » humaine sexuée nourrit encore la réflexion féministe sur l’institution du genre et du sexe biologique en tant que fondements de partage du monde. À partir de l’emphase donnée à la prégnance du social , de son discours fondateur émerge la catégorie « genre » qui nourrit les théories et les mouvements féministes . Mais les critiques féministes actuelles se penchent sur les cadres de pensée qui ordonnent les catégories sexe / genre dans la production du savoir et les effets de pouvoir qu’elles engendrent. C’est à dire que la recherche théorique se tourne vers la généalogie du cadre binaire et sa prégnance sur le social. En ce sens, le sexe biologique est remis en question en tant qu’élément pré- discursif, naturel, car la place qu’on lui accorde fait partie d’un système de sens donné. Ainsi, il perd de son évidence en tant que signifiant général des relations sociales, sol du partage binaire de la société. La pratique hétérosexuelle que Teresa de Lauretis nomme (LAURETIS, 1987 ; 3) « Sex Gender System », construit socio-culturel, appareil sémiotique et système de représentations assigne une signification à la sexualité dans un réseau de valeurs : sur le binaire « naturel » du sexe biologique s’élève tout un édifice de hiérarchie et d’asymétrie ( DELPHY , 1991 ; 91), un système symbolique fondé sur sa représentation qui acquiert l’évidence de l’énonciation répétée, de la tradition cultivée, d’une mémoire soigneusement élaborée en histoire Pour de Lauretis l’institution de l’hétérosexualité obligatoire s’appelle « hétérosexisme » (LAURETIS,1987 ; ) qui « récupère le potentiel épistémologique radical de la pensée féministe à l’intérieur de la maison du maître » ( LAURETIS , 1987 ; 2 ). Briser le binaire serait donc ouvrir les portes d’un système de significations qui obscurcit le multiple dans une cohésion identitaire autour du sexe biologique. Et cela nous ramène à la question de l’identité. Si l’on écarte les « évidences » naturelles qui puisent leur sens dans le culturel, si l’on se départit de l’essence de l’être, de l’illusion du sujet fondateur, on se trouve devant le multiple dont l’identité n’a trait qu’aux délimitations que lui imposent les paradigmes sociaux. En fait, qu’est-ce que le féminin, qu’est ce que le masculin lorsque la catégorie du genre s’insère également dans le processus de production du corps, qui ne serait qu’un « apparatus » construit par l’imaginaire hétérosexuel , binaire ( HARAWAY,1991 ; 357) ? Butler considère qu’il n’existe pas d’identité de genre derrière l‘expression de genre ; cette identité, pour l’auteure est constituée par l’expression dont elle est considérée le résultat ( BUTLER, 1990 ; 25). Dans cette perspective, les mécanismes de construction d’une identité genrée, établie sur les bases relationnelles de sexe, genre, pratique sexuelle et désir, dérivent des normes régulatrices de l’hétérosexualité obligatoire. Soit, la « vérité du sexe ». Que deviennent donc les pratiques qui échappent à cette vérité, qui opposent le multiple à l’unité, la dispersion à la cohérence du moi genré ? Qu’est ce que le lesbianisme dans un réseau de sens dominé par l’hétérosexualité ? Des pratiques déviantes liées à la sexualité ? Des sentiments qui s’adressent aux personnes du même sexe ? Une érotique particulière ? Un choix politique, comme dans les premiers temps du féminisme ? Ou des pratiques de retrait et de frustration devant les hommes, comme pour de Beauvoir ? Il n’est pas possible d’oublier le mot de Wittig « une lesbienne n’est pas une femme » (WITTIG 1980 ; 53 ) définition par négation, haut-lieu de résistance au patriarcat. Mais sa désignation même suppose un cadre de pensée qui insère le lesbianisme dans un ensemble de pratiques dont la référence axial est la sexualité et le sexe. La visibilité lesbienne, les manières de s’habiller, de se démarquer, de souligner une singularité ne font qu’entériner l’ordre binaire dans la mesure où s’affiche la différence et le différent suppose un modèle . En fait, la question si épineuse de la « sortie du placard », « être ou ne pas être » ne se pose que lorsque l’hétérosexualité s’impose et que l’homologie sexe/ genre/ sexualité/désir définit la normalité dans leur exacte correspondance . J’argumente que ni le sexe biologique, ni le genre ni la sexualité lles peuvent donner une définition de l’être humain, attestant une essence ou une substance stable d’homogénéité individuelle, car les corps sexués sont crées par les mécanismes culturels de différenciation de sexes qui en définissent les pratiques. Pour Haraway, les corps sont des nœuds générateurs matériels et sémiotiques dont les frontières se définissent dans l’interaction sociale ; ce sont des « projets de frontière » qui se matérialisent selon des pratiques normatives (HARAWAY,1991;345). La création des corps sexués, l’ installation des différences et des espaces d’exclusion ne fait qu’affirmer une normalité qui efface le multiple et naturalise le binaire. Dans ce sens, assumer la représentation sociale de l’invertie et le nom donné aux pratiques dites « déviantes » légitime la norme qui détermine les zones d’exclusion. Toutefois, l’hétérosexualité est mise en question pour l’approfondissement du débat autour des structures des représentations sociales qui définissent les corps sexués.. Le lesbianisme fait alors problème en posant les questions des frontières identitaires où les limites ne font que figer les rôles et les images pré-conçues. De toute façon, essayer de tracer un profil de « La lesbienne » ou « Des lesbiennes » demeure une tâche impossible car il n’y a pas de substance à laquelle se tenir, il n’y a pas de bloc homogène et monolithique de cohérence, il n’existe pas d’expérience univoque qui puisse prendre la place d’un référent stable. Il est très facile de tomber dans l’essentialisme lorsqu’on revendique une identité, lorsqu’on attache l’être à une pratique, à une attirance, à un goût pas si particulier que ça. Une définition c’est déjà une délimitation, c’est cerner un espace qui aussitôt donnera lieu à de nouvelles exclusions. Le besoin de se dire, de s’expliquer, de se traduire par la sexualité fait partie de notre cadre de pensée, de l’époque post psychanalytique ; en fait, la question qui l’on pourrait poser serait : pourquoi aurait-on besoin d’une identité sinon pour répondre aux exigences d’un cadre de pensée binaire ? Les considérations de Braidotti sur la non-identité féminine s’appliquent aussi aux lesbiennes qui ne seraient qu’un : « […] un ensemble d’expériences multiples, complexes, potentiellement contradictoires, traversé par des variables telles que la classe, l’âge, la façon de vivre, les préférences sexuelles, etc ( BRAIDOTTI, 1994 ; 4). J’y ajouterai l’espace et le temps vécus, le langage et la langue et les constellations de sens dans lesquelles se construisent et s’auto- représentent les individus. Une identité donc en construction, mobile, fluide, nomade, transitoire ; une identité seulement rétrospective, celle qui indique ce que nous avons été et ne le sommes plus (BRAIDOTTI , 1994 ; 35) une « cartographie nomade » de l’être. L’identité nomade est donc une position de sujet, occupée dans une situation et une société données. Et dans cette optique, je ne suis pas une lesbienne et vous n’êtes pas des femmes ; de toute façon il n’y a pas de lesbienne là où n’existent pas de femmes. Il n’y a plus de copies puisque les modèles se sont épuisés dans leur quête de l’essence et de la transcendance à la fois dans leur recherche du point nodal et définitif de signification, ignorant que dieu s’est tué lorsqu’il a moulé le masculin à son image et similitude. Dans ce monde institué par des représentations, l’identité n’est qu’une fiction et l’incertitude et le paradoxe sont les conquêtes majeurs de notre temps pour démasquer les vérités. Lesbianisme et féminisme ne se trouvent pas en positions opposées dans un cadre de dissémination identitaire car les positions de sujet sont ponctuelles et localisées ; les identités se construisent et se défont, ainsi, au gré des mouvements du désir et des stratégies de dissolution et de résistance à la violence de la norme. Revenons, ainsi, au début de notre réflexion : que signifie donc être lesbienne ? Est-ce une pratique sexuelle, finalement, qui crée une relation spéciale parmi d’autres ? Serait- ce l’ouverture sur l’émotion qui n’a pas besoin de nom sur les chemins pluriels et indéfinissables ? De toute façon, la pratique sexuelle n’aura jamais le même profil pour toutes, ni ne répondra aux mêmes expectatives, avec les mêmes résultats. Je fais miennes les paroles de Christine Delphy : « […] on ne fait pas avancer la connaissance sans, dans un premier temps accroître l’inconnaissance, élargir les zones d’ombre, d’indétermination ; pour avancer, il faut d’abord renoncer à certaines évidences […](qui) nous empêchent de poser des questions[…] (DELPHY, 1991 ;96). Mais il n’y a pas de réponse définitive ainsi qu’il n’y a pas de « nature » humaine contenue un corps sexué. On n’y décèle qu’un enchevêtrement de sens et de représentations qui instituent le monde et les relations sociales : stratégies, refus, fatigue, pouvoir, émotion, résistance. La volatilisation de l’essence est la libération de la norme, de la discipline, de l’exclusion ; c’est aussi la rupture des dispositifs et de leurs chaînes qui imposent la naturalisation de l’hétérosexualité et dessinent dans l’homosexualité l’image de la perversion. L’identité nomade serait donc la pluralité du désir et l’ effacement du pouvoir de la norme. Défi pour le féminisme , défi pour le lesbianisme ? BIBLIOGRAPHIE : BRAIDOTTI, Rosi. (1994). Nomadic subjects. .Embodimentand sexual difference in contemporray feminist theory, New York : Columbia University Press, 308. BUTLER, Judith ( 1990) . Gender trouble Feminism and the subversion of identity , New York , Routledge,172. CASTORIADIS,Cornelius. (1995). A instituição imaginária da sociedade, Rio de Janeiro : Editora Paz e Terra, 418. DE BEAUVOIR, Simone.( 1966) Le deuxième sexe. 2 vol., Paris , Gallimard.T.2, 577. DE LAURETIS, Teresa. (1987). Technologies of gender .Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 151. DELPHY,Christine (1991) Penser le genre, quels problèmes ? , in HURTIG, Maire Claude et alli. SEXE ET GENRE. De la hiérarchie des sexes. Paris , Ed. du CNRS, 89-107 HARAWAY,Donna ( 1991) Ciencia, cyborgs y mujeres. La reinvención de la naturaleza, Valencia : Ediciones Catedra , 395. Koogan Larousse (1979) Antonio Houaiss (dir) Pequeno Dicionário Enciclopédico,Ed. Larousse do Brasil, Rio de Janeiro, 1635. WEISS,Andrea. (1995) Paris était une femme, Anatolia Editions, 253. WITTIG, Monique. (1980) La pensée straight. Questions Féministes, Paris, Ed. Tierce, février, 7 : 45-54 Données biographiques : Tania Navarro Swain, brésiliennne, est professeure de Théorie de l’Histoire de l ‘Université de Brasilia, Brésil, docteure en Histoire par Université de Paris III. En 1997/98 a éte professeure invitée de IREF, Insitut de Recherches et Études Féministes de l’Univesité du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université de Montréal, UdM. L’axe de son travail tourne autour des études féministes et de la théorie de l’histoire et ses dernières publications ont été |