Le goût de la liberté

 

Foucault est une source d´inspiration. Sa verve, ses connaissances, son maniement de la langue, ses idées libertaires sont d´un puissant attrait. Mais c´est vrai aussi qu´il fait peur : les défenseurs des idées reçues, des vérités sur lesquelles ils peuvent s´appuyer pour mieux dominer ou exclure, ce sont les adversaires de Foucault. Lui, par contre, fait fi de  ses contradicteurs, car il ne veut pas être le maître à penser, ni le créateur des théories bâties avec le ciment des certitudes.

Foucault nous parle de liberté. Il examine la construction des amarres qui composent le social sans pour autant avoir l´arrogance de prôner des solutions incontournables. Dans le creuset de l´institution du social,  ses analyses se penchent sur  les pratiques discursives qui dépassent les limites cryptées du temps, des siècles, des réseaux de sens qui s´emmêlent  dans leurs propres fils.

Qu´est-ce donc une pratique discursive sinon l´ensemble que composent l´imaginaire, les discours, les vérités, les croyances, les lois, les normes, les stéréotypes, la science ? Ainsi, déceler les fondements d´une configuration scientifique- sociale  est une tâche éminemment politique.

 Dé- codifier les entrelacs qui joignent le passé au présent, trouver les conditions de production de l´ordre du discours, de la circulation des vérités, ainsi que leur noyaux des sens, telle est une des tâches que propose Foucault. C´est en fait ça la généalogie : la recherche de l´éclosion des savoirs obscurcis par un état donné de forces et par l´interprétation qui plie à son vouloir le fil des événements et des leurs sens.

De la sorte, Foucault pense que :

« Mais, si interpréter est s´approprier par violence ou subrepticement  d´un système de règles qui ne contiennent pas en elles-mêmes une signification essentielle, et lui imposer une direction [...] la généalogie doit en être son histoire : histoire des morales, des idées, des concepts métaphysiques, histoire du concept de liberté ou de vie ascétique, permettant l´émergence d´interprétations différentes. Ils s´agit ici qu´elles apparaissent  comme  des évènements sur la scène du théâtre des procédés, (Foucault,  1988 :26)

 Une fois fondées, toutefois,  les catégories se présentent en tant que vérité et l´archéologie de Foucault n´est que la méthodologie pour déceler leur apparition dans des configurations différentes,  dont la portée est inégale.

C´est ainsi que pour lui,

«  [...] l´individu qui se met à écrire un texte à l´horizon duquel rôde une oeuvre possible reprend à son compte la fonction de l´auteur[...] tout ce jeu de différences est prescrit par la fonction auteur, telle qu´il la reçoit de son époque, ou telle qu´{a son tour il la modifie. » (Foucault,1971: :31)

Les expériences qui composent le vécu et la construction de l´individu dans le social sont clairement enchevêtrées dans cette formulation. Les identités et les rôles sociaux sont engendrés de la même manière : les conditions de possibilité ouvrent les façons d´être dans le monde, dans les couloirs étroits de la norme et du stéréotype ou dans la liberté de la mouvance et de la création.

C´est en fait le goût du pouvoir qui contrôle la production et la circulation des énoncés en tant que  vérités incontestables, qui assoit la notion de continuité, si chère aux sciences, dont l´histoire. Pour Foucault il n´y a que discontinuité, car si  la reprise des énoncés leur assure un caractère de vérité, c´est la transformation d´épistémé qui est en jeu.

 De la sorte, l´événement pour lui n´est pas  une trompeuse continuité événementielle. Il n´y a pas d´influences, suggère-t-il, car la réapparition d´un énoncé dans des nouvelles configurations du savoir est toujours dotée d´une signification autre. Toutefois, si l´on change la donne les pouvoirs peuvent se reconvertir et même augmenter leur prise sur le monde, humain et non humain.

Or, cette reprise des énoncés leur donne un caractère axiomatique, et leur affirmation  réitérée tient le rôle de fondement. Maintes fois la tradition invoquée impose le silence aux voix dissidentes et les efface de la mémoire sociale. C´est ainsi qu´un cadre de pensée se forme et s´installe, s´institue en lois et en normes comme allant de soi, comme évidence de la nature.

C´est ainsi  que se formulent en  politique la droite et la gauche qui se disputent la possession du bien et rejettent sur l´autre l´ombre du mal. En fait, une dictature de gauche, comme dans les pays communistes – dont Cuba – ou une dictature de droite, comme dans les pays de l´Amérique latine – sans oublier les dictatures religieuses, dans leur production de vérités, créent des prisons et camps concentrationnaires tant  physiques que idéologiques et mentaux. Dans ce cas, en fait, il n´y a pas de gauche ou droite, il n´y a que l´infamie. (cité NO dans  14/2/2013-n 2519, L´étrange mansuétude, Fabius)

Je pense ici à Yona Sanchez, dissidente cubaine, dont la parole a été séquestrée lors de sa visite au Brésil  sous des prétextes obscurs et honteux qui empestaient la dictature aveugle de la pensée. Y a-t-il donc dans un pays qui se veut l´héraut de la démocratie un partage entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas s´exprimer? C´est un mouvement connu d´arbitraire et d´imposition du silence à ceux qui ne pensent pas selon les canons établis. Depuis quand une dictature héréditaire comme celle de Cuba ne peut pas être critiquée, ne serait-ce qu´au nom et par respect aux victimes des prisons de cette l´île?

Foucault aussi a été empêché de parler, il a été expédié ailleurs, hors de France, car ses cours bouleversaient l´ordre du discours établi. Ses livres ont été ignorés pendant longtemps par l´intelligentsia, ancrée dans la fange de leurs certitudes et de leur pouvoir de juger et de commander.

De nos jours, une nouvelle configuration du savoir nous laisse entendre sa voix et il nous parle de liberté. La liberté d´expression est un principe qui ne peut obéir aux intérêts de groupes qui prétendent cacher le totalitarisme là où il sévit. L´acte d´effacer, de ôter la parole, d´imposer le silence est l´image même du pouvoir organisé de contrôle  qui frappe et contre lequel s´insurge Foucault.

Ainsi la liberté doit être à surveiller, même dans les pays démocratiques et c´est  par la critique que les individus peuvent agir dans le sens de perfectionner les configurations de savoir et de pouvoir, dans lesquelles ils/elles sont constitués.

La liberté, en fait, est l´un des bien majeurs de la vie et les analyses de Foucault étayent cette proposition. Liberté d´être, de vivre, de s´exprimer, de se constituer comme individu, de choisir ses chemins, de travailler, de voyager sans contraintes. Toute forme de pensée qui exclut non seulement la différence, mais aussi la dissidence crée des cadres de pouvoir totalitaires, pliant aux exigences de la « vérité » toute forme de créativité et de subjectivation,  sous la menace et la terreur.  C´est ainsi quant aux droits fondamentaux de femmes sur leurs corps, quant aux droits civiques des « différents », car le référent- le mâle hétérosexuel, blanc- est crée pour mieux discriminer, exploité, exclure.

Le  viol, ce fléau social massif, est de plus en plus dénoncé par ses victimes, pour éveiller la conscience de cette intolérable violence ; cela signifie un changement dans l´ordre du discours androcentrique, car c´était un crime passé sous silence, sous la condescendance d´une société masculine, croyant au droit « naturel » de s´ appropriation les femmes et  leurs corps. Un manifeste a été signé en France par 313 femmes victimes de viols, en 2012,  suivi des centaines de manifestations qui dénonçaient ces exactions subies dans tous les âges, par des inconnus, mais surtout par des proches. (Nouvel Observateur, 2013   29-5/12/2013n.2508 :56)

Ainsi, Foucault nous enjoint à la critique et c´est ce que font les féminismes, si décriés par ceux qui se sentent menacés dans leurs pouvoirs de posséder. Le crime de lèse-majesté dont accuse  donc Foucault, c´est donc de mettre en question la nature du savoir et ses ingérences dans les pratiques discursives, dont le politique lato sensu. Car, selon lui, le sol sur lequel s´appuient les régimes de vérité  n´est qu´une création temporelle et historique.

Foucault analyse ce  qui était défendu de mentionner, il pointe les faiblesses et les limites des idéologies égarées par le désir de puissance et de vérité. Parce que au fond, toutes les théories sociales, religieuses, politiques prônent le chemin unique, le salut par l´adhésion aveugle aux déterminations soit d´un parti, soit d´une croyance, soit d´un raisonnement, tous marqués par des conditions de production variables mais oh ! combien renouvelées.

Il n´est pas vain de parler de conditions de production car la pensée tout comme les actes matériels sont plongés dans un réseaux de sens et de significations qui les instituent et sont par eux institués, dans une chorégraphie de possibilités  qui abouti à une configuration sociale donné. 

Le pouvoir n´existe pas, dit Foucault, provenant d´un seul point défini. Il le défini comme étant « [...] um feixe de relações mais ou menos organizado,mais ou menos piramidalizado, mais ou menos coordenado » (Foucault, 1988 : 248)

C´est bien le cas du patriarcat, pouvoir masculin d´appropriation de  tout ce qui est considéré ou associé au féminin qui se reconverti au fur et à mesure des conquêtes de droits pour les femmes et  continue de sévir. «  Qu´est-ce qu´une femme ? » demande  Simone de Beauvoir. Cette question met en évidence qu´à partir du  sexe se construit les vérités (F, MP, 262)qui sont ainsi dotées du pouvoir de hiérarchiser les être humains.

Foucault s´interroge :

« [...] au fond, le sexe qui paraît une instance dotée de lois, de coercitions, à partir desquelles se définissent le sexe masculin autant que le féminin, ne serait-il pas produit par le dispositif de la sexualité ?  ?” (idem:259)

C´est ce genre de  critique, qui détruit les évidences et renverse les sens qui apporte le changement dans l´ordre du discours.

C´est autour de  la dénaturalisation des sexes, c´est à dire, de la déconstruction discursive / sociale d´une prétendue « nature humaine » qui les féminismes contemporains ont frappé le régime de vérité établi.

 La philosophie, la psychanalyse, les sciences biologiques, les sciences sociales, les religions ont fait du corps et du sexe la matière du bien et du mal, du supérieur et de l´inférieur, de celui qui parle et de celle qui est maintenue en silence. Une fois établie la « nature » il n´est pas difficile d´argumenter sur cette base – c´est que le savoir historique donc, temporel, mue le transitoire en vérité incontestable.

C´est le bio-pouvoir dont parle Foucault que crée dans la chair les instances de domination.

Monique Wittig détecte les conditions de production de  ce partage binaire  qu´elle appelle « la pensée straight » soit la pensée hétérosexuelle, comme base de toute relation humaine de façon a- historique. Cela fait système dont les pratiques discursives  enchaînent la pensée à son fondement considéré « naturel »,  basé sur les organes génitaux. Un système largement politique par son envergure social et économique.

 Dit-elle :

« Car ces discours donnent de la réalité sociale une version scientifique où les humains sont donnés comme invariants, intouchés par l´histoire, intravaillés par des conflits de classe, avec une psyché pour chacun identique parce que programmée génétiquement. » (Wittig, 19080 : 46 )

Et rajoute :

« Ayant posé comme un principe évident, [...] l´inéluctabilité de cette relation la pensée straght se livre à une interprétation totalisante à la fois de l´histoire, de la réalité sociale, de la cultures et des sociétés, du langage et de tous les phénomènes subjectifs. »(idem, 49)

En somme, ces savoirs ont construit la « nature » et « l´essence » de l´être humain selon les valeurs, les énoncés de la tradition, recouverts d´une nouvelle teinture, selon donc, les conditions de production et de possibilités de leur temps et de leur mémoire. Mais la reproduction reste la valeur majeure qui ordonne la relation hétérosexuelle comme étant la vérité de l´humain.

Foucault analyse  donc les technologies  qui  donnent au sexe et à la sexualité une valeur et un  sens  comme étant le noyau de l´âme et le centre de l´existence, dont  l´hétérosexualité aurait des droits irrévocables. La lutte contre le mariage gay qui fait rage en France (mars /avril 2013) en est la preuve.

Adrienne Rich ainsi s´exprime à ce propos :

« Mais l´incapacité de voir dans l´hétérosexualité une institution est du même ordre que l´incapacité d´admettre que le système économique nommé capitalisme ou le système de castes qui constitue le racisme sont maintenus par un ensemble de forces, comprenant aussi bien la violence physique que la fausse conscience. » (Rich, 1981 : 31-31

Teresa de Lauretis parle des technologies du genre qui instaurent  les divisions sociales et établissent les lieux de parole et d´action des individus selon la valeur accordée à leur sexe.

Pour Foucault,  la création et le contrôle des corps sexués par le bio-pouvoir ont produit la figure de la « population » dont le but était de préserver la vie ; toutefois, de nos jours, la frénésie pour le sexe en tant qu´instance majeur de la vie ne fait que installer la mort comme moyen massif de contrôle.

          Rosi Braidotti considère que le bio-pouvoir ainsi que la necro-politics sont actuellement les deux faces de la même pièce de monnaie : ce n´est pas la rationalité et l´universalité d´une morale de droits humains, mais un exercice du pouvoir qui  est plutôt    «  [...] the unleashing of the unrestricted sovereign right to kill, maim rape and destroy the life of others » (Braidottiweb, 2013, labrys, n.23 ) C´est ce qu´elle appelle la necro-politique dans un schéma de globalisation.

          Pour cette auteure,

“Globalization […] . is about the militarization of the technological and also of the social space. It is also about the globalization of pornography and the trafficking and prostitution of women and children, in a ruthless trade in human life. It is about the feminization of poverty and the rising rates of female illiteracy, as well as the structural unemployability of large sectors of the population, especially the youth” (idem)

Braidotti estime aussi que

“Given that the political economy of global capitalism consists in multiplying and distributing differences for the sake of profit, it produces ever-shifting waves of genderisation and sexualisation, racialisation and naturalisation of multiple ‘others’”(idem)

C´est ainsi que  la necro-politique gère la mort des uns pour la domination des autres,  dans un  mouvement imbriqué qui structure l´exercice du pouvoir. De ce fait, les  prises du patriarcat se trouvent aiguisées sur les femmes et la violence est devenu un moyen massif de contrôle dont le viol est prôné comme une arme de guerre. (Yougoslavie, Rwanda)

 La population en tant que catégorie, selon l´auteure, se désagrége dans des multiples groupes classifiés comme réfugiés, terroristes, rebelles, ou bien, « normaux ».(idem) Les guerres d´ethnies sont fratricides et mènent parfois à des véritables génocides comme au Rwanda dans les années 1990. Sans compter les post-guerre qui ont  cumulé des millions de morts dans les camps de concentration , les purges et les famines dans les pays communistes. C´était et c´est encore le meurtre idéologique. La necro-politique est finalement une guerre civil global, comme souligne Braidotti. (idem)

Les configurations actuelles de cette necro-politique dont le patriarcat est la pierre d´achoppement inaugurent  un renversement de genre dans la pratique des exactions.  C´est ainsi qu´on explore des rares cas des violences perpétrées par des femmes comme des actes courants pour partager les responsabilités sociales des violences qui dévastent le monde.

En plus, les représentations des traits malsains ou pervers attribués au féminin, par les discours religieux et scientifiques reprennent leur place avec une vigueur insoupçonnée, parce que finalement, si les femmes sont tuées ou violées c´est bien de leur faute. Mensonge, trahison, luxure, provocation, ce sont des traits habituellement attribués aux femmes qui dorénavant apparaissent dans l´imaginaire social en  un  le rôle actif de violence et abus. 

C´est le dispositif de la sexualité repris par le patriarcat et la necro-politique pour assurer aux hommes le pouvoir et le « devoir » de les corriger par tous les moyens, dont le fémenicide et le viol.  L´avortement sélectif qui élimine les fœtus féminins en Chine a crée un déséquilibre entre les sexes de l´ordre de 100 millions de femmes. Et ceci représente aujourd´hui un marché immense, car les chinois achètent des femmes  dans les pays voisins notamment au Vietnam. Encore du profit en faveur des exploiteurs et des hommes. En Inde des petites filles naissent dans les bordels et sont élevées comme de la chair à être consommée.

L´ethnogenocide porte en premier lieu sur les femmes ; les révolutions qui exigent de droits humains oublient ou séquestrent les droits des femmes, tels les printemps arabes.

 Où est passé l´indignation ?

Foucault nous invite à changer les régimes de vérité.

C´est un défi qui aujourd´hui est relevé par les féminismes, les verts, les anti-spécistes. Changer la face du monde c´est penser un autre monde.

Bibliographie :

 

Michel Foucault, 1988. Microfísica do poder, R :  Graal

Michel Foucaul. L´ordre du discours, 1970, Paris: Gallimard

Monique Wittig. 1980. La  pensée straight, Questions Féministes, 7, février, Paris : Editions Tierce

Adrienne Rich.  1981, La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne. Nouvelles Questions Féministes,  mars 1981, Paris

http://www.feministes-radicales.org/wp-content/uploads/2012/03/Adrienne-Rich-La-contrainte-%C3%A0-lh%C3%A9t%C3%A9rosexualit%C3%A9-et-lexistence-lesbienne.pdf

Rosi Braidotti. 2013. Nomadic Feminist Theory in a Global Era  Web, Labrys n.23. www.labrys.net.br

Nouvel Observateur, 2013 , 29-5/12/2013 n.2508 :56

Laurent Fabius. L´étrange mansuétude,Nouvel Observateur,  14/2/2013-n 2519