Le pays aux mille collines: Rosamond Halsey Carr au Rwanda 1

tania navarro swain

« Le mépris du patriarcat dominant envers l´œuvre des femmes [...] est une chose très subtile[...] le dominant n´en a souvent même pas conscience, ce qui équivaut à mépriser doublement. »

Elfriede Jelinek

Résumé:

En plein cœur de l'Afrique des Grands Lacs, Rosamond Halsey Carr arrive en 1949. Le désir d´aventure  la poussait et au fur et à mesure de son séjour dans le Rwanda elle est tombée éperdument amouruse du pays et de ses habitants. Sa vie a révélé le processus de construction d´une subjectivité puissante, capable de faire face à tous les défis et tous les dangers dans un pays ravagé par la guerre. Une vraie femme d´aventure, comme l´on aime les retrouver.

Mots-clés: aventure, femme, Rwanda, Rosamond

Rwanda dans l´Afrique

  Dans le domaine des sciences et surtout de l´histoire, le silence et l´effacement  de l´œuvre et de la présence des femmes est non seulement le signe du mépris mais aussi  la peur de la perte d´une position de domination. En effet, l´importance du masculin  n´existe qu´en voilant l´action et  existence de l´autre. Nier le rôle social et politique des femmes c´est assurer une suprématie des hommes dans la tradition, à l´ombre d´une nature mystifiée et réinventée constamment.

C´est ainsi que les femmes disparaissent du monde du travail, de la politique, de l´aventure, de l´action qui transforme les sociétés, de l´écriture, de l´art et de la création, au détriment de leurs qualités, de leurs capacités, pour être renvoyées aux couches, à la domesticité et à la subordination.

Mais le discours historique cache plus la vérité qu´il ne la met en évidence.. Les femmes, tout au long de l´histoire de l´humanité  ont  oeuvré dans tous les domaines du social, ont exercé des rôles cachés sous les « vérités » historiques qui méprisent la diversité des formations sociétales. Le moule créé et prôné par le patriarcat cloisonne les femmes pour mieux les évincer de toute forme de pouvoir.

   Les femmes d´aventure  sont des exemples de la cassure infligée à ces modèles patriarcaux, au sein même de leurs préceptes les plus endurcis. Elles ouvrent également les possibilités de penser des sociétés qui, dans le passé, ne suivaient pas les normes ou n´adoptaient pas les valeurs défendues par le patriarcat. Des sociétés qui n´étaient régies ni par le sexe biologique ni par la « nature » des être humains ; pourquoi la sagesse, l´âge, l´habilité, la créativité ne seraient-elles pas les moteurs des relations sociales ? Les femmes d´aventure  brisent le silence et les chaînes des représentations sociales qui vouent le féminin à l´asservissement.

Dans les sociétés patriarcales, toutes les conquêtes des femmes sont le fruit de luttes acharnées ; cependant, le processus de subjectivation de quelques-unes leur permet de surmonter les obstacles et d´objectiver des rôles que les historiens ne pouvaient pas soupçonner, bernés par les voiles qu´eux mêmes avaient érigés.

 C´est le cas de Rosamond Halsey Carr

 

Au cœur de l´Afrique : Rosamond au Rwanda

Elle s´appelait Rosamond Halsey Carr[1] et le récit de sa vie est une véritable leçon d´histoire de l´Afrique centrale! Le livre où elle raconte ses péripéties s´appelle “ Le pays aux mille collines », le Rwanda.

Rosamond , dès 1949, s´est lancée dans l´aventure d´une vie presque solitaire en Afrique. Sa solitude africaine a été marquée par un brève mariage  et quelques amours passagères, avec pour compagnie constante ses animaux, ses employés et leurs familles, dont quelques uns/unes sont devenus/es de véritables amis/es.

 

Elle fut responsable de propriétés agricoles dans le Rwanda qui employaient des centaines de personnes dans les années 1950. Pour gérer ces domaines il lui a fallu travailler dur : parcourir à pied des kilomètres de plantation tous les jours, surveiller la cueillette et le séchage des plantes, traiter avec les chefs de groupes, s´occuper du ravitaillement, de la vente de la production, de la comptabilité, de tout ce qui avait trait à la ferme.

Le Rwanda est un tout petit pays, une enclave dont les limites touchent le Congo, la  Tanzanie, l´Ouganda et le Burundi.

En plein cœur de l'Afrique des Grands Lacs, d´une superficie de   26,338 km² ( la moitié de la Suisse), le Rwanda compte actuellement  près de 10 millions d´habitants. Sur son territoire se trouvent  une chaîne de volcans élevés, les marais de l'Akagera et du Bugesera, le massif forestier de Nuyngwe, et  le lac Kivu, dont les eaux font frontière avec  la République démocratique du Congo. C´est aux abords du lac Kivu que Rosamond va vivre l´aventure de sa vie.

L´histoire du Rwanda a été faite d´invasions et de dominations : d´abord, au XI siècle, les Hutus repoussèrent les premiers habitants, les Btwas (pygmées), vers la forêt ; ensuite, aux alentours du XV siècle, arrivèrent les Tutsis, on ne sait pas très bien d´où, d´Egypte ou d´Abyssinie et ils installent une monarchie d´origine soi-disant divine. Si les Hutus étaient des paysans, les Tutsis, eux, étaient des bergers qui possédaient des troupeaux, grand signe de richesse, ce qui leur permit d´être l´ethnie dominante. À partir du XIX siècle, la colonisation européenne s´est imposée sur tout le territoire et sa population, qui est devenue majoritairement chrétienne.

 

 Le roi (mwami) était, en 1949, Rudahigwa. Pour l ´anecdote, il mesurait 2,06 mètres « le plus grand monarque du monde » ironise Rosamond. (165)

En 1957, il complétait 25 ans de règne et la fête du jubilé fut  grandiose.

«  Le roi, vêtu de blanc, portait une cape bleue. Sa coiffure de sisal blanc décorée d´une large bande de perles bleues et blanches cascadait. La reine Rosalie Gicanda était drapée dans un nuage de tulle blanc. La reine mère Kankaza Nyiraruvugo [...] partageait le pouvoir avec son fils et était aussi révérée que lui. Elle ressemblait physiquement beaucoup au roi et avait l´air si jeune qu´on aurait pu la prendre pour la reine. Ces trois personnages, drapés dans leur solennelle dignité, ne souriaient pas et ne répondaient pas aux acclamations enthousiastes de la foule. » (170)

 

Les hommages et cadeaux étaient reçus dans la plus parfaite indifférence. Etonnée, Rosamond s´entend dire que « tout au Rwanda appartenait au roi, alors pourquoi serait-il reconnaissant de recevoir ce qui était déjà à lui ? » (172)

Outre les fastes de la royauté, Rosamond a vécu  les évènements de l´indépendance du Congo, du Rwanda, du Burundi, du Kenya, avec tous les remous politiques et les luttes armées que cela a entraîné. Elle a connu la peur et la terreur de ces guerres et du terrible génocide des  années 1990. Mais malgré tout, elle a surtout aimé cette terre et ses habitants au point d´y passer toute sa vie.  Dans les premières pages de son livre elle fait un rapide  bilan :

« J`ai survécu aux guerres civiles, aux révolutions et à l´une des plus grandes tragédies humaines de notre temps, le génocide de 1994. Plus d´une fois, ma demeure a été occupée par des soldats.[...] J´ai éprouvé  de grands bonheurs et de terribles chagrins.[...] J´ai remonté en bateau le fleuve Congo et campé dans des villages pygmées. [...] Les éléphants ont erré sur mes terres et j´ai partagé l´existence des gorilles. [...] Le Rwanda est toujours pour moi le plus bel endroit au monde. Ma petite maison, couverte de vigne vierge, se dresse sur une hauteur entourée de jardins anglais et de hautes hais d´hydrangeas. Je n´ai toujours ni électricité ni téléphone.[...] Pourtant, chaque jour, le thé est servi à quatre heures et, tous les soirs, les grues couronnées viennent se jucher dans le feuillage touffu des dragonniers.[...] chaque soir, le Nyiragongo, un volcan en activité, illumine le ciel à l´ouest. Les jours de beau temps, je peux apercevoir, dans le lointain, le lac Kivu. Enfin et surtout, le ciel d´Afrique est toujours le plus étoilé. » (PMC,12-13)

Lorsqu´elle est née, dans une famille aisée, les mouvements pour l´égalité entre homme et femme  battaient déjà  leur plein aux États Unis, notamment avec les revendications des suffragettes pour le droit de vote. [2]Elle a donc connu une époque où les mouvements des femmes prônaient l´autonomie et la liberté.

                                              Suffragettes, parade, New York City, 6 mai 1912

D´autre part, la première guerre mondiale avait allégé les contraintes subies par les femmes, étant donné que l´effort de guerre avait besoin de leur mains-d’œuvre. [3]

Lors du crack financier de 1919, la richesse de la famille de Rosamond est fortement ébranlée. À la suite de ce revirement, elle avoue avoir eu peur de la pauvreté et des problèmes d´argent toute sa vie. (PMC, 20).

Elle ne pouvait plus envisager d´aller à l´université dans les conditions où se trouvait désormais sa famille, mais elle a réussi à s´inscrire à la Traphagen School of Fashion Design et a décroché une bourse qui lui a permis de suivre un cours de dessin et d´obtenir un emploi d´illustration de mode et aménagement des vitrines. Un travail donc tout à fait adéquat pour une jeune fille !

Elle a alors emménagé dans un appartement pour y vivre seule :  le début de sa vie professionnelle est placé sous le signe de l´indépendance. Son cercle d´amis/es fait partie de la bonne société  de Manhattan. Et c´est à 30 ans qu´elle connaît le chasseur, cinéaste et photographe des étendues africaines,  Kenneth Carr, son aîné de 24 ans.  Son esprit d´aventure, encore latent, s´éveille pour ne plus jamais disparaître.

« Je ne pouvais qu´être fascinée par le personnage, mais je le fus plus encore par les images exotiques projetées sur l’écran » (PMC,2004 :23)

Mariée en 1942, elle a vécu un mariage frustrant jusqu´à son 37è anniversaire, quand ils ont essayé de sauver leur vie en commun par un changement drastique de cadre  :  partir en Afrique ! En attendant, Rosamond a, pendant sept ans, entretenu le ménage grâce à ses revenus de dessinatrice de mode, spécialisée dans les chapeaux, les vêtements féminins et les accessoires qui étaient vendus aux grands magasins. (PMC,2004 :25) Son aventurier de mari n´avait pas le moindre sou.

Dans les légendes racontées par l´histoire, les femmes sont toujours dépendantes de leurs maris, de leurs familles, dans un système sexe/genre « immuable ».  La maintien du système patriarcal dépend de la domestication de l´imaginaire dans les moules hiérarchiques où le mâle est dominant dans tous les domaines, surtout celui de l´économie.

Or, l´exemple du mariage de Rosamond, qui n´est pas du tout isolé,  dont le travail est la source de revenus du ménage nous fait songer aux infinies formes d´arrangement sociaux où les normes et les valeurs seraient différentes de ceux que nous connaissons dans le monde patriarcal. La société des Mosuo, en Chine est un exemple contemporain d´une société dirigée par les femmes.[4] Si cette formation sociale existe encore, que pourrait-on dire des possibilités sociétales et culturelles pendant des milliers d´années, depuis que l´humanité existe ?

Comment peut-on voiler l´imaginaire à tel point qu´on ne puisse même pas penser à un cadre différent du système sexe / genre et leurs implications funestes sur les femmes ? Encore une fois, ce que l´histoire ne dit pas n´a jamais existé....au détriment des femmes.

L´écriture de soi

 Rosamond est un exemple d´écriture de soi, d´un processus de subjectivation qui transforme les valeurs de son époque dans l´expérience de vie qui la construit. En effet, on devient sujet dans la pratique des signes, du langage, de l´action, dans leur incorporation ou re-signification. Teresa de Lauretis, écrivait en 1984, qu´elle considérait cette expérience comme étant une négociation  entre le sujet et le social qu´elle nomme semiosis et dont les effets constitutifs seraient en modification incessante. (de Lauretis, 1984:182)

C´est ainsi que pour cette auteure l´expérience est un « complexe d´habitudes, de dispositions, d´associations, de perceptions » (idem) des éléments d´une écriture de soi que Foucault considère « La transposition ou transformation des valeurs et normes qui circulent en tant que vérité en ethos,  une askêsis qu'il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi... (DE IV 417)

Les femmes d´aventure sont en fait des femmes communes, comme Rosamond qui, cependant, ont tracé leur chemin hors des marques d´un féminin assujetti. Elles ont été légion, pourtant méconnues, dans un silence qui solidifie les emprises du patriarcat sur l´histoire, pour mieux marquer l´asservissement « naturel » des femmes, leur prétendue faiblesse et leur dépendance mentale et physique.

Non, le féminin et le masculin n´ont pas été définis depuis « toujours » dans leurs rôles sociaux, à partir des organes génitaux ; on ne peut pas affirmer qu´il y ait eu des partages binaires basés sur le sexe dans toutes les sociétés et dans tous les temps. C´est une posture a-historique, une imposture en quelque sorte.

Toute société fait circuler des valeurs et des normes et de toute évidence elles ne sont pas pareilles au cours des temps ; c´est ici l´assomption d´une prémisse « naturelle » qui fait table rase de la diversité dans la constitution des fonctions sociales.

L´importance donnée au sexe part d´un imaginaire dont la reproduction est l´axe central de la vie ; or, la conservation de la vie est peut-être l´activité sociale la  plus importante et cette perspective change complètement les données de l´agencement humain qui se trouve déterminé par d´autres valeurs et facteurs que le sexe biologique. C´est ce qu´il manque à l´histoire : une modification des prémisses initiales ou l´abandon des présupposés désuets.  

Les femmes que j´appelle « d´aventure » ont non seulement prit leur vie en main, mais elles ont également  montré qu´on ne naît pas « femme » : elles ont, en effet, réalisé l´écriture de soi, hors des moules constructeurs du féminin. Si l´histoire les a effacées, c´est pour mieux inscrire dans les « faits », le » rôle « naturel » et « universel » réservé au  féminin dans toutes les sociétés et à toutes les époques.

 Si, en vérité, on trouve mâle et femelle dans la nature, cela ne justifie pas l´existence universelle et a-temporelle d´un féminin et d´un masculin attelés à des tâches sociales définies par leurs organes génitaux.  Il n´y a pas de genre hors des pratiques de genre, souligne Judith Butler. Et ces pratiques ne sont ni universelles, ni homogènes dans la singularité des formations sociales.

 Les discours historiques, anthropologiques et autres, qui postulent des lois binaires sur le partage de l´humain,  ne font que créer et maintenir un bio-pouvoir patriarcal sur la manipulation de la mémoire sociale. Or, les pratiques sociales sont mobiles et l´écriture de soi des femmes d´aventure le prouve.

Cette écriture de soi se révèle, entre autres sources, dans des narratives littéraires que j´utilise pour mieux les découvrir. Les femmes d´aventure inscrivent leur présence et leur action dans des cadres sociaux considérés comme fermés à toute velléité d´indépendance pour les femmes.

Dans des traditions et à des époques différentes elles ont parcouru le monde, par monts et par vaux, elles ont exercé les plus « masculines » des professions ; riches ou pauvres, elles n´ont jamais accepté un tracé définitif pour leur vie. Et surtout pas déterminé par leur corps et les significations sociales qu´il leur sont attribués. Pour les femmes d´aventure, la semiosis dont parle Teresa de Lauretis procède d´un processus de subjectivation, dans la conscience et la transformation des normes et des valeurs qui sont censées les assujettir. Elles s´écrivent au travers des significations qui leur donnent vie et existence.

Les femmes d´aventure ne sont pas l´exception qui confirmerait  la règle de la dépendance et de la soumission. Elles ont simplement pris en main leur destin par une écriture de soi, qui révèle les fêlures d´un système patriarcal pas aussi solide qu´on voudrait nous le faire croire.

Les livres où elles racontent leurs aventures sont en fait une source pour l´histoire qui s´intéresse aux conditions de production et d´imagination des formations sociales hors des présupposés patriarcaux ; on peut ainsi constater que les normes et les valeurs qui affirment la domination du masculin sur le féminin ne sont pas imperméables à l´initiative et à l´indépendance d´un grand nombre de femmes, effacées du discours social et scientifique.

 Et pour cause ! Si l´on n´en parle pas, si on ne montre pas un monde différent de celui des images et des significations reçues, notamment réitérées par l´histoire, l´anthropologie, la sociologie, la philosophie, entre autres disciplines, l´universel de la division hiérarchique du monde par sexe tombe dans le domaine du « naturel » d´une évidence qui ne mériterait pas d´être mentionnée. Ce sont ces « vérités éternelles » qu´elles soient issues de la science ou de la religion, qui effacent l´ouvre et l´action des femmes dans le monde. 

L´Afrique

Et c´est  l´aventure !

 Ils arrivent en août 1949 à Matadi, port du Congo Belge sur l´Atlantique. Leur destination était le Rwanda à l´époque Rwanda-Urundi.

« C´est la grande aventure que j´attendais depuis toujours et, pleine de témérité, je m´y lançai comme d´habitude avec une détermination sans faille « . (PMC,28)

La première nuit à terre se révéla comme un petit début « sympathique » de la vie africaine  : 

« Il n´y avait plus une seule chambre libre dans l´unique hôtel de la ville, et nous échouâmes dans une pension miteuse peuplée de marins ivres et de cafards de près de dix centimètres de long. Les sanitaires se réduisaient à un pot de chambre placé sous le lit et la moustiquaire avait des trous géants comme la main. » (PMC,22)

Un voyage de 14 jours. Du port à Léopoldville et de là, la traversée de la forêt équatoriale sur deux mille kilomètres du fleuve Congo : ils ne tenaient pas à deux dans la cabine, ( il fallait l´occuper à tour de rôle), ne parlaient pas le français ni la langue native pour communiquer avec l´équipage ou les passagers.

«  Les mouches tsé-tsé et les moustiques grouillaient, la nourriture servie à bord était atroce. [..] Il faisait insupportablement chaud et humide, l´air suffocant vibrait de bruits effrayants » (PMC, 31)

       Ces débuts n´étaient pas été engageants. Ils voulaient rendre visite à un ami de Kenneth, un anthropologue de renom, qui avait ouvert un hôtel en pleine forêt d´Ituri. Ils le trouvèrent en pleine déchéance. Ce n´était pas non plus de bon augure.

Mais leur destination était encore loin et ils repartirent pour le lac Kivu où Kenneth voulait chercher de l´or. Encore deux semaines sur les routes boueuses de la forêt vierge, complétant trois mille kilomètres en train, bateau et pick-up.

En arrivant, ce fut l´émerveillement !

« Je pus contempler les troupeaux d´éléphants, de buffles, d´antilopes et de zèbres. [...] Enfin nous atteignîmes notre destination : la région luxuriante et montagneuse du |Kivu. Toutes mes craintes s´évanouirent en découvrant le plus bel endroit que j´eusse jamais vu : le lac Kivu, dont les eaux cristallines étaient encerclées de hautes montagnes et bordées de plantations de café. » PMC,35)

 

Rosamond présente dans son livre un récit bien détaillé des abords du Lac Kivu qui se trouvait, en fait, à la frontière entre le Congo et le Rwanda. Les villes de Kisenyi au Rwanda et de Goma au Congo étaient à l´époque les deux centres administratifs belges de ces pays.

Il faut préciser que le Rwanda n´a pas connu l´ignoble colonisation et les  horreurs perpétrées par le roi Léopold II de Belgique et ses complices au Congo ; ce dernier, portait alors le nom de « pays des mains coupées »[5], car cette  pratique était habituelle de la part des colons sur les travailleurs pas assez productifs. Les femmes y étaient objet de troc, force de travail, bête de somme ou esclave sexuelle. [6]  

En ce qui concerne le Rwanda, Rosamond reste très discrète sur ce sujet et même un peu ingénue quant aux relations colons/ femmes rwandaises :

« [...] de nombreux Européens du Kivu avaient une maîtresse africaine – qu´ils épousaient parfois. De ce fait, de beaux enfants métis grandissaient à Kisenyi, Goma et Bukavu. »

En 1908 le Congo revient à l'Etat belge, et sera appelé dès alors Congo Belge ; le Rwanda et le Burundi font partie de l´Afrique allemande entre 1894 et 1918. En 1924, la Société des Nations place le territoire du Ruanda-Burundi sous mandat belge, qui sera transformé en tutelle en 1945. En 1961 le Rwanda se déclare République indépendante, séparée du Burundi qui deviendra Urundi.

L'administration  belge  s'appuyait  sur la monarchie rwandaise Tutsi pour mettre en place l'ordre colonial et déjà en 1931 imposait une carte d'identité aux Rwandais mentionnant leur appartenance aux communautés Hutu, Tutsis et Batwa (pygmées) qu'ils considéraient comme des ethnies. Cela n´a fait qu´ accentuer les tensions dans la population, dont le génocide de 1994 en a été l´un des résultats.

Mais en 1949, Rosamond voyait  les rives occidentales du lac Kivu ( côté Congo )

« [...] couvertes de plantations de café[...]d´élégantes villas européennes, blotties dans les hibiscus et les lauriers-roses[... ] ». Du côté rwandais, « [ s´étendaient des petites plantations de café qui appartenaient aux Banyaruandais. Les cultures en terrasse s´étageaient sur les flancs des collines escarpées. Les vallées servaient de pâture au bétail à longues cornes des Tutsis. Les bougainvillées et les rosiers grimpants posaient en abondance tandis que les bananiers ombrageaient les plages de sable et les nombreuses îles fertiles. »(PMC, 36-37)

 

Un coin de rêve : on le croirait totalement éloigné des brutalités et de l´exploitation coloniales. Cependant, les deux centres administratifs belges Goma (côté Congo) et Kisennyi se trouvaient à l´extrémité nord du lac Kivu et c´est à Goma que Rosamond venait chercher son courrier, faire des courses, voir ses amis. En 1949, la population européenne de Goma et Kisenyi était de 400 personnes et de 700 en 1954, y compris les planteurs des environs. (idem)

Rosamond reconnaît  les exactions des colons :

« Dans des nombreux pays africains, les fermiers européens semèrent eux-mêmes la graine de la révolte. Au Kenya, par exemple, les colons blancs réclamèrent les meilleures terres[...] ce qui conduisit les Kikuyus, dans le cadre de ce qu´on appela las révolte des Mau-Mau, à se battre pour récupérer leur bien. » PMC, 39)

Mais paraît-il au Rwanda, il en était autrement. Rosamond explique que l´administration belge avait, en 1938, réglementé la superficie des parcelles de terre concédées aux étrangers à 90 ha. chacune. En outre, si elles pouvaient être vendues, il était interdit d´en créer de nouvelles. Ceci tranchait définitivement avec les débuts de colonisation belge : Léopold II  s´était alors alloué la totalité du territoire du Congo en 1885 et distribué les terres selon son bon vouloir, favorisant le travail forcé et les crimes contre la population native.

En 1949, les principales plantations étaient le café et le pyrèthre, une plante qui ressemble à la marguerite et dotée d´une puissante capacité insecticide, explique Rosamond.

Les premiers temps

Les débuts ont été difficiles : Kenneth n´a jamais obtenu l´autorisation de prospecter les minerais au Rwanda et ils louaient une petite maison du côté rwandais du lac.

«  C´était une charmante bâtisse de pierre au loyer raisonnable. Le seul préalable avait été que nous soyons d´accord pour garder les quatorze personnes qui y  travaillaient : quatre porteurs d´eau non potable, deux porteurs d´eau potable, quatre bûcherons, deux domestiques, un cuisinier et son aide. «  (PMC, 41)

Cela faisait beaucoup de monde à payer, d´autant plus qu´ils n´avaient encore aucune source de revenus. Finalement, un de leurs amis, propriétaire de plantations au Congo et au Rwanda, leur a offert de diriger celle du Congo, à Buniole.

Son mari était sensé en être l´administrateur, mais en fait il partait dans des safaris et des expéditions, alors que Rosamond restait seule avec les employés. C´est ainsi qu´elle apprit à diriger une plantation, en allant tous les jours avec le karany, le responsable natif de la comptabilité, de l´organisation et de la supervision du travail : c´était  Cléophas, très respecté des travailleurs et qui lui est resté un ami fidèle toute sa vie. Rosamond a vite appris le swahili et bientôt elle pouvait communiquer avec les employés, au nombre de 180 .

«  J´adorais ces longues marches à travers champs, ces visites au séchoir à pyrèthre au cours desquelles je saluais les ouvriers et jouais avec les enfants. (PMC,51)

Buniole était une plantation de pyrèthre de cinq cents hectares : 60 était cultivés et les 180 employés avec leurs familles occupaient 80 ha. Le reste était de la forêt.

«  La jungle entourait la plantation. Elle était si dense qu´il était impossible de s´y aventurer sauf à emprunter les sentiers taillés par les troupeaux d´éléphants qui l´habitaient. (PMC,46)

Située à 2.100m d´altitude, la plantation était isolée, distante de presque 100 km de la ville la plus proche. Les hommes étaient engagés sous contrat d´un an qui prévoyait 20 jours de travail par mois. Il y avait aussi des « volontaires » qui travaillaient tout juste pour avoir de quoi payer leur impôt annuel, explique Rosamond (PMC,49). La cueillette était faite par les enfants, filles et garçons, qui étaient payés selon la quantité de fleurs cueillies dans le mois, ce qui représentait un apport très important au revenu familial.(PMC,47)

Kenneth traitait mal les natifs « pur produit de la culture coloniale » et Rosamond se trouvait dans le devoir « d´être aimable pour deux ».(PMC,51) Elle faisait de son mieux pour soigner les employés et leurs familles dans son petit dispensaire. Dit-elle : 

« [...] des files de femmes, leurs bébés dans les bras, et de personnes de tous âges se forment chaque matin devant ma porte. [...] ils soufrent de rhumes, de fièvres, d´inflammations des yeux et des oreilles, de brûlures, de vers, d´entorses, de migraines, d´irritations de peau, de maux de dents, de vomissements, de diarrhée, de coupures ou de gueule de bois. »

Son écriture de soi, débutée en Amérique dépasse alors les cadres du mariage et des fonctions pré-établies. C´est en fait elle qui dirige la plantation et son mariage bancal va vite perdre de son importance. La vie qui l´appelle se colore d´indépendance : quand le propriétaire de la plantation où elle travaillait au Congo

« [...]a annoncé qu´il partait pour  sept mois en vacances en  Europe et cherchait quelqu´un pour diriger Mugongo, sa plantation de pyrèthre au Ruanda, je fis acte de candidature. Kenneth était stupéfait que je pusse seulement envisager cette idée qu´il jugeait déplacée et déraisonnable. J´étais, selon lui totalement incapable de m´acquitter seule d´une telle tâche. » (PMV,55)

Bien sûr, son mari avait vite oublié que c´était elle qui l´avait entretenu grâce à son travail en Amérique et maintenant il essayait de la contrôler en rabaissant ses aptitudes. D´ailleurs, il lui prohibait  de conduire car, selon lui, les routes étaient trop mauvaises. Il ne cessait d´être choqué par l´esprit d´indépendance de sa femme ! Heureusement, le propriétaire des plantations, leur ami Gino, lui faisait entièrement confiance. C´est ainsi qu´elle a finalement obtenu son poste d´administratrice de la plantation, avec toutes les responsabilités concernant le personnel et la plantation elle-même, pour un salaire qui était entièrement destiné à elle seule.

«  Je quittais mon mari et le seul véritable ami en Afrique (Gino) pour un travail auquel je ne connaissais pas grand chose, dans un endroit où je ne connaissais personne et dont je parlais à peine la langue.[...] J ´allais être véritablement seule. »

Le courage n´exclut pas la peur et elle savait que cette aventure n´était pas facile : femme seule et étrangère, seule blanche parmi les noirs, plongée dans une culture totalement différente de la sienne, dans un environnement sauvage, très loin du confort de New York, sans électricité, sans climatisation, ni téléphone, ce qu´elle ne mentionne  même pas.

Sa chienne, son chat siamois, son courage, ses peurs, son formidable désir d´aventure et d´indépendance faisait partie de son écriture de soi, de l´expérience qui a fait d´elle une icône pour les rwandais.

Cette fois, la plantation était au Rwanda, de l´autre côté du lac Kivu et s´appelait Mugongo.  Comme dans l´autre plantation il y avait un employé «  [...]qui se chargeait des comptes, évaluait la paie de chacun pour le mois, attribuait les vacances et réglait les conflits. » C´était  Zacharia, « homme aimable et consciencieux ». Il y avait aussi  7 chefs pour superviser 280 ouvriers.(PMC, 57) Et en haut de la hiérarchie administrative, Rosamond.

«  La journée commençait par l´appel dans le séchoir, où l´on assignait leurs tâches aux ouvriers[...] Au milieu de la matinée, je commerçais ma tournée d´inspection quotidienne : je parcourais des kilomètres à travers champs onduleux et surveillait le travail. Après le déjeuner, il fallait encore surveiller, signer des dispenses de travail, établir le programme du lendemain. Puis c´était le retour au séchoir pour inspecter la récolte. ».(PMC, 57-58)

Une fois par semaine elle allait en ville pour régler des affaires, acheter des provisions ; elle allait se baigner dans le lac ou pique-niquer sur la plage, généralement seule (PMC,60). Gino lui avait laisser une vieille voiture pourvue d´un démarrage spécial : quatre à cinq hommes pour lui donner de l´impulsion. Et un chauffer indigène... qui ne savait pas conduire ! Elle s´amusait. (idem)

Elle était trop occupée et émerveillée de sa nouvelle tâche, trop heureuse de son travail, du paysage qui l´entourait :

«  Rentrant chez moi sans me presser, je levais les yeux et m´émerveillais de la beauté majestueuse des pics déchiquetés du Mikeno et du dôme couronné de neige du Kirisimbi, parfois obscurci par les nuages et mon cœur débordait de joie, tandis que les forêts de bambous étincelaient au soleil couchant. Le thé était servi près d´un feu douillet et, les quatre chiens de Gino et Sheila roulés en boule à mes pieds, je méditais sur la journée et me demandais ce que les suivantes apporteraient. » .(PMC, 58)

Son administration fut un succès, le propriétaire, Gino,  en était enchanté. Toutefois son contrat expirait. Elle décida alors de rendre visite à sa famille aux Etats Unis, mais l´Afrique était toujours au centre de ses pensées. Elle revient donc au Rwanda, demande le divorce et prend la tête de  l´ancienne propriété de Gino, son ami, qu´elle avait déjà administrée, Buniole, au Congo.

« En février 1954 je fis mes bagages et partis seule pour le Congo. J´étais heureuse de retrouver cette région de Buniole.[...] Je souhaitais par dessus tout demeurer en Afrique. Il ne fallait pas que j´échoue. »(PMC, 67)

       

La propriété était dans un piteux état, les champs de pyrèthre était pleins de mauvaises herbes, mais elle fut accueillie par les employés et leurs familles en fête :

«  Toute la journée, des gens vinrent me souhaiter la bienvenue en m´offrant des oeufs, et des légumes de leur jardin. Mon vieil ami Cléophas se tenait sur le pas de la porte, avec, dans les bras, une poule dodue et un panier de pommes de terre.[...] Assise, à contempler le feu, je fus envahie par un immense sentiment de paix. (PNC,71) Après plusieurs mois de tristesse et d´agitation, je me sentais enfin de retour chez moi. » (69)

Les années 1950 furent, au Congo, le théâtre de bouleversements politiques qui culmineront avec l´indépendance du pays en 1960. Les étrangers, propriétaires de terres, ont pour la plupart quitté le territoire car leurs propriétés furent confisquées. Quelques-uns ont même été massacrés à la machette, tel le couple Anne / Karin, amis de Rosamond.

Mais entre-temps Rosamond se donne toute entière à son travail de remettre en condition de production la plantation, dont elle était de nouveau seule responsable.

L´expérience dont nous parle de Lauretis, prend ici tout son sens dans la mesure où Rosamond négocie sans cesse sa subjectivation avec les conditions de production de son existence. En fait, elle les choisit. Les conditions matérielles se modifiaient très souvent dans ses allers et venues entre le Congo et le Rwanda. Il n´en reste pas moins qu´elle vit un renouvellement constant de sa conscience et de ses capacités, ou mieux encore de la conscience de ses capacités. Les travailleurs étaient heureux de son retour et lui demandaient si elle allait y rester pour toujours, mais elle- même devait affronter ses appréhensions dès son arrivée à Buniole :

«  Submergée par l´émotion et la fatigue, j´avalai en hâte mon souper et m´effondrai sur mon lit, en proie à l´inquiétude. Allais-je parvenir à diriger Buniole toute seule ? Serais-je capable d´affronter un tel isolement- à treize km du plus proche voisin ? »(69)

Ce travail elle l´avait déjà fait, et bien.  Le propriétaire des terres le savait et n´avait pas hésité à mettre entre ses mains une production dont les revenus étaient importants.

Très souvent c´est le manque d´une opportunité qui empêche l´épanouissement des femmes dans tous les domaines. C´est la représentation sociale de fragilité et d´incompétence du féminin qui créé des femmes dans ce moule. Et le discours social reprend et reproduit cette image sous l´égide du « naturel », du « ça a toujours été comme ça ».

Les femmes d´aventure sont l´exemple même des femmes qui ont profité d´une occasion ou créé leurs propres opportunités, selon un processus de subjectivation fait d´autonomie, de conscience et d´action.

La solitude était bien tempérée :

«  Au fil des mois, je fis la connaissance avec toutes les familles de Buniole. Chaque matin, la file s´allongeait de plus en plus à la porte de derrière. Tout le monde ne venait pas cependant pour le dispensaire. On venait aussi se présenter à moi ou solliciter mon avis sur quelque événement récent, et souvent on me demandait de mettre un terme aux disputes ou d´arbitrer des chamailleries sans fin. »(73)

Mais le travail était incessant et épuisant : Gino, le propriétaire, lui avait demander d´augmenter la superficie de la plantation, ce qui signifiait gagner du terrain sur la forêt. Il lui fallait alors accompagner les travaux, inspecter, décider, organiser, affronter les léopards et les animaux sauvages. Elle avait droit, cependant, à un petit luxe :

« Chaque jour, je faisais des kilomètres pour inspecter la plantation. Quelques fois, quand les champs étaient détrempés, je me déplaçais en tipoy, une grande chaise à porteurs en bambou tenue par quatre hommes »(76)

 

Rosamond avait tout de même des amis/es et une vie sociale limitée, qui lui permettait pourtant de rencontrer les européens qui vivaient sur place ou qui étaient de passage. Elle raconte, d´ailleurs, dans un chapitre de son livre la vie extravagante qu´ils menaient, conduisant des Rolls-Royce sur les routes défoncées, habitant de luxueuses villas,  personnages pittoresques, parfois issus des grandes familles royales d´Europe.

«  Il y avait aussi, en nombre égal, des aventuriers hommes et femmes, volontaires et indomptables, qui travaillaient dur, jouaient gros et se distrayaient entre eux. Ils organisaient des réunions endiablées, s´engageaient dans des compétitions tapageuses et s´adonnaient à des hobbies plein de fantaisie »(79)

C´est ainsi qu´elle connut Cecil :

« [...] c´était l´homme le meilleur et le plus attentionné que j´eusse jamais rencontré, faisant preuve de calme dans les moments difficiles, sensible, généreux. Nous savions dès le début qu´il ne pourrait rester indéfiniment en Afrique, mais nous avions résolu de profiter au maximum du temps qui nous était accordé, et c´est ce que nous fîmes. »

Effectivement, obligé de rentrer en Angleterre il a demandé Rosamond en mariage.

«  Je ne voulais pas partir et il ne pouvait pas rester. J´aimais beaucoup Cecil, pourtant je réalisais que j´aimais plus encore l´Afrique. Je ne devais pas regretter ma décision. Bien que nous ayons correspondu pendant des années, je n´ai jamais revu Cecil après avoir quitté Buniole. » (102)

Rosamond est restée un an à la direction de Buniole et tout d´un coup  Gino, le propriétaire décida de vendre sa part de la propriété. Rosamond en fut bouleversée :

« « L´heure semblait venue de quitter l´Afrique et de rentrer chez moi en Amérique. Pourtant, chaque fois que j´envisageais de partir il me semblait qu´il  était trop tard. Cette terre s´était emparée de mon corps et de mon esprit. Elle ne me laisserait pas m´en aller. Depuis trop longtemps maintenant j´allais d´un endroit à l´autre. Si l´Afrique devait devenir mon pays, il était temps de m´y fixer. »(97)

C´était une décision  sur laquelle elle ne reviendra pas.

Le départ de Buniole fut pour elle un évènement très troublant : elle quittait un endroit et des personnes auxquelles elle était attachée, une propriété qu´elle avait fait prospérer, quitter et perdre c´est toujours difficile.

« Cleophas me dit rapidement au revoir puis suivit son nouvel employeur dans les champs. Les hommes vinrent me serrer la main et les enfant alignés au bord de la route crièrent :Kwa heri, Madami ! Sheila s´installa sur le siège avant, la tête sur mes genoux. Mia bondissait parmi les bagages. Pour la dernière fois, les yeux baignés de larmes, je conduisis le vieux pick-up dans la boue, les ornières et les zigzags de la route de Buniole. »(102)

Et finalement, les choses se sont arrangées. Gino a offert de lui vendre une part de Mugongo, au Rwanda. C´est ainsi qu´elle est devenue propriétaire de terres au Rwanda où elle a habité  le reste de sa longue vie. Outre sa propriété, elle s´occupait d´une autre propriété voisine, Millindi.

Elle avait 43 ans.

Et les luttes entre congolais, rwandais, ougandais, les chocs entre Tutsis et Hutus s´entremêlaient, au beau milieu des remous politiques pour l´indépendance.

Rosamond, en dépit de l´énormité du travail à accomplir, avec plus de 300 ouvriers, se sentait bien : Mugongo était moins isolée, la route n´était pas loin et il y avait du monde qui au passage venait la voir, des enfants qui venaient danser pour elle, de l´amitié qui l´entourait.

« La plantation se trouve dans le district de Mutura au nord-ouest du Rwanda. Peu d´endroits sur terre peuvent rivaliser avec son panorama et sa splendeur bucolique.[...]La maison, en briques peintes en blanc, était petite et carrée. Un figuier grimpant qui la recouvrait en partie lui donnait l´apparence d´être fermement ancrée dans le sol » (103-104)

 

Dans son livre, Rosamond donne aussi des renseignements sur les mœurs et les coutumes des habitants du Rwanda, les mariages, la possibilité pour les femmes de choisir leurs époux, de divorcer ou de les quitter simplement.  Ils pouvaient, cependant, être polygames. Il y avait des commissions d´arbitrage, mas si la femme n´était pas satisfaite, elle pouvait quitter son mari.

Joies et problèmes à la plantation :

Les éléphants, qui étaient en grand nombre à l´époque, faisaient d´énormes dégâts sur les plantations, mais elle ne les a jamais fait tuer. Juste expulser, tout au contraire des autres planteurs.

« Je n´ai jamais gagné la guerre contre les éléphants, et honnêtement je n´aurais pas aimé qu´il en aille autrement.[...] Les cultures gagnèrent les pins abruptes de la montagnes. Vers le milieu des années soixante-dix, la plupart des troupeaux d´éléphants avaient été décimés par les braconniers ou avaient émigré sur l´autre versant des volcans, au Zaïre. En 1980, malheureusement, il n´y avait presque plus d´éléphants au Rwanda. » (134)

Son grand projet était de planter des fleurs, car le climat tempéré et la situation élevée de Mugongo en faisaient un cadre idéal pour cultiver des fleurs venant d´Europe. Elle dessina et créa un jardin de type anglais avec des allées et des massifs fleuris tout autour de la maison.  Hortensias, rosiers, lavandes, narcisses, iris, agapanthes, digitales pourpres, glaïeuls, alstroemerias, violettes, œillets, primevères, pensées géantes,  pois de senteur etc. Ces fleurs commencèrent à avoir de plus en plus de clients(137-138), et deviendront sa source de revenu, lorsque les guerres pour l´indépendance fermèrent les débouchés pour l´exportation du pyrèthre.

À Mugongo elle décida également de créer une école pour les Hutus, car très peu d´entre eux étaient scolarisés. Étant donné que les familles comptaient sur le revenu du travail des enfants, Rosamond fît fonctionner l´école l´après-midi et les enfants accoururent alors en grand nombre. Sa relation avec la population était très bonne et les dimanches, on venait danser pour elle, une habitude qu´elle adorait et a entretenue tant que cela fut possible.

 

Elle n´était sûrement pas sourde et aveugle aux émotions d´ordre sentimental et c´est en 1957 qu´elle rencontra un suédois Per Moller dont la personnalité envoûtait femmes et hommes de leur petite  communauté blanche « [...] j´ai eu aussitôt l´impression qu´il avait été amené là tout spécialement pour moi. » dit-elle.

Il a tout perdu au moment de l´indépendance du Congo et est venu se réfugier chez elle.  Mais ces amours ont été contrariées, car il était homosexuel sans vraiment l´accepter. Relation problématique. Pas de chance,  Rosamond :

«  Il fallut plusieurs années pour que j´admette que Per ne m´apporterait jamais ce que j´attendais en tant que femme, et que, quelle que fut l´ardeur de mes sentiments, je n´y pouvais rien » (142)

Après cela, elle ne parlera plus de ses amours, même si l´on suppose qu´ils aient existé.

Sa maison était toujours pleine d´animaux de toute sorte : Sheila, sa chienne qui l´a accompagnée pendant 11 ans (tuée par une voiture) son chat Mia :

« [...] ma ménagerie a compté un nombre incalculable de chiens et de chats, quelques singes, une chèvre, un âne, trois perroquets gris, une antilope et deux guibs[7]. L´une de mes compagnes les plus singulières fut une minuscule antilope grise appelée Betty. » (150)

Elle était très attachée à ses animaux et chaque disparition fut une déchirure.

Un de ses employés, Sembagare, un garçon de 17 ans qu´elle avait embauché comme chauffeur ( il ne savait pas encore conduire) l´a accompagné toute sa vie:

«  Sembagare travaille pour moi depuis plus de quarante ans. Ou bien est-ce moi qui travaille pour lui ? C´est quelque fois difficile à dire. Il est mon meilleur ami.[...] Chacune des très nombreuses fois où j´ai été au bord de la faillite ou inquiète de la tournure que prenaient les événements politiques, le courage tranquille de Senbagare, sa sagesse bienveillante et sa foi spontanée n´ont toujours soutenue. [...] Le jeune garçon que j´ai engagé il y a tant d´années est maintenant mon associé et le directeur de Mugongo. » (149)

Par la suite...

En 1959 le roi Tutsi est mort subitement à l´age de 48 ans. Certaines rumeurs parlaient d´assassinat et de mésentente avec l´administration belge. Ses funérailles, raconte Rosamond, ont été la dernière manifestation de pouvoir de la royauté ; les révoltes et les troubles politiques ont commencé et le pays fut divisé en deux campos politiques et ethniques.

Les armes étaient des lances, des massues, des arcs, des machettes, les fameuses machettes à couper les mains et les pieds. Le pays fut mit à feu et à sang, raconte Rosamond, les belges ont envoyés des soldats du Congo et le nouveau souverain Kigeri V  s´exila en Ouganda en 1960, ainsi que 200 000 Tutsi. Ce fut le premier grand exode. Si les Hutus avaient pris le dessus sur les Tutsis, leur manque d´instruction a rendu le redressement du pays très difficile.

Rosamond a vécu tous ces événements chez elle, les réfugiés qui se pressaient ou la chasse aux Tutsi ou aux Hutus, c´était selon. Une période troublée, mais elle ne fut pas inquiétée. (179-182) Une petite incursion au camp de réfugiés en Ouganda lui a presque valu un séjour dans une prison ougandaise, avec toutes les violences qui cela impliquait... mais elle a réussi à s´en sortir.

L´indépendance du Congo en 1960 a été un épisode bouleversant dans la vie de Rosamond : les européens, ruinés, expulsés et/ou assassinés, ont payé très cher l´exploitation qu´ils ont menée dans ce pays. Pour Rosamond ce fut un cauchemar, car sa propriété était tout près des frontières de l´Ouganda et du Congo et les incursions armées sur le territoire du Rwanda sont devenues fréquentes à partir de 1961.

 Rosamond raconte qu´une semaine après les élections au Congo les officiers de l´armée et de la police déclenchèrent une insurrection qui allait plonger le pays dans le chaos. (188)

«  Les soldats congolais se livrèrent d´un bout à l´autre du Congo à une série de viols et d´assassinats visant la population européenne. On ne sait pas combien de femmes furent violées, mais deux médecins belges prétendirent avoir administré des injections de pénicilline à plus de trois cents femmes blanches qui craignaient d´avoir contracté la syphilis. Il y avait parmi elles des religieuses. (188) »

Il y eut un grand exode de blancs vers le Rwanda, qui n´a cependant pas été épargné par les violences congolaises.

«  Les habitants de Kisenyi- c´était également mon cas- étaient à présent coupés des banques et du commerce de Goma, le centre des échanges de la région. Je me retrouvai sans argent et avec très peu de vivres[...]Toute seule à Mugongo, j´essayais de ne pas trop penser au fait que nous n´étions qu´à dix kilomètres de la frontière congolaise. » (189)

La radio diffusait d´horribles histoires de massacres et divulguait des appels à l´aide désespérés. La province du Katanga décida de se séparer du Congo, Lumumba fit appel à l´Union Soviétique et le pays se retrouva alors avec des soldats belges, soviétiques, congolais et des casques bleus. La pagaille totale. Lumumba se posait en héros et l´Union Soviétique voyait en lui la porte d´entrée du communisme en Afrique.

« Lumumba s´aliéna la population blanche et la terrorisa au lieu de l´intégrer comme atout précieux pour le pays. Il n´était pas maître de son armée, son administration civile n´avait subi ni test ni épreuve. La mutinerie de ses troupes n´intensifia pour aboutir à un régime de terreur irrépressible. »(197)

Patrice Lumumba fut évincé de son poste de Premier Ministre exactement trois mois après sa prise de pouvoir et assassiné en 1961.(idem)

L´insécurité était totale. Les stocks invendus de pyrèthre de Rosamond s´entassaient par tonnes. Son ex-mari, Kenneth et son amour impossible suédois Per, qui étaient au Congo, se réfugièrent au Rwanda : Kenneth demeura sur une des deux petites plantations qu´il possédait  près de Rosamond et Per resta sur l´autre. Au moins, elle n´était plus toute seule quand au début de 1961 des bandes congolaises entrèrent au Rwanda, à dix km à peine de sa maison. (192) Ils attaquèrent Kisenyi, la ville la plus proche et la population civile fut évacuée.

Rosamond, malgré sa peur, refusa de partir, à la grande consternation des hommes :

«  Mon refus n´était pas tant motivé par un brusque accès de courage que par la crainte de partir. J´étais terrorisée à l´idée de laisser la maison et tous mes biens, sans compter les animaux et les ouvriers qui dépendaient de moi. Qui plus est, tous mes précieux livres étaient entassés en piles dehors sur la terrasse. Je ne pouvais vraiment pas quitter Mugongo maintenant.» (194)

Per et Kenneth sont restés avec elle, bien malgré eux. Qui a dit que les femmes n´ont pas de courage ?

Finalement, les parachutistes belges qui venaient patrouiller les frontières, les ont protégés.

Mais Kenneth et Per sont repartis en Europe, ainsi que tous les autres amies et amis de Rosamond. L´insécurité était encore à l´ordre du jour et devint presque un état chronique au Rwanda.

Les femmes

Rosamond écrit trois chapitres sur des femmes qu´elle a connues au Rwanda et souligne que :

« Si j´essaie de me remémorer les nombreuses amitiés et relations nouées en Afrique, ce sont surtout les femmes qui me viennent à l´esprit »(215)

         Elle explique que les femme au Rwanda sont le pivot de la famille et de l´économie agraire dans le pays. « [...] ce sont des femmes qui cultivent les champs et portent les plus lourds fardeaux. »(idem)

Quant aux femmes blanches, dont beaucoup étaient ses proches amies « [... les épreuves les plus dures en Afrique sont souvent le lot des femmes. Dian Fossey et Alyette de Munck comptèrent parmi elles. » (idem) Il suffit de se rappeler Karin Blixen et Rosamond elle-même, par exemple, dont les maris passaient leur temps aux safaris et les laissent seules avec tous les problèmes de gestion des plantations.

Alyette de Munk

Rosamond admirait et aimait beaucoup Alyette :

« Si tout le monde s´accorde à reconnaître ses exceptionnels talents d´horticultrice, de photographe, d´hôtesse et de directriece de plantation, c´est d´abord une extraordinaire aventurière » (2115-216)

Dans sa jeunesse, Alyette a escaladé des volcans en éruption en compagnie d´Haroun Tazieff et a aussi exploré durant plusieurs semaines la forêt d´Ituri, seulement accompagnée des pygmées bambutis. Pour photographier elle s´approchait si près des volcans en activité que ses cheveux roussissaient.

«  Elle entre dans une pièce comme un tourbillon : sa franchise et son assurance sont déconcertantes ; sa compassion, sa bienveillance font d´elle une des personnes les plus généreuses que j´aie jamais rencontrées » (215)

C´est encore une femme d´aventure inconnue, parce que femme !  Naturaliste et collectionneuse de serpents, elle a passé sa vie presque entièrement au Congo, vie maintes fois menacée par sa témérité. Comme elle n´a rien écrit, son travail et sa vie d´aventure sont tombés dans l´anonymat dont les femmes sont victimes. En fait, dans quelle histoire de la colonisation parle-t-on des femmes, qu´elles soient blanches ou natives ? Tout se passe comme si elles n´avaient pas existé ; c´est uniquement avec l´essor des études  féministes qu´on a commencé à voir l´action des femmes partout, en périodes de guerre ou de paix, très loin du moule domestique qu´on insiste de leur attribuer. Au Rwanda d´ailleurs, ce sont les femmes qui ont redressé le pays après le génocide de 1994. On en reparlera.

Dian Fossey [8]

L´autre femme blanche qui a marqué profondément Rosamond fut Dian Fossey, la « femme aux gorilles », dont je parlerai dans un autre article. Seule dans des campements précaires au pied des montagnes qui abritaient les gorilles, Dian Fossey a défié les braconniers, les militaires congolais, l´administration du Rwanda, l´incompréhension et le machisme des colons. Elle a cassé tous les moules de la représentation du féminin pour défendre les animaux avec passion et fougue.

Au début, même Rosamond a été ébranlée par cette détermination qui lui faisait oublier les conventions. Lors d´un déjeuner offert par l´attaché militaire américain,.

« Au moment même où j´arrivais, je fus accostée par une jeune femme exceptionnellement grande, vêtue d´une jolie robe en lin lilas et chaussée de tennis sales. Une épaisse natte lui retombait sur une épaule. Ses yeux bruns étincelaient en me scrutant. Son attitude ne laissait percer aucune sympathie, aucune volonté de séduire, mais trahissait plutôt une inflexible détermination pleine de méfiance. » (223)

Trois jours au paravent, Dian venait de s´échapper, par ruse, d´une prison militaire congolaise et les tennis sales étaient son unique paire de chaussures. Rosamond lui a fait rencontrer Alyette qui est devenue la meilleure amie de Dian et ce  pendant des années, l´aidant dans tous ses projets et ses recherches sur le terrain. (226)

Les gorilles étaient en voie de disparition au Rwanda et Dian a réussi non seulement à les approcher et les étudier mais aussi à les protéger de la tuerie implacable de la chasse trophées : les mains des gorilles étaient vendues en tant que cendriers et leurs têtes ornaient les murs de chasseurs en mal de virilité. La bassesse des hommes est vraiment infinie.

Rosamond donne ainsi son témoignage sur Dian :

«  Si Dian Fossey devint avec les années l´une de  mes amies les plus chères, elle n´en demeure pas moins, de toutes les personne que j´ai connues, l´une des plus complexes et des plus énigmatiques. Elle pouvait être charmante et drôle, et l´instant d´après impolie et blessante. Loyale et généreuse avec ses amis, elles était affectueuse et tendre avec les enfant et férocement protectrice envers les animaux. »(241)

Dian était en effet la seule protectrice des gorilles de plus en plus menacés et elle s´appliqua à poursuivre une politique de « conservation active » contre les braconniers : elle faisait brûler leur champs, chassait le bétail illégal dans le Parc, détruisait les pièges, prenait le rôle des autorités qui ne faisaient pas leur travail. Rosamond reconnaît que sans elle, il n´y aurait plus de gorilles au Rwanda(249-251). Elle était appelée, parmi les natifs, nyiramachabelli,  « la femme solitaire de la forêt ».

 Mais une femme comme Dian, qui bravait les convenances et le rôle que la société attend d´elle, qui vivait comme elle l´entendait, qui ne dépendait pas de la compagnie d´un homme, qui avait réussi dans ses études et était devenue fameuse pour ses recherches et leurs résultats, cette femme eut un destin néfaste : elle fut assassinée en 1985.

Pour Rosamond, la vie continue...

Pour Rosamond, les années 1970 ont été difficiles du point de vue financier et elle a même dû accepter la direction d´un hôtel  et de louer une partie de ses terres pour faire face aux frais de la plantation et assurer la paye des employés. Mais les années 1980 ont apporté beaucoup de tranquillité et de prospérité, avec cependant, d´importants changements : 

« Je convertis donc Mugongo en plantation de fleurs ornementales.[...]Le champs de blanches marguerites firent peu à peu place à une débauche de bleus, de roses et de jaunes.[...]Les fleurs de Mugongo devinrent très demandées. Mes affaires se mirent à prospérer comme jamais auparavant.[...] Ces années comptèrent parmi les plus agréables de ma vie » (269 -271)

Le Rwanda se mit aussi à prospérer avec l´exportation du café et du thé ; une nouvelle catégorie d´européens et d´américains arrivèrent, attirés par la stabilité politique et économique du pays. Des systèmes de transport et de communication furent établis, l´enseignement élémentaire et gratuit fut organisé, accessible à tous les enfants. Mais les études secondaires et universitaires étaient payantes. Rosamond  participa activement à ce mouvement de scolarisation.

« En 1982, avec l´aide d´un réseau d´amis et de parents répartis dans le monde entier, je mis en place un programme de bourses d´enseignement. [...] J´ai pu ainsi aider des centaines de jeunes Rwandais et Rwandaises à faire carrière dans l´enseignement, le commerce, l´agriculture et l´administration » (273)

Ce furent des années de paix : Rosamond avait plus d´amis, des américains habitaient tout près de chez elle, la vie s´écoulait tranquillement.  Rosamond avait déjà plus de 70 ans.

« Les années passaient. Le Rwanda s´enrichissait en même temps que moi. Je ne sais pas comment cela arriva mais brutalement je me mis à vieillir.[...] Je remerciais Dieu chaque jour de m´avoir donné Mugongo et accordé une vie aussi heureuse et bien remplie. »(279)

En fait, un quelconque dieu n´a rien à voir avec ses exploits et ses réussites. Elle les doit à sa subjectivation qui l´a faite forte, déterminée, courageuse, indépendante.

Et la guerre arriva.[9]

Un monde détruit : Le génocide des années 1990

Le XX siècle a été une poudrière prête à exploser à la moindre étincelle. Il serait trop long d´énumérer toutes les guerres, mais à titre d´illustration, voici une liste non exhaustive : la révolution russe et ses meurtriers goulags, les deux guerres mondiales, les horreurs des camps de la mort nazis, les invasions de la Chine par le Japon et du Tibet par la Chine ; le communisme chinois, les gardes rouges, le génocide du Cambodge, la guerre de Corée, d`Indochine, du Vietnam, de l´Irak, de l´Afghanistan, le démembrement barbare de la Yougoslavie,  les sanglantes dictatures latino-américaines,  la guerre d´Algérie et toutes les guerres d´indépendance, etc. Le viol a été institué récompense et arme de guerre, une mutilation de plus, spécifique aux  femmes et aux enfants. Le génocide rwandais a fait partie de cette férocité.

L´armée ougandaise, constituée surtout par les descendants de Tutsis réfugiés en 1959/60, envahit le Rwanda en 1990 pour destituer le gouvernement Hutu, présidé par Habyarimana, depuis 20 ans au pouvoir. Malgré son autoritarisme, le pays avait apparemment connu la prospérité. Il se voulait contraire aux marquages ethniques, mais les différences subsistaient. Rosamond explique que cependant...

«  De nombreuses améliorations furent apportées aux infrastructures du pays en matière de transports et de télécommunications ; on construisit des usines hydroélectriques ainsi qu´un aéroport international à Kigali. Des projets de reforestation furent initiés ; la sauvegarde des parcs nationaux et de la nature devint une priorité. En 1990, le minuscule Rwanda comptait plus de terres protégées au km2 que n´importe quel autre pays au monde. « (285)

La petite armée rwandaise ( 5 mille hommes) s´est mise à recruter et à entraîner des hommes pour contrer l´invasion des tutsis-ougandais, qui se donnaient le nom de Front Patriotique Rwandais –FPR. Une milice fut montée, la interahamwe entretenue en armes, entraînée  et encouragée par le gouvernement dans ses exactions : ce fut alors le début de la folie meurtrière.

 Un traité fut signé en 1991, rompu deux semaines après et les incursions meurtrières ont continué. Rosamond explique qu´une des exigences du FPR était le retour des rwandais établis en Ouganda, une masse de 500 000 personnes pour un pays déjà surpeuplé.(290)

En 1993 les envahisseurs ont pris la province de Ruhengueri, avec massacres et artillerie à l´appui. La maison de Rosamond était tout près et l´ambassade américaine la pria instamment de partir.

« Une fois de plus, je refusai obstinément de quitter Mugongo. Comment aurais-je pu quitter ma maison et tous ceux qui comptaient sur moi pour les encourager et les rassurer ? »(290)

Le parc national de Kagera, sanctuaire écologique et animalier, fut saccagé et ¼ du Parc dévasté par le feu. Une grande partie de sa faune fut décimée : des rhinocéros, des chimpanzés, des lions, des hippopotames furent tués, ainsi que plus de la moitié des 42 éléphants.

Pour rien. Pour le plaisir de donner la mort. Il n´y a pas d´autre explication.

Rosamond dénonce qu´entre 1990 et 1993, il y a eu des milliers de victimes ainsi que le déplacement de plus d´un million de personnes. Des champs fertiles avaient été abandonnés et la famine était à craindre.

«  De sordides camps de réfugiés avaient été établis le long de la route entre Ruhengeri et Kigali ( voir carte). Le cœur des réfugiés, des blessés et des familles de ceux qui avaient été tués au combat étaient pleins d´amertume.[...] Je partageais leur indignation, mais je ne pouvais imaginer que le pire était encore à venir. Les prochains événements feraient du Rwanda le symbole de la folie humaine. »

Le 6 avril 1994 le président Hutu Habyarimana est assassiné. Et la terreur frappe alors le pays tout entier.

 Évidemment, le massacre d´êtres humains sur une large échelle n´étaient pas une nouveauté au XX  siècle. Au Rwanda, pour clore le siècle, on se met à massacrer sans retenue, à éventrer, couper mains et pieds juste pour rire, à violer puisque les femmes sont là, à tuer avec un plaisir et une haine inimaginables.

Le 8 avril la maison de Rosamond est envahie par un groupe de jeunes armés de gourdins, des garçons qu´elle avait connus depuis leur enfance. « Nous savons que vous cachez des Tutsis » criaient-ils. Ce qui était vrai. Elle les a défié :

« Puisque vous n´hésitez pas à tuer de vieilles femmes, si vous voulez tuer quelqu´un, je suis là. Tuez moi ! »(296)

Malgré son attitude d´un courage remarquable, 8 personnes ont été tuées à Mugongo ce jour-là. L´anarchie était totale, les factions armées s´entretuaient dans les intervalles du massacre des civils.

Cinq jours après l´assassinat du président les violences étaient telles que tous les étrangers furent évacués de force. Le 9 avril, Rosamond fut évacuée de Mugongo manu militari :

«  Je fus réveillée à six heures du matin le dimanche par des soldats belges[...] Vous avez exactement cinq minutes pour faire vos bagages !, crièrent-ils. Cette fois je n´avais plus le choix. Étourdie, encore vêtue de ma chemise de nuit j´entassai en hâte de précieux papiers, des photographies, mon coffret à bijoux et quelques vêtements dans une petite valise. » (297)

En une période de trois mois 800.000 personnes ont été tuées, dont 20 000 les trois premiers jours. À la fin avril deux millions de Rwandais avaient quitté leur maison pour des camps de réfugiés situés à l´intérieur ou à l´extérieur du pays. Un mois après, on estimait que la moitié de la population Tutsi au Rwanda avait été tuée, environ 500 000 personnes, hommes, femmes, enfants confondus. (300) « Il n´y a plus de diables en enfer ; ils sont tous au Rwanda ». (idem)

En juillet commence l´exode de plus de 2 millions de personnes vers le Zaïre, la Tanzanie et le Burundi. (301) Les camps de réfugiés dans les pays voisins étaient un cauchemar, sans eau, sans nourriture, sans latrines, pour des millions de personnes. C´est invraisemblable.

«  Des hommes, des femmes et des enfants terrorisés entraient au Zaïre au rythme de dix mille par heure.[...] Il y avait parmi eux tous mes voisins, mes ouvriers et leurs familles, y compris Sembagare. Au cours des derniers jours de l´exode, Mikingo et Sebashitzi, qui n´étaient plus capables de tenir à Mugongo, s´enfuirent eux aussi au Zaïre, abandonnant ma maison et mes animaux à leur triste destin. » (301)

Les trois mois de guerre laissèrent des milliers d´orphelins, plus de 200 mille. On estime également que 230 000 femmes ont été violées, sans compter les enfants. Etant donné le degré de sauvagerie et l´inexistence d´un ordre social quelconque, on pourrait facilement multiplié par 10 ce chiffre. En plus, les femmes violées étaient répudiées par leur mari ou leur famille ainsi que les enfants nés de ces crimes. [10] Les victimes, comme d´habitude, devinrent les coupables. Pour rajouter à la noirceur du cadre, un nombre incalculable de ces femmes ont été infectées par le SIDA.[11]

Certaines furent pénétrées avec des lances, des canons de revolver, des bouteilles ou des branches de bananier. Leurs organes sexuels furent mutilés à la machette, à l'eau bouillante et à l'acide, et certaines femmes eurent les seins coupés. [...] Pis encore, les viols - la plupart commis par plusieurs hommes à la suite - furent fréquemment accompagnés d'autres formes de tortures physiques et souvent mis en scène publiquement pour augmenter l'impact de la terreur et de l'humiliation. [...]Fréquemment, le viol précédait le meurtre. Parfois, la victime n'était pas tuée, mais violée à plusieurs reprises et laissée en vie. L'humiliation, alors, n'affectait pas seulement la femme violée, mais également son entourage. D'autres fois encore, les femmes étaient utilisées dans un autre but : à moitié morte, ou déjà sans vie, une femme était violée en public pour servir d'élément rassembleur des Interahamwe. [12]

Peut-on avoir une illustration plus nette de la haine des hommes envers les femmes ? De leur fratrie dans l´utilisation du sexe pour anéantir, dégrader, humilier, mutiler, affirmer leur « virilité » dans la peur, le sang, la mort ? De la violence domestique à la prostitution, la mort et le viol représentent  donc l´arme suprême du patriarcat pour affirmer sa domination ?

En 2008 le Conseil de l´ONU adopte une résolution 1820 qui définit le viol

"un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou un élément constitutif du crime de génocide". De facto, ces crimes deviennent donc imprescriptibles au regard du droit international, et le Conseil de sécurité appelle à les exclure du bénéfice des mesures d'amnistie prises dans le cadre de processus de règlement de conflits. » [13]

On a attendu le XXI siècle pour que ces messieurs cassent l´armure du silence et  l´union de la confrérie masculine pour dénoncer la pratique du viol en masse. On n´a jamais vu un mouvement de la part des hommes pour manifester contre la violence envers les femmes : le silence est complice. Par contre, j´ai déjà entendu l´expression « prostituées de guerre » pour justifier le trafic des femmes originaires de pays bouleversés par la violence tels que, par exemple, le Rwanda, le Congo, la Yougoslavie.

Le retour

Mais son histoire ne finit pas là.

Rosamond n´a pas caché son angoisse :

« Accablée de chagrin, je quittai mon Rwanda bien-aimé »(298) « Le désir irrépressible  de retourner là-bas me consumait. Il fallait que j´y retourne[...] il m´était impossible d´abandonner mon pays et ses habitants au moment où il vivait ses heures les plus tragiques. »(303)

Trois mois après le début de la guerre et maintes péripéties, la voilà de retour au Rwanda, où elle avait laissé tout ce qui lui importait dans la vie. Le FPR avait gagné la guerre, au prix de la dévastation du pays.(302)  Elle retrouve Kigali, la capitale, en ruines, sans eau ni électricité. Les organisations humanitaires commençaient à arriver mais il y avait encore des soldats partout.

A Mugongo, sa maison avait été ravagée, il n´en restait plus que les murs.

«  Il n´y avait plus rien ; tout avait disparu : l´argenterie de famille, les verres de cristal, la porcelaine, les miroirs, pratiquement tout le mobilier, tous les ustensiles de cuisine, tous les vêtements, les rideaux, les draps, les serviettes, le linge de table, tous mes précieux livres, mes photographies[...] Le dur labeur et les souvenirs de toute une vie avaient été anéantis.[...] Je n´avais jamais éprouvé un si grand chagrin ». (309)

Elle a eu cependant la joie de retrouver ses deux chiens et son chat, presque morts de faim, ainsi que ses chers employés, les plus proches : Biriko, Mikingo, Sebashitzi e Sembagare, son bras droit.

Et elle revient habiter Mugongo, seule.

«  En regardant les pièces vides de la maison, j´eus l´impression de retourner quarante ans en arrière.[...] Je recommençais à zéro, avec de la vaisselle en plastique, des caisses en guise de siège et pas un seul ustensile de cuisine[...] un vieux matelas sale et défoncé [.,..] six cuillères à thé en argent et quelques nappes et serviettes.[...] Je n´avais jamais possédé si peu de choses et pourtant je n´avais jamais ressenti une telle sérénité. »(312)

Rosamond avait alors 82 ans .

En l´espace de 4 mois et demi elle a réorganisé sa maison et fondé un orphelinat- Imbabezi- avec l´aide des organisations  humanitaires qui étaient présentes sur place. Elle, qui avait toujours voulu avoir des enfants, elle en eut 40 d´un seul coup, toutes ethnies confondues et tous les jours il en arrivait plus! (320)

Le pays était loin d´être encore pacifié, car les Interahamwe- les milices armées- réfugiées au Zaïre après la victoire du FPR faisaient régulièrement des incursions meurtrières au Rwanda. Et la population du pays s´est transformée avec le retour d´un demi million de Tutsis exilés et de plus d´un million d´expulsés des camps du Zaïre en 1996, dont les Interahamwe, leurs machettes et leur haine aveugle.

La maison de Rosamond était au centre des luttes qui se prolongeaient. En janvier 1998 elle fut obligée de déménager l´orphelinat de Mugongo pour assurer un minimum de sécurité aux enfants. Quatre gros camions ont déménagé les équipements et le mobilier. (333)

«  Tout fut chargé dans 4 gros camions. Roz, les enfants, tous les ouvriers et leurs familles ( cent quarante personnes sans compter les chiens, les chats, les chèvres et les poulets) s´entassèrent dans deux grands bus »

Installés à Gisenyi, la tourmente les a rejoint et bientôt une partie de l´orphelinat devint aussi un hôpital pour les nouveaux blessés et mutilés. La malaria a alors sévi et Rosamond a failli en mourir. Mais en juin, elle a été obligée de déménager de nouveau ses enfants, maintenant presque cent, Ils étaient encor  près des frontières et des combats à Gisenyi . Mugongo a également été dévastée et brûlée.

Ce n´est qu´en 2005 à l´âge de 93 ans, qu´elle pourra retourner dans sa maison à Mugongo et réinstaller l´orphelinat, avec plus de 120 enfants, filles et garçons.  Son livre, paru en 1999, se termine ainsi :

« Chaque soir, je souhaite une bonne nuit aux enfants et je rentre lentement.[...] Je gravis les marches de pierre qui conduisent à ma petite maison couverte de vigne vierge. [...] Je m´assieds dans un fauteuil près d´un bon feu. Ma journée est finie. Je me demande avec une pointe d´excitation quelles nouvelles aventures me réserve demain. »(328)

Sujet politique, femme d´action, femme d´aventure. Son procès de subjectivation, sa semiosis avec le monde se termine  le 29 Septembre 2006, à Gisenyi, Rwanda.

Encore un petit mot

Le Rwanda actuel est devenu un pays en pleine croissance, grâce aux femmes qui participent dorénavant aux décisions politiques (56,2 % des députés à l’assemblée) et qui ont pris en main l´économie du pays et   surtout, leur destin. [14] Elles assument !

 

 

 

[1] Un documentaire  sur Rosamond ,A Mother's Love: Rosamond Carr & a Lifetime in Rwanda, a été produit par Standfast Productions , dirigé par  Eamonn Gearon .

[3] En 1926 - Bertha Landes a été la 1ère femme maire d'une grande ville  (Seattle) aux États-Unis et a ouvert les portes de la politique aux femmes. Des moments donc de transition dans l´ordre patriarcal.

[6] Voir article de Lissia JEURISSEN2   « Colonisation au masculin et mise en corps de la féminité noire : le cas de l'ancien Congo Belge"  http://www.congoforum.be/upldocs/Jeurissen.pdf

[7] Sorte d antílope

[8] Sa vie a été racontée dans le film  Gorillas in the Mist avec Sigourney Weaver et dirigé par  Michael Apted. Le rôle de Rosamond a été interprété par Julie Harris.
[14 ) http://publications.iom.int/bookstore/free/LeRole_Rwanda.pdf       http://genre.francophonie.org/spip.php?mot26

http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=1048

Consulté le 7/6/2012

1, Rosamond Halsey Car. 2004. Le pays aux milles collines,mna vie au Ruanda, Paris, Petite Bibliothèque Payout/ Voyageurs