Intertextualité : perspectives féministes et faucaultiennes

tania navarro swain

Résumé

L´histoire ne sera jamais plus la même : celle des certitudes et des positivismes, celle des visions du monde, des contradictions qui la font «  évoluer » . L´histoire, aujourd´hui, est une discipline ouverte aux questions et aux paradoxes : les questions se révèlent être l´important, non pas les réponses ni les conclusions. Ainsi, de nos jours, l´histoire n´est-elle plus un chemin de description ou de compréhension des événements du passé : c´est plutôt un facteur de trouble, de désordre du discours. L´histoire, de nos jours, montre que l´emprise des hégémonies n´est qu´une construction interprétative d´une réalité éventuelle.

 

L´histoire que nous faisons aujourd´hui n´essaie plus de passer outre le contenu imaginaire de ses narratives ; au contraire, elle  revendique le pouvoir de l´imagination pour détecter le possible, les silences qui occultent les comportements et les relations humaines qui n´obéissent pas aux stéréotypes et aux normes ;  elle indique un univers où la fissure  tient lieu de superficie, puisqu´elle reconnaît la construction des paradigmes qui ont établi les discours de vérité sur l´humain.

En effet, l´histoire actuelle est une méta-critique de sa propre institution ; elle est consciente de son rôle académique et normatif, en tant que fondement des traditions et des coutumes ; l´histoire enfin se reconnaît comme discours créateur de valeurs et de modèles, sur lesquels elle crée ses narratives ; la répétition du même est ainsi sa force et son argument justificatif lors de l´analyse des relations humaines.

La force imaginative présente dans l´histoire, nous permet des incursions au sein de régions inconnues, malgré tous les moules qui orientent notre pensée et notre regard, et nous conditionnent à répéter des hypothèses qui solidifient les interprétations de la réalité selon les canons marqués du sceau du « scientifique ». L´idée de « science », elle-même , se trouve remise en question par l´incontournable action du sujet interprétateur et de son présent, tous deux faisant partie intégrante de sa narrative historique. Faire l´histoire, donc, est plus que jamais une activité politique, qui refuse la répétition, ce murmure sans fin de ré- affirmation de l´ordre, d´une création incessante d´un monde pensé de façon binaire, conjugué au masculin, qui articule une économie de pouvoir sur la formation de hiérarchies, différences et inégalités.  

Quels sont les méandres qui constituent la multiplicité du «  faire l´histoire » au moment actuel, où on peut encore voir subsister l´idée que quelques domaines sont plus « historiques » que d´autres ?

Foucault rêvait d´un  intellectuel  dont la tâche serait la négation des évidences et des universalités, qui indiquerait les fissures, les lignes de force, les inerties et les coercitions du présent, cet intellectuel qui se déplace et ne sait jamais où il se trouvera demain. (Foucault, 1988 :242)

Il disait que :  

         «  Le rôle de l'intellectuel n'est plus de se placer «un peu en avant ou un peu à côté»    pour dire la vérité muette de tous; c'est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l'objet et l'instrument: dans l'ordre du ‘savoir’, de la ‘vérité’, de la ‘conscience’, du ‘discours’ ».( Dits et écrits, II 1970-75 p.308/309).

C´est à mon avis une révolution épistémologique, s´il en fut, de la création des conditions d´imagination pour la transformation des relations humaines, au-delà d´un binaire simplificateur, dont «  l´évidence » se traduit par des « opposés complémentaires », donc différents. En effet cette différence devient le fondement d´une économie humaine tracée sur des lignes de pouvoir, de violence et de force.

Les féministes, en général, ont relevé ce défi. Et ce désir de changement peut être le seul lien entre la pluralité des féminismes, des mouvements des femmes, de la pratique et des théories féministes ; « le personnel est politique » disaient les féministes des années 1970,  marquant ainsi l´incontournable compromis avec le politique, l´expérience, la lutte au quotidien.

Il s´agit donc d´une révolution épistémologique qui crée les conditions d´imagination nécessaires pour penser des relations humaines autres, dans le passé reconstitué en histoire et dans un futur rêvé,  au-delà d´un binaire simplificateur, dont l´évidence apparente instaure la différence des sexes comme hiérarchisée. 

Les féministes , suivant des visées stratégiques différentes, relèvent ce défi et il me semble que ce désir de transformation des relations sociales sexuées est peut-être le seul point commun entre la pléthore des mouvements, les courants militants et les théoriciennes féministes ; ainsi nommées, les féministes risquent souvent leurs réputations, leurs emplois, leurs carrières, leurs lieux de paroles, leurs amours. . Cherrie Morage, chicana, dans sa critique d´un féminisme blanc et prétentieusement hégémonique parlait des féminismes en tant que «  théorie de la chair », celle qui blesse lorsqu´elle annonce  les transformations dans le politique, dans l´expérience individuelle et sociale, dans le quotidien qui ressort de tous les féminismes.

La science dans sa conception traditionnelle se veut un discours producteur de la vérité sur le monde et dans ce sens, les savoirs s´accumuleraient, sur une ligne d´ascension, du simple au complexe, du primitif au civilisé, dans un continuum ininterrompu. La science serait, ainsi, Le SAVOIR, celui qui possède la clef des mystères de la nature, de l´humain, du social.

Foucault en témoigne :

 « À ne reconnaître dans la science que le cumul linéaire des vérités ou l'orthogenèse de la raison, à ne pas reconnaître en elle une pratique discursive qui a ses niveaux, ses seuils, ses ruptures diverses, on ne peut décrire qu'un seul partage historique dont on reconduit sans cesse le modèle tout au long des temps, et pour n'importe quelle forme de savoir: le partage entre ce qui n'est pas encore scientifique et ce qui l'est définitivement. Toute l'épaisseur des décrochages, toute la dispersion des ruptures, tout le décalage de leurs effets et le jeu de leur interdépendance se trouvent réduits à l'acte monotone d'une fondation qu'il faut toujours répéter. » (Foucault,1969 : 245/246)

Cette perspective scientifique serait, en quelque sorte, le discours substitutif du dogme religieux : son fondement est un système de croyances organisé, où les présupposés axiomatiques prennent la place des dogmes, où l´autorité du scientifique excède celle du prêtre. La similitude est flagrante : l´énonciation des vérités est fondée sur le lieu de parole d´une autorité instituée, dont la portée doit être universelle et incontestable ; les effets politiques de ce pouvoir discursif s´amplifient dans la mesure où le caractère historique et social de la construction de ces énoncés disparaît, donnant lieu à la force symbolique de la tradition et de la répétition..

Les discours de « vérité », religieux ou scientifiques, sont ainsi des pratiques qui instaurent les significations dans le social et dans le politique ; leur prégnance crée la perception du réel,  et par conséquent le réel lui-même. Ces significations croisées en réseaux établissent les conditions d´imagination, les conditions de possibilité du discours scientifique ainsi que celui du sens commun.

L´imagination a toujours été présente  au creux des élaborations et des analyses scientifiques, drapées, toutefois, des voiles des «  vérités » et des autorités ancrées dans l´univocité du rationnel en tant que seule expression du réel.

Les féminismes ont été des jalons qui ont permis le changement des perspectives de se penser et de faire l´histoire et de la science en général, à la recherche des mécanismes de production des sens du réel et mettant ainsi en relief l´apparat discursif et non discursif du symbolique et du  politique . La mise en question de la «  nature » humaine est ici exemplaire.

Les hétérotopies décrites par Foucault illustrent le rôle des féminismes, car

 « Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage,  parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la ‘syntaxe’, et pas seulement celle qui construit les phrases,  ­ celle moins manifeste qui fait ‘tenir ensemble’ (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses. » ( Foucault, 1966 :10)

Sous cette optique, les féminismes contemporains sont les expressions de ces hétérotopies, car ils cassent les mots, ils ouvrent leurs plis et décèlent  les mécanismes de formation des significations politiques. En effet, si l´on prend Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir comme un moment généalogique  de l´éclosion et de la  visibilité des savoirs engendrés par les femmes et les féminismes, nous contemplons la cassure entre les « mots et les choses » : l´univocité fictive du mot « femme » doté d´une essence unique et «  véritable »  se défait  et se dédouble en « femmes », des êtres localisés dans leurs spécificités et leurs expériences multiples, non pas « l´autre » de l´humain, mais des sujets politiques, agents sociaux et historiques.

Betty Friedan (1964), prenant les média comme cadre d´analyse dans son livre The Feminine Mystique, montre le foisonnent des pratiques d´assujettissement et de persuasion visant à la re-construction de « la vraie femme », devenue trop libre et autonome dans l´après-guerre. La construction sociale et discursive de la différence y est explicitée. Dans cette démarche généalogique de la discontinuité, on pourra nommer ici d´autres auteures : Virgina Wolf, au début du XXème siècle  la brésilienne Nisia Floresta et Harriet Mill, à la fin du XIXè. :  selon leurs conditions de possibilité, les féminismes contemporains font leur apparition dans les différents pays  occidentaux. Au Brésil, les années 1970 voient l´éclosion d´un féminisme militant, substitué plus tard par les analyses académiques du « genre », qui se voit domestiqué par la description d´une inévitable différence entre les sexes. Le mot « féminisme » est tombé encore une fois dans le chaudron des sorcières ; Margareth Rago [1] a été l´une des premières historiennes brésiliennes  de l´actualité à oser reprendre le mot « féministe » à son compte, défiant ainsi toute sa  charge péjorative.

L´éclosion des savoirs et de l´action féministe apparaissent alors dans la diachronie, sur des axes différents, avec des objectifs pluriels et accompagnent /créent la dynamique de la vie sociale. La nouvelle visibilité qu´on donne à leurs revendications, à leur existence, à leurs voix,  casse les prétendues hégémonies sociales/ discursives fondées sur la «  nature «  des sexes. Les moments historiques de dénaturalisation d´une essence biologique de l´humain ont donc été annoncés par d´innombrables voix féminines, exposant les pratiques politiques d´exclusion et d´inclusion dans un ordre hiérarchique basé sur la prépondérance du masculin.

Détruire les évidences, proposait Foucault. La déconstruction de la nature sexuée de l´humain,  l´un doté de raison et de créativité, l´autre d´une vague intuition et d´une passivité réceptive, a été l´évidence majeure que les féminismes ont détruite.

L´idée d´une essence naturelle a fondé l´agencement de l´humain conjugué au masculin, articulé en asymétrie, disséminé par les pratiques discursives les plus connues, dont la science  (Rubin, 1975), créant ainsi l´inégalité politique lorsqu´elle instaure la différence entre les sexes comme une évidence incontournable. En prenant  comme exemple  Freud, Lévy-Strauss et Marx,  Gayle Rubin montre bien les bases « genrées » des élaborations théoriques à prétention universelle. Les énoncés devenus  axiomatiques tels que l´échange des femmes, l´envie du pénis et la sexualité comme source de l´identité humaine reposent, en fait, sur  une vision hiérarchique et immuable de l´humain, centrée sur le masculin. C´est ainsi que leur énonciation engendre  le système qui la fonde. Comme diraient les positivistes : c´est comme ça. 

Monique Wittig ironisait déjà en 1980, sur cette circularité de la construction du savoir qui crée son autorité à partir de ses propres affirmations. (Wittig, février 1980 :47).

On retrouve aussi cette perception chez Foucault, dans la mesure où il laisse clair qu´il existe une institution parallèle du pouvoir lorsqu´il y a création des savoirs et de leur légitimité  :

« Si les deux grands vaincus de ces quinze dernières années sont le marxisme et la psychanalyse, c'est parce qu'ils avaient beaucoup trop partie liée, non pas à la classe au pouvoir, mais aux mécanismes du pouvoir. » (Foucault, 1970-1975 :724)

La science s´articule donc sur des représentations « genrées »,  représentations qui constituent les prémisses «  indiscutables » de ses analyses, comme  le montrent les recherches féministes dans les domaines les plus divers du savoir. Emily Martin remarque, par exemple, que dans les descriptions de la biologie sur les rôles de l´ovule ( passif, inerte, réceptif) et  du spermatozoïde (actif, combatif) on  retrouve l´expression même des représentations sociales sur le féminin et le masculin. Ses recherches montrent toutes, une autre conception du rôle de l´ovaire qui se révèle décisif dans le processus de conception. (Martin, 1999)

Anne Fausto Sterling,( Sterling,1999) pour sa part, expose les axiomes naturalistes sur le corps des femmes, qui composent les discours sur la ménopause : lorsque s´achève le temps de la procréation dans la vie des femmes, celles-ci deviennent des êtres inintelligibles, placés sur les marges du social et sans fonction précise. Attelées à leur corps, les images de «  la femme nerveuse » , de «  l´hystérique », ressurgissent pour ce qui concerne les jeunes femmes, dans les discours de la TPM ( tension pré-menstruelle)  et pour les plus âgées, dans l´exclusion et le mépris de la « vieillesse » ; la dépression de la ménopause n´est finalement qu´une demi- folie qui atteint des corps malades d´eux-mêmes. 

Le discours philosophique, affirme Geneviève Fraisse (1995), travaille l´itération de la   « nature » sous deux formes : d´un côté, il  ne cesse d´utiliser les métaphores sexuées et hiérarchisées qui soulignent la valeur incontestable de la virilité et du masculin ; de l´autre, il se refuse de penser les instaurations politiques du genre,  renvoyées au domaine du naturel. On peut voir, par exemple, que les sphères du public et du privé dans le social sont prises comme axiomatiques, basées sur la différence «  naturelle » entre les sexes. Carole Pateman (1993) analyse la généalogie de ces catégories et montre combien de thèses et  de travaux scientifiques en ont fait leurs prémisses.

Ces réalités, créées et cristallisées par les sciences et les pratiques sociales, servent à renforcer l´idée de « nature » en ce qui concerne la division du travail formel et des tâches quotidiennes. Diverses analyses féministes en ont bien montré l´imposture en les déconstruisant : l´appropriation symbolique et matérielle des corps et du travail des femmes, analysées par Colette Guillaumin (1978); la notion du patriarcat, en tant que système basé sur des mécanismes d´exercice du pouvoir et d´institution du réel, imbriqués mais non pas réductibles au capitalisme, selon Christine Delphy (1970); tout comme l´explicitation de la catégorie « mode de production domestique » (idem) dans un jargon marxiste d´époque.

À la fin des années 1970, par exemple, les réflexions de Monique Wittig, précédées par celles de Simone de Beauvoir en 1949, créèrent le terrain fertile sur lequel s´appuiera la critique post-moderne de toutes les « évidences » et de tous les naturalismes. Pour Wittig, ce qu´elle nomme la « pensée straight » représente le cadre de la pensée binaire et hétérosexuelle, permettant de dévoiler l´intime relation entre la pensée et ses conditions de production, entre la pensée et la création du réel. Penser c´est penser historiquement ; c´est un acte ancré dans un horizon possible d´interprétations et d´interpellations. La « pensée straight » n´est autre donc, pour Wittig, que  le fondement de toutes les naturalisations et de toutes les évidences concernant le sexe et la sexualité, tout en cachant leurs constructions historiques sous le couvert d´une conception d´universalité de l´ humain, inventée selon des normes et des valeurs locales et temporelles. « Je ne peux », dit-elle « que souligner ici le caractère oppressif que revêt la pensée straight dans sa tendance à immédiatement universaliser sa production de concepts, à former des lois générales qui valent pour toutes les sociétés, toutes les époques, tous les individus. C´est  ainsi qu´on parle de l´échange des femmes, la différence des sexes, l´ordre symbolique, l´inconscient, le désir,  la jouissance, la culture, l´histoire, toutes catégories qui n´ont de sens actuellement que dans l´hétérosexualité ou la pensée de la différence des sexes comme dogme philosophique et politique. » ( février, 1980 :49)

Ainsi, face à l´itération qui crée sans cesse la pensée straight, il n´est pas suffisant de dénaturaliser le naturel, mais aussi et surtout, il est nécessaire de montrer les mécanismes historiques, matériels, symboliques, imaginaires, représentationnels qui construisent les relations sociales et la réalité elle-même.

            Sous cette optique, les féminismes  ont été  des pionniers de la critique faite aux sciences et aux vérités construites, aux valeurs qui se transforment en lois ( divines, le cas échéant), en montrant l´historicité absolue de l´humain et de ses significations. On entend parler « du féminisme », singulier qui prétend ainsi réduire la richesse et la pluralité des analyses produites par des milliers de textes, en leur attribuant la même essence de la « nature féminine ». En effet, dans ce cadre, l´« homme » c´est l´universel, et l´humain ce sont «  les hommes » ; cependant, « la femme »  est une certaine  « espèce » de l´humain, c´est « l´autre », et  dans leur essence « les femmes » sont toutes pareilles, ce qui ne représente qu´une forme quantitative pour désigner un soi-disant format unique de « la femme », la vraie .

L´arbitraire de la construction historique des sciences est clairement exposé par l´absence, l´invisibilité et l´appropriation masculine des analyses et de l´épistémologie féministes. L´article de Nicole-Claude Mathieu sur  La domination masculine, de Pierre Bourdieu,, paru dans Les Temps modernes   est dans ce sens incontournable.   Si les historiens du futur se basent sur les programmes des cours universitaires du passé,  ils pourraient bien arriver à la conclusion que les femmes ne participaient pas à la production du savoir ; de la même manière, l´histoire traditionnelle nie l´action et l´existence politique des femmes,  à partir d´un regard  androcentrique ou d´un certain choix des sources d´analyse. Et comme je le dis souvent : «  ce que l´histoire ne dit pas, n´a pas existé ». Jusqu´à la parution de thèses et d´œuvres sur l´histoire des femmes, les narratives historiques ne les avaient considérées que comme des membres invisibles de la société, de simples matrices, d´utiles objets d´échange, faisant  partie des meubles et ustensiles, de simples « choses » statiques, réceptives et  passives dans les relations sociales et politiques. Même l´histoire des femmes souffre de cette emprise des représentations binaires du monde lorsqu´elle parle de « la femme »,  en ne les montrant uniquement que dans leurs rôles traditionnels, et leur « destin biologique ». 

Cette science « véritable » et son discours d´autorité traverse l´univers éducationnel, bien ancrée dans des préjugés axiologiques et des représentations sociales naturalisées.

Foucault observait déjà que :

«  Tout système d´éducation est une manière politique de maintenir ou de modifier l´appropriation des discours,  avec les savoirs et les pouvoirs qu´ils emportent avec eux ». (Foucault, 1971:46)

Les féministes ont  montré les fondements sablonneux des évidences, et tout particulièrement celui de  la division biologique de l´humain en féminin /masculin. Elles ont ainsi dénoncé l´institution politique des corps sexués, basée sur la construction  d´attributs et de caractéristiques sociales, posés-es comme étant naturels-les.

Ainsi, les féminismes pluriels ont-ils ébranlé les certitudes les plus ancrées, en perçant la notion la plus solide, celle de la nature, en montrant  leur immanence aux conditions sociales et historiques. C´est pour moi la preuve que ces féminisme n´ont pas été une branche du post-modernisme. Les féminismes ont bien été le sol sur lequel le post-modernisme a plongé ses racines. Les féminismes analysent la construction politique des modèles humains, dont  le sexe et la sexualité en sont le sol et  la partie représentant le tout. Ceci est un choix  arbitraire, car l´importance donnée au sexe et à la sexualité est elle-même politico-sociale. Dans le creuset des inégalités, les races se démarqueraient par les caractéristiques externes de la peau et/ou des traits, ce qui justifierait la dénomination dépréciative de « primitifs ». Dans cette même logique, la division des sexes entre féminin et masculin, naturalise cette différence construite sur l´extériorité des appareils génitaux, et crée de toutes pièces, la notion d´une essence  qui assure le partage des rôles, comme étant l´identité primaire de l´humain..

L´inégalité de genre précède celle de la race dans l´ordre du discours, puisque l´extériorité des corps définit d´emblée l´humain : on est femme ou homme avant d´être blanc, noir, jaune, bleu ou mauve. Le comble des inégalités serait ainsi une femme noire, pauvre, lesbienne, grosse, vieille, laide, etc., et ce, sur une échelle qui part du « naturel » de la norme vers les différences qui définissent les diverses formes de différence.

L´égalité et la différence sont des catégories d´extrême actualité dans les sciences sociales et humaines, dont l´imbrication élide, de façon expressive, le binôme identité /différence, comme l´a déjà exprimé la philosophe Geneviève Fraisse (1995). En effet, l´antonyme d´égalité est inégalité, dont l´expression est le résultat d´une politique de la différence. L´inégalité prend par conséquent racine dans la notion de différence entre le féminin et le masculin, qui a été instaurée dans le politique en tant que donnée fondamentale de la taxonomie de l´humain. Comme je l´ai souligné auparavant, cette différence n´est autre que le sexe biologique dont  l´expression devient une hiérarchisation de l´humain. La valeur sociale maximale attribuée à cette division binaire est la reproduction, qui se traduit par l´ hétérosexualité obligatoire, comme  Monique Wittig( 1980) et Adrienne Rich (1980) l´ont bien analysé.

C´est ainsi que le discours de la « nature », attèle aux sexes une série d´attributs socialement construits sur une échelle de valeurs dont le pole positif est le masculin, modèle qui construit et définit les femmes en tant que « autre » et « différent ».

Le réfèrent de la  « différence » des sexes est donc l´homme blanc, occidental, jeune, riche, dont la position de sujet voit déborder une cascade d´inégalités.

Dans cette perspective, il me semble que l´expression «l´égalité dans la différence » représente une antinomie, puisque c´est la notion elle-même de différence qui instaure l´inégalité entre les êtres. Lorsque cette différence se veut être « naturelle », sa construction sociale disparaît de l´ordre du discours tout en organisant le féminin / masculin dans l´économie et la symbologie des traditions, des croyances et des  religions, comme étant naturellement hiérarchisée du supérieur à l´inférieur. Ainsi s´instaure un système de pouvoir qui invoque la nature pour mieux justifier la domination.

Foucault entrevoit, dans les relations de pouvoirs qui traversent les relations humaines, des états de domination comme suit :  

           « Les relations de pouvoir ont une extension extrêmement grande dans les relations humaines. Or cela ne veut pas dire que le pouvoir politique est partout, mais que, dans les relations humaines, il y a tout un faisceau de relations de pouvoir, qui peuvent s'exercer entre des individus, au sein d'une famille, dans une relation pédagogique, dans le corps politique. Cette analyse des relations de pouvoir constitue un champ extrêmement complexe; elle rencontre parfois ce qu'on peut appeler des faits, ou des états de domination, dans lesquels les relations de pouvoir, au lieu d'être mobiles et de permettre aux différents partenaires une stratégie qui les modifie, se trouvent bloquées et figées. Lorsqu'un individu ou un groupe social arrivent à bloquer un champ de relations de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement -par des instruments qui peuvent être aussi bien économiques que politiques ou militaires -, on est devant ce qu'on peut appeler un état de domination » (Foucault, 1980-1988:  710/711).

Le discours de la « nature » est une des formes de fixation des relations de pouvoir, instaurées dans les pratiques imaginaires et sociales comme étant incontournables, indiscutables. C´est ainsi que le fait d´ignorer la production féministe du savoir, représente une stratégie de plus afin de maintenir un ordre discursif androcentrique qui n´est autre qu´une pratique politique fondée sur le « naturel ». Les inégalités de position, de status, de salaire, de droit à la parole et à la visibilité, ne sont donc fondées que sur les « évidences » de la nature ; l´appareil idéologique et réprésentationnel, qui compose la notion de « différence » basée sur le sexe biologique, disparaît alors de l´ordre du discours.

Les épistémologies féministes et les mouvements des femmes sont l´expression des pratiques de liberté et de libération ; dans certains pays, bien que les états de domination soient presque hermétiques, les femmes travaillent toutefois dans les fissures du système ; dans d´autres, plus perméables, comme en occident, la domination se fait maintes fois par la force, bien que la répétition, l´itération des modèles et des comportements soient aussi des formes de domination et de re-instauration des représentations sociales binaires et hiérarchisées. L´éducation, la religion, les médias sont des moyens privilégiés de construction des genres en asymétrie, d´implantation des assujettissements qui modèlent les corps en corps sexués et les femmes en tant que l´ « autre », le différent, le spécifique. Comme l´a fait remarqué Susan Bordo ( Labrys 4, 2003), « on s´approprie » ces corps de femmes et les destine à la procréation et à la séduction.

Afin de composer son identité, le référent masculin exige l´existence d´un autre inégal,  d´opposition, d´une supposée complémentarité qui ne fait qu´accentuer la disparité politique entre le féminin et le masculin. En effet, l´égalité pour les femmes actuellement signifie une double ou une triple journée de travail, des salaires inférieurs pour des tâches identiques, une représentation politique infime, des corps soumis à une violence sociale naturalisée, depuis la sphère domestique jusqu´à la prostitution. Et la lutte pour l´égalité se fait encore sous le signe de la « différence », terrain construit et fertilisé par les asymétries et les systèmes de pouvoir.

Toutefois, les cadres d´analyse féministes dialoguent plus ou moins avec les métananarratives  ( la psychanalyse, le marxisme, le structuralisme et les positivismes sous toutes ses formes) et leur discours présentent ainsi un  binaire explicite du sexe /genre, marqué de la « différence » ou bien approfondissent la déconstruction du biologique au-delà de toute prédétermination binaire.  Ces derniers courants, comme le souligne Linda Hutcheon, changent ainsi la théorie en poétique, « ouverte et en constante mutation » (Hutcheon, 1991 :29-30), dont les énoncés sont provisoires, sans peur des paradoxes, sans chercher des définitions ou des réponses définitives. Ces féminismes pluriels tracent des hétérotopies lorsqu´ils dé-codifient les ruses du pouvoir au cœur même des représentations symboliques et matérielles des relations humaines.

Foucault pensait-il aux féminismes lorsqu´il écrivait :

    « Le rôle de l'intellectuel n'est plus de se placer ‘un peu en avant ou un peu à côté’ pour dire la vérité muette de tous; c'est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l'objet et l'instrument: dans l'ordre du ‘savoir’, de la ‘vérité’, de la ‘conscience’, du ‘discours’. C'est en cela que la théorie n'exprimera pas, ne traduira pas, n'appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale, comme vous le dites: non totalisatrice. Lutte contre le pouvoir, lutte pour le faire apparaître et l'entamer là où il est le plus invisible et le plus insidieux. » (Foucault, 1970-75: 308/309)

L´immense  dispositif de la sexualité, identifié par Foucault ( 1976), érige le sexe en mentor de nos existences et de nos identités, en attirant tous les regards et les investissements sociaux et individuels ; il est, malgré tout, fondamentalement binaire, et l´hétérosexualité en est  la norme. Dans les années 1970, des féministes telles que Monique Wittig et Adrienne Rich,, indiquaient déjà l´hétérosexualité obligée comme étant la pratique sociale fondatrice du « naturel » de la division binaire des sexes, qui résultait dans la hiérarchisation.

Si Foucault expose les technologies du sexe, fondatrices des corps normatisés et disciplinés, son discours, néanmoins, demeure généralisant :

    «  Le pouvoir serait essentiellement ce qui, au sexe, dicte sa loi. Ce qui veut dire d'abord que le sexe se trouve placé par lui sous un régime binaire : licite et illicite, permis et défendu. Ce qui veut dire ensuite que le pouvoir prescrit au sexe un " ordre " qui fonctionne en même temps comme forme d'intelligibilité : le sexe se déchiffre à partir de son rapport à la loi. Ce qui veut dire enfin que le pouvoir agit en prononçant la règle : la prise du pouvoir sur le sexe se ferait par le langage ou plutôt par un acte de discours créant, du fait même qu'il s'articule, un état de droit. Il parle, et c'est la règle. La forme pure du pouvoir, on la trouverait dans la fonction du législateur; et son mode d'action serait par rapport au sexe de type juridico-discursif. » (Foucault, 1976:110)

Les matrices d´intelligibilité créées par la sexualité en tant que  pouvoir, se manifestent donc dans les pratiques discursives et non discursives ; la loi en tant que matérialisation des normes est ici explicitée. Foucault voit aussi, dans les technologies du sexe, la création du « sexe véritable », expression où l´on perçoit clairement l´opposition hétérosexualité / homosexualité. Et qu´en est-il de la constitution de cette même hétérosexualité ?

Teresa de Lauretis (1987) va au-delà des technologies du sexe : elle analyse les technologies du genre et met ainsi en lumière l´invention des corps sexués par les discours sociaux qui leur attribuent des différences incontournables, marquées par la hiérarchie et l´asymétrie. Le biologique, en fait, n´est autre qu´une expression politique du pouvoir, qui construit l´hétérosexualité en tant que norme et nature. Dans ce sens, avant d´avoir une sexualité, les corps doivent devenir sexués.

C´est ainsi que les technologies du genre composent les corps humains de façon binaire ; Judith Butler(1990) souligne avec pertinence, que le genre n´existe pas hors des expressions de genre, c´est-à-dire que  le social, et ses articulations, définit l´importance donnée au sexe en tant qu´élément prioritaire, au moyen de valeurs, de significations, de choix d´expression et de classification de l´humain. Le genre construit le sexe, dit- elle, et en inversant de cette façon la proposition sexe / genre, elle fait la démonstration que c´est le politique qui crée les différences, dont l´axe n´est autre que l´appropriation des « corps- devenus-femmes » en tant que procréatrices.

Cette argumentation illustre bien l´une des méthodes de la critique féministe de la production du savoir :  la re-signification constante de ses propositions et de ses analyses. Il s´agit ici la poétique féministe, de la critique du savoir à jamais incomplet, dont les sens sont ouverts à la dynamique du social. Sandra Harding appelle cette constante réflexion  sur les conditions de production du savoir, qui incluent celles du sujet connaissant, explicitées en savoirs localisés et spécifiques, dans le temps et dans l´espace, l´ «  objectivité forte » (Harding, 1998).

 Dans cette perspective, Teresa de Lauretis ajoute la notion d´expérience, «... un complexe d´effets significatifs, d´habitudes, de dispositions, d´associations et perceptions., un processus par lequel tous les êtres sociaux sont construits. »  ( De Lauretis, 1987:18)  Les féminismes échappent ainsi aux généralisations abusives, à l´universel biologique, à la représentation de LA femme, puisque leur production de la connaissance s´établit sur  l´expérience et l´exposition des outils théoriques, qui se trouvent toujours remis à la critique.

En effet, lorsque apparaît la critique féministe, c´est le domaine de l´archive foucaultienne qui se fait jour. Foucault  entend  par archive «... l'ensemble des règles qui, à une époque donnée et pour une société déterminée, définissent la dicibilité, les formes de conservation des énoncés,  les limites et les formes de la mémoire, l´appropriation sociale du discours. »  (Foucault, 1954-1969:681). Il ajoute :  « Je n'écris donc pas une histoire de l'esprit, selon la succession de ses formes ou selon l' épaisseur de ses significations sédimentées. Je n'interroge pas les discours sur ce que, silencieusement, ils veulent dire, mais sur le fait et les conditions de leur apparition manifeste; non sur les contenus qu'ils peuvent receler, mais sur les transformations qu'ils ont effectuées; non sur le sens qui se maintient en eux comme une origine perpétuelle, mais sur le champ où ils coexistent, demeurent et s'effacent (Foucault, 1954-1969: 682)

Les féminismes ont ouvert et feuilleté cette archive, ils ont localisé dans leurs silences constitutifs leurs fissures, l´espace d´action du pouvoir créateur des corps sexués et donc hiérarchisés, les litanies récitées par les technologies du genre.  Ainsi, dévoiler les mécanismes d´instauration des significations, des validation de sens et d´intelligibilité c´est pénétrer dans l´archive et percer le champ politique de la construction des corps en évidence.

Foucault s´explique comme suit :

 « [...] quels sont les énoncés que chacun reconnaît pour valables ou discutables, ou définitivement invalidés? Quels sont ceux qui ont été abandonnés comme négligeables et ceux qui ont été exclus comme étrangers? Quels types de rapports sont établis entre le système des énoncés présents et le corpus des énoncés passés?[...] parmi les discours des époques antérieures ou des cultures étrangères, quels sont ceux qu'on retient, qu'on valorise, qu'on importe, qu'on essaie de reconstituer ? » (Foucault, 1954-1969: 682).

Ceci pourrait être une analyse féministe de l´exclusion des femmes de l´ordre du discours, académique, politique, social et la disqualification de la réflexion féministe  au sein du système d´appropriation socio-symbolique du discours social.

La critique féministe de la réalité dans laquelle nous vivons, pourrait-elle être l´une des hétérotopies décrites par Foucault, entre celle de la crise et celle de la déviation, dans la norme mais aussi en processus de rupture, en crise et hors norme ? Comme l´indique Foucault, là où se trouvent les individu-es dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. ( Foucault, 1980-1988: 757).

C´est bien que le sujet féministe se trouve, celui que Teresa de Lauretis a nommé ec-centric subject, tributaire de ses conditions de production et de son expérience,  sans pour autant essayer de se les cacher, mais cependant hors normes, puisqu´il indique les lignes de force et de pouvoir qui constituent l´humain en des corps sexués et  désigne « la femme » en tant que  femme. (De Lauretis, 1990)  Nommée femme socialement, instituée femme dans le symbolique, les représentations, les images, je suis femme et je nie la différence, car elle est artificielle, idéologique, fictionnelle, politique.

Et l´histoire, dans tout ça ? L`histoire se trouve valorisée en tant que discipline, puisque toutes les sciences reconnaissent, avec plus ou moins de mal, l´incontournable historicité de leurs propositions. En tant qu´historienne féministe je ne cherche pas les échos monotones de la répétition du même, mais je poursuis les vibrations des accords multiples d´une histoire possible, qui puisse instaurer la diversité et non pas la différence.

Références :

Butler, Judith, 1990. Gender trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York : Routledge.

Bordo, Susan. 2003.In the Empire of Images : Preface to the Tenth Anniversary Edition of Unbearable Weight Labrys, etudes feminists, août /décembre, www.unb.br/ih/his/gefem

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Delphy, Christine.(1970) « L´ennemi principal », Partisans, Paris, vol. 54-55. pp.157-172

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[1] Dans ce sens, son oeuvre est incontournable. Voir, par exemple,  O que é Taylorismo? ,Brasiliense,1984; Do Cabaré ao Lar. A utopia da cidade disciplinar, Paz e Terra,1985; Os Prazeres da Noite.Prostituição e Códigos da Sexualidade Feminina em São Paulo, Paz e Terra,1989; Narrar o Passado, Repensar a História, com Renato Aloisio Gimenes ,Unicamp,2000 e Entre a História e a Liberdade. Luce Fabbri e o Anarquismo Contemporâneo, ED.da Unesp, 2001.