Isabella Bird dans le Far West

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Quelques réflexions

Chercher la vérité en histoire ne peut être qu´un leurre, car la réalité est façonnée d´une telle pléthore de prismes, qu´il est impossible de les saisir en leur totalité. Les discours historiques ne font que découper la réalité, selon les conditions de possibilité et d´imagination de leur époque ; les perspectives choisies sont ainsi censées décrire tout le réel.

De cette façon, que ce soit les narratives officielles ou même celles des femmes / féministes, qui débusquent le féminin dans les plis des discours, toutes suivent des chemins déjà parcourus, ne permettant pas la recherche de l´inopiné, l´imprévisible, le possible, qui jaillit des documents écrits ou imagétiques, dès lors que le regard se tient prêt à les percevoir.

Les mythes, les symboles, les dessins rupestres, les poèmes, les chansons, la production inépuisable de l´imaginaire ainsi que les créations matérielles, sont des sources richissimes pour la découverte de la diversité des relations humaines et des articulations sociétales qui dépassent les schémas connus. Mais l´interprétation qui en découle ne cherche pas à dépasser la narrative du Même, sous des couleurs différentes.

Dans les discours de l´Histoire c´est toujours « l´homme » qui fait, qui invente, qui produit, et dans ce sens, l´humain se perd dans cette dénomination « homme » qui ne fait place qu´au masculin. C´est ainsi que les femmes disparaissent de la littérature, de la créativité, de l´exploration, de la création technique, scientifique ou artistique. Pour tout dire enfin, les femmes apparaissent cloîtrées dans la maternité et la domesticité, comme si l´activité humaine n´était réalisée que par le masculin.

Qui peut, avec certitude, affirmer qu´un homme a inventé la roue ou apprivoisé le feu, ou même inventé la charrue, par exemple? Seuls les stéréotypes et l´idéologie patriarcale permettent d´exclure la moitié de l´humanité de son cheminement, gardant pour le seul masculin la maîtrise des arts de faire et de penser.

C´est ainsi qu´on ne peut pas parler de « genre » et de la division sexuée du travail de façon universelle, car en histoire, rien ne peut déjouer les incontournables modifications sociales apportées par le temps. L´acceptation à priori de la division de l´humain en masculin et féminin, avec des tâches liées à leur conformation biologique obscurcit des réalités possibles, car les agencements sociaux ne se font pas nécessairement autour du sexe, de la biologie, de la reproduction.

L´utilisation de la catégorie « genre » de façon a-critique ne fait que produire et reproduire ce binarisme tout au long de l´histoire et, de façon contradictoire, réaffirmer le « naturel » qu´elle prétend nier. La « nature » humaine n´est qu´une prémisse pour l´élaboration des discours sociaux, dont celui de l´histoire : sa substance n´est faite que de son infatigable répétition.

La « nature » et sa division sexuée est donc une invention patriarcale pour mieux créer le féminin dans des conditions «naturelles » de soumission et infériorité. Qu´est-ce une femme ? demandait Simone de Beauvoir, en 1949. Les moules de faiblesse, d´impuissance, d´ignorance, d´incapacité ôte aux femmes, ainsi façonnées et définies, leur présence et leur action dans l´histoire de l´humanité.

L´histoire, en fait, devrait être la narrative des transformations temporelles subies ou créées par l´humain. Toutefois son discours ne fait que renforcer le déjà là, le connu.

Ainsi, toute analyse du social qui ne dépasse pas le cadre temporel de ses significations a un rapport à la croyance, à un noyau dur de préjugés, pour mieux gérer le monde, et dont la main de dieu et l´emprise de ses acolytes n´est pas la moindre. C´est à dire, une pure invention basée sur les définitions établies par les historiens, sans tenir compte des significations temporelles et flexibles créées par l´humain. Ainsi, l´universel en histoire assure-t-il le maintien des stéréotypes et d´un binarisme social, aussi ancré que désuet dans l´agencement social dynamique.

Comme on le sait depuis déjà longtemps, les significations sociales sont le produit de leur temps et les discours des historiens patriarcaux n´y échappent pas, malgré leur désir insensé de dire la « vérité » sur le monde. C´est un totalitarisme intellectuel de vouloir dire la vérité sur l´humain, une arrogance qui ne se rend peut-être pas compte de l´impossibilité de connaître le spectre des relations humaines dans toute sa pluralité.

La solution adoptée est le chemin de la facilité: l´humain serait le même, depuis toujours et pour toujours. Le reste suivrait cette prémisse, elle-même sans fondement. C´est connu: si la prémisse tombe, tout l´édifice théorique s´écroule. C´est sûrement pour cela que les féminismes dérangent, car en niant la nature, les fondements du patriarcat se dissolvent.

La notion de « nature », ainsi que de race et de sexe sont des catégories créées pour établir des paramètres de domination sur la majorité de la population hors du masculin, blanc, hétérosexuel. La «  nature », idée conçue par le patriarcat, dévie l´importance de la procréation liée au féminin vers un enfermement des femmes dans la maternité, qui devient alors leur but unique dans le social. Puisqu´étant « mères », les femmes sont empêchées de participer pleinement à la vie publique et politique, enchaînées au domestique et au privé, à un imaginaire qui ne les définit que dans la procréation. Devenues des ventres, les femmes ont perdu leur appartenance à l´humain, à une subjectivité quelconque.

Faire ressortir l´activité des femmes hors des cadres stéréotypés est une manière de casser les moules mentaux qui empêchent de penser le monde autrement qu´en binaire et hiérarchisé.

C´est ce que je fais, car ce qui m´intéresse est l´histoire du possible, l´histoire où l´humain s´épanouit dans des enchevêtrements et relations autres que l´éternelle « famille naturelle ».

Les femmes d´aventure montrent que l´espace historique et social n´est pas homogène. Si l´on dit que les femmes sont toutes enchaînées à leur domesticité, nous pouvons voir et constater les complexités de la scène politico-sociale à partir des narratives des femmes d´aventure.

C´est ainsi qu´en plein XIX siècle, l´ère d´or de la misogynie, l´époque aussi de la constitution de la discipline «histoire», les narratives historiques sont épelées au masculin : tout se passe entre héros et rois et guerriers et politiciens. Et partant de cela, pour l´imaginaire social il n´existe plus de femmes en action dans le social « depuis toujours », grâce donc aux philosophes, aux prêtres, aux politiciens, aux scientifiques et aux historiens .

Femmes d´aventure

Toutefois, la moitié du genre humain n´a pas vécu selon les décrets misogynes des narratives historiques : actives, présentes, créatrices, elles ont exercé toutes les professions, travaillé dans tous les domaines. Les femmes d´aventure sont l´avant garde de la multitude de femmes, sujets politiques, effacées de histoire. Il suffit d´avoir l´esprit critique pour détecter leur présence partout dans la documentation sur le passé, imagétiques ou écrits, où les femmes s´affirmèrent en tant que sujets, menant la vie à leur guise.

Ceci casse la tendance de faire l´« histoire des genres » ce qui revient inévitablement à retracer une humanité divisée par le sexe hiérarchisé. Les questions à poser à l´histoire sur l´humain sont bien plus complexes que de montrer une division du travail et l´importance sociale déjà établie par « la nature ». Quand on ne se laisse pas subjuguer par la croyance en la nature humaine, on voit se dessiner à nos yeux un paysage plus riche et coloré de l´être humain.

Les préjugés  sont des carcans qui ne permettent pas de découvrir un visage autre de l´humanité au-delà du binarisme sexué. Le « ça a toujours été comme ça» me fait rire par sa suffisance puérile, celle de qui prétend tout connaître sur les 40 ou 50 mil ans du cheminent humain.

Les femmes d´aventure cassent ces stéréotypes. Elles montrent un autre visage de femme qui fait face à tous les défis.

Pour ces femmes, l´aventure est un souffle de vie car elle leur permet de briser toutes les règles, tous les interdits, de braver la société qui prétend leur imposer la soumission, le mariage, la domesticité, qui prétend également les cloîtrer entre des murs réels ou symboliques. Les femmes d´aventure ont arraché leurs corsets, leurs bonnets, leurs talons hauts, tout ce qui entravait leur pas, leurs mouvements. Chevaucher de côté, 'lady like', tordue sur la selle, pour ne pas écarter les jambes, tentation extrême pour ces messieurs ? Oh que non, jamais ! Elles ont fait fi de la séduction et de la dépendance, s´affirmant comme sujets de leur action, maîtresses de leur destin.

Ces femmes mariées à l´aventure ont ainsi cassé les chaînes et les stéréotypes et se sont lancées éperdument sur les routes hasardeuses et les chemins périlleux, malgré les regards souvent haineux, souvent menaçants des hommes dépités.

La soumission qu´on voulait leur imposer les faisaient ricaner: elles partaient, par monts et par vaux, sur des chemins peu connus ou même totalement inconnus, vers des terres lointaines, parmi des gens aux mœurs étranges. D´une manière ou d´une autre, elles s´en vont de leurs foyers, de la fausse sécurité du mariage, des devoirs auxquels sont astreintes les femmes, toujours autour du corps, du sexe, de la maternité. Elles se moquent des habitudes, des contraintes, des normes, d´une éventuelle réprobation sociale, de l´inconfort; quelques unes plus nanties, d´autres dans la pauvreté elles veulent voir le monde. Elles partent. Et nous renseignent, témoignent des mondes insoupçonnés.

Leurs objectifs sont souvent flous, mais ils sont orientés par le désir de connaissance, de liberté qui, en fait, définissent l´aventure. Aller là où se trouve l´inconnu, l´éloigné, le différent, que ce soit l´humain ou la nature, voilà le but de ce nomadisme bien tempéré. Les femmes d´aventure nous apportent des récits vibrants sur les sociétés qu´elles rencontrent, sur les coutumes qui sans elles demeureraient inconnues ou figées dans des significations « naturelles ».

Elles nous font admirer les beautés des paysages sombres ou éclatants de lumière sur leurs tracés, ouvrant ainsi des sentiers, auscultant la nature, observant les animaux, tout autant que les personnes qu´elles croisent. Elles nous font rêver des espaces et de liberté. Elles nous donnent l´espoir d´autres histoires, d´autres relations, d´autres figurations de l´humain hors du cadre binaire et hiérarchique d´un imaginaire appauvri.

 

Isabella Bird

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Comme tant d´autres femmes, Isabella Bird (1831–1904) était une amoureuse de l´aventure, des grands espaces. La découverte, la liberté, la nature sont des thèmes autour desquels se sont construits les récits de ses voyages. Les femmes lancées dans l´aventure revendiquent et cherchent souvent le silence et la solitude, et Isabella ne fut pas une exception.1

Elle chérissait les longues chevauchées solitaires dans le silence des plaines, sur des étendues infinies, ou des hauteurs périlleuses, s´enfonçant dans les bois, dans la neige, sur les chemins maintes fois indécelables. Les indications qu´on lui donnait sur la direction à prendre était du moins pittoresques : aller jusqu´à la grande pierre à droite, puis tourner à gauche après avoir traverser trois fois la rivière ; passer devant un grand arbre mort, le pic neigeux en face et ainsi de suite. Les villes étaient des lieux de passage, car le bruit, les mœurs rustres, les agglomérations étaient pour elle très déplaisantes.

Qui était-elle, cette anglaise aventurière ? On ne pourrait pas imaginer que la petite fille malade d´une tumeur près de la colonne vertébrale aurait pu devenenir une intrépide cavalière, une sportive qui ne refusait pas les défis de parcourir de longues distances à pied, d`escalader les montagnes ou de ramer dans les eaux tumultueuses des rivières.

Elle arriva en Amérique en 1854 et bientôt partait déjà pour connaître Hawaï et le Canada. Puis ensuite l´Australie. En 1873, elle entame une traversée continentale des terres américaines à pied, à cheval, en train, mais aussi en utilisant des moyens de transport et des hébergements de fortune.

Isabella a raconté ce dernier périple à sa sœur en de nombreuses lettres, publiées ensuite sous forme de livre: « Une Anglaise au Far West » (1876)2. Ce livre a eu un très grand succès à l´époque, et l´a rendue fameuse.

Cela montre comme le discours homogène de l´histoire sur la domesticité des femmes, retenues au foyer par la maternité, n´est qu´une invention. De même, la division du social en espace privé et espace publique, permettant l´exclusion des femmes de toute autre activité, n´est pas une conséquence de leur « nature », mais bien de la production de cette condition basée uniquement sur la répétition des mantras sur la « nature », ainsi que l´emploi de la coercition et de la violence pour les retenir d´agir et de participer aux jeux politico-sociaux. Cette violence se retrouve dans le silence des discours sociaux sur la présence et l´action des femmes dans la formation et le développement sociétales.

Tout au long de sa vie, les voyages ont hanté les perspectives d´Isabella et même à l horizon de sa vie, tout près de sa mort (73 ans), ses valises étaient prêtes pour un départ. À plus de 60 ans, elle partait seule traverser plusieurs pays : l´Inde, le Tibet, la Perse, le Japon, la Chine, la Corée, la Malaisie et le Maroc, 3 à cheval, et utilisantd´autres transports de fortune.

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Elle était photographe et naturaliste et presque tous ses voyages sont devenus des livres (heureusement disponibles de nos jours sur internet.) 4, source d´inépuisables renseignements, non seulement sur la nature, l´environnement, les mœurs, mais aussi sur les femmes, et leur situation sociale et économique dans les contrées qu´elle visita. Ce qui est très rare ou presque inexistante dans les narratives des explorateurs hommmes.

Elle n´avait pas reçu d´éducation formelle, mais plutôt des enseignements de sa mère et de son père à résidence et un inépuisable goût pour la lecture. Très respectée en tant qu´écrivaine, photographe et naturaliste, Isabella fut reçue comme membre de la Royal Geographical Society en 1892.

 

un petit détour

J´ai remarqué, en étudiant les femmes d´aventure, qu´elles étaient presque toujours reconnues par les milieux scientifique/et ou littéraire de leur époque, en tant qu´exploratrices, anthropologues, naturalistes, botanistes, femmes de lettres. Mais leurs traces ont disparu de la mémoire sociale, contribuant ainsi à la fantaisie selon laquelle les femmes restaient cloîtrées dans la maternité et l´ambiance domestique depuis toujours.

On voit bien ici le fruit du silence de l´histoire, cette manipulatrice de la mémoire sociale qui suit l´idéologie de ceux qui l´écrivent, sans aucune pudeur de transformer ou d´ignorer les données disponibles. Ainsi, pour mieux affirmer la dépendance et l´“incapacité” des femmes, il est convenu “d´oublier” leurs exploits, leurs découvertes, leurs inventions et leurs créations.

S´agit-il d´un complot délibéré pour effacer les actions des femmes des pages de l´histoire ? Pas nécessairement, car c´est l´idéologie patriarcale qui a gagné de plus en plus de terrain, voilant aux yeux des scientifiques la présence des femmes sur la scène du social. C´est devenu tellement « naturel » d´affirmer la position secondaire des femmes que les narratives historiques ne cherchent même plus de déceler leur présence. Lorsqu´on interdit le vote aux femmes, par exemple, le mythe de leur fragilité et de leur inconsistance est créé et en même temps renforcé, ne laisant pas d´espace à l´argumentation, puisque « le naturel » ne permet pas de débat.

Sujets d´action, sujets politiques, les femmes d´aventure et les femmes tout court ont fait face à des préjugés, certes, mais les obstacles ne faisaient que les pousser plus loin, plus profondément dans leur désir de liberté, de connaissance, d´aller à la recherche de l´inconnu et prouver leurs capacités. Les féministes d´aujourd’hui sont plus visibles, mais elles ne sont en aucun cas les seules à plaider la reconnaissance sociale des femmes ; les montrer tout au long du cheminement de l´humain est la tâche ardue des historiennes féministes, car l´idée de l´assujettissement du féminin est encore très ancré dans l´imaginaire et dans le discours.

Les Pictes, les Scythes, les Germains, les Celtes, les grecs de Sparte, les Étrusques, pour ne citer que que quelques peuples, avaient des représentations sociales spécifiques sur les femmes et les hommes et une division du travail bien différente de ce binaire hiérarchique rabâché inlassablement. Pourquoi n´étudie-t-on pas ces formations sociales dans les écoles et les universités ? Parce que bien évidemment lever le voile sur leurs configurations relationnelles nuirait aux fondements du patriarcat, basé sur la hiérarchie « naturelle » homme /femme et son complément indissociable, l´hétérosexualité.

 

Le voyage

Isabella a commencé très tôt à écrire, à l´âge de 16 ans: un pamphlet sur Free Trade x Protectionism lui a ouvert le chemin pour ensuite collaborer à plusieurs périodiques.5 L´écriture était donc une partie importante de sa vie et ses voyages un sujet inépuisable de narratives.

Son voyage au Colorado, sujet du livre qui nous intéresse ici (Une anglaise au Far West), n´avait pas de but précis, mais il y avait quand même le désir de connaître les Montagnes Rocheuses et les parcs nationaux créés pour la protection de la nature. C´était l´époque où les animaux étaient en grand nombre mais la chasse, malheureusement, y faisait déjà des ravages. Toutefois, Isabella eut la chance de voir une nature presque intacte, car l´humain n´avait pas encore occupé en grand nombre toutes les terres de l´Ouest. Au contraire, c´était encore la grande transhumance vers l´Ouest, une époque intermédiaire entre l´occupation établie et le passage des migrants. À part quelques centres, comme Denver, les villes n´étaient pas nombreuses.

Avant d´arriver au Colorado, Isabella séjourna à Hawaï6, où elle débarqua en 1873 ; elle sillonna les îles à dos de mule, gravit le volcan Mauna Loa et s´adonna à sa passion pour la botanique pendant six mois.(12) Mais toujours avide de découvertes, Isabella prit un bateau pour San Francisco, ville dont la foule et le bruit l´ont rapidement décidée à la quitter. Son but était en fait Estes Park, fameux pour son climat considéré miraculeux, et sa beauté extraordinaire.

Isabella Bird nous offre une vision inhabituelle de l´Ouest américain, surtout en ce qui concerne la situation sociale des femmes et leurs activités. L´image de la conquête de l´Ouest que nous avons est celle des luttes des colons contre les bandits et les indiens, le revolver à la main, la violence au bout de tous les chemins.

Isabella Bird nous montre une autre face de cette conquête: celle du dur labeur, de l´hospitalité, du respect envers les femmes. Dans l´imaginaire de notre temps, la présence des femmes dans cette odyssée, apparaît sous deux représentions: celles des omniprésentes prostituées au service des mâles et celle des femmes "de respect" dédiées aux tâches ménagères, aucune ne participant aux activités de préparation de la terre , de la cuillete, du transport sur des routes périlleuses ou à la défense des caravanes et des villes attaquées par les indiens ou les bandits. En somme, des nullités, faites pour la procréation et pour la domesticité. Le stéréotype ancré dans l´imaginaire de la fragilité et de l´incompentence.

Isabella décrit des situations bien différentes, les femmes labourant les champs, menant les troupeaux, également expertes dans le maniement des armes. Y compris Isabella elle-même. Elle fut maintes fois sollicitée à participer au maniement et au transport des animaux, sur des dizaines de kilomètres. Il y avait des tenancières d´hôtel, des commerçantes, des femmes de toutes classes et origines. Des ladies de Boston aux immigrantes aux mains caleuses, les femmes étaient bien présentes dans la conquête de l´Ouest américain . Oubliées, puisque femmes.

Comme bien d´autres femmes d´aventure, Isabella partait sur les chemins à la recherche des « paysages » humains ou naturels et chevaucher seule ne soulevaient aucun étonnement. Au contraire. Les rencontres qu´elle fit au long des routes étaient toujours plaisantes et aimables: ici on lui indiquait le meilleur chemin, là on lui offrait de l´eau et des oiselets. (42) Ainsi dit-elle:

"Ces hommes auraient été excusables de parler d´une manière un peu libre à une femme montant seule et d´une façon qui n´est pas habituelle. La dignité féminine et le respect des hommes envers les femmes sont le sel de la société dans cet Ouest sauvage." (43)

 

Le témoignage de ce respect est totalement inusité au regard de l´image généralement répandue de la conquête de l´Ouest américain. Nous pensons surtout à la violence des hommes envers les femmes, un des aspects d´ailleurs les plus combattu par les féminismes actuels.

Mais Isabella nous montre une autre réalité : lorsqu´elle s´enquit sur les dangers d´une promenade seule le soir, on lui répondit :

« Il y a une mauvaise espèce de bandits, mais le plus vilain de tous ne vous touchera même pas. Les gens de l´Ouest n´admirent rien tant que le courage chez une femme. » (43 )

 

Le chemin était long pour arriver à Estes Park.

Entre une chevauché et une autre, il y a eu des détours et des parcours en train, dont les tracés relevaient d´un génie étonnant, serpentant vers les hauteurs, en passant sous des galeries (tunnels) en bois sur 40 km. Elle explique que des hommes suspendus dans des paniers ont taillé dans le flanc de la montagne la voie du chemin de fer de San Francisco à Truckee. (31)

Les hébergements aux points d´arrêt, étaient pour le moins pittoresques, ce qui résulta en narratives savoureuses:

« Nous étions arrêtés à la porte d´un méchant hôtel de l´Ouest, dont seulement la partie formant le bar-room était en plein air; et celui-ci était rempli de buveurs et de fumeurs ; dans l´espace laissé libre entre l´hôtel et les wagons s´agitait une masse de vagabonds et de passants. » (32)

 

Ce jour là, il était déjà 11:30 du soir, à Truckee, il n´y avait plus rien à manger, les chambres étaient toutes occupées, il fallait donc attendre que le train reparte et que des chambres soient libérées.

Isabella commente ainsi :

« On me raconta ensuite qu´on n´observe point ici les heures habituelles et régulières de sommeil. Les logements sont trop restreints pour une population de deux mille âmes, principalement masculine, et qui reçoivent fréquemment des additions temporaires ; les lits sont continuellement occupés par des gens différents pendant la plus grande partie des 24 heures. Je trouvai, en conséquence, le lit et la chambre qui m´étaient alloués très en désordre. Des habits d´homme et des bâtons étaient suspendus au mur ; des bottes crottées étaient jetées ça et là et dans un coin il y avait un fusil. Point de fenêtre donnant accès à l´air extérieur. » (34)

 

Le confort, assurément.

 

Malgré ces conditions d´hébergement, Isabella s´endormit profondément, et il fallut un vacarme énorme et des coups de fusil pour la réveiller. (34) Cependant, tous lui ont affirmé qu´elle pouvait chevaucher seule sans rien craindre. Et cela s´avéra vrai. On lui avait conseillé d´aller visiter le lac près de Truckee, un de ses détours répondant à l´appel de la beauté des paysages.

 

 

Isabella loua un cheval et on lui offrit une selle dite «de femme», par courtoisie. Mais on lui expliqua également que la plupart des femmes n´utilisait pas ce genre de selle. Le loueur lui assura « [...]Faites à votre idée ; si on peut, quelque part, faire ce qu´on veut, c´est bien à Truckee. » (35)

Avant qu´il puisse faire le geste de l´aider à monter, elle était déjà sur selle, avec son costume hawaïen, qu´elle utilisa jusqu´à la corde. Elle décrit ainsi ce costume :

«  Il comprend une veste mi-longue, une jupe tombant jusqu´aux chevilles et un ample pantalon turc resserré par des fronces qui viennent par-dessus les bottes. C´est un costume féminin tout à fait adapté à la montagne et au voyage dans quelque partie du monde que ce soit. » (25-26)

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Cet accoutrement ne parut pas étonner les « fainéants rassemblés[...] ils étaient tous aussi respectueux que possible.» (35), dit-elle.

Cette chevauchée d´une trentaine de kilomètres l´a menée à un paysage spectaculaire, fait de

lumière, de pics ennneigés, de pins gigantesques de plus de 60m, de peupliers du Canada, une rivière aux eaux glacées, le silence de la forêt, coupé par le bruit des animaux, du torrent tumultueux et au loin, par la cognée des bûcherons. Le pays était très peu peuplé, mais déjà on pouvait voir la marque de l´abattage des arbres, d´après les souches et les troncs dépouillés.

L´incident majeur de la journée fut l´apparition d´un gros ours ! Le cheval partit d´un côté, l´ours de l´autre et Isabella se retrouva à terre, « c´était grotesque et humiliant », dit-elle. Elle dût donc continuer seule, à pied, son périple. Heureusement, après une heure de marche, assoiffée et affamée, elle retrouva son cheval que des âmes charitables avaient repris pour elle et le tenaient par la bride. (38)

Le lac Tahoe correspondait pleinement à sa réputation :

« La gorge s´ouvrit, et j´eu devant moi ce lac avec sa ceinture de montagnes, ses bords décuplés en baies et en promontoires revêtus pittoresquement d´énormes pins à sucre. Il se ridait et scintillant doucement au soliloque de midi [...]Dans les épaisses forêts qui l´entouraient […] il y avait des hordes d´ours gris et bruns, des loups, des élans, des daims, des martres, des loutres, des moufettes, des renards, des écureuils et des serpents.» (39)

 

Isabella fut fascinée par le paysage, mais au long de son périple elle en verra bien d´autres :

«Des teintes rouge, indigo, rouges et orange colorent l´eau calme qui, sombre et solennelle, s´étend contre la rive à l´ombre des pins majestueux.[...] Le coucher du soleil est arrivé par tous les degrés de la beauté, par toutes les gloires de la couleur, par la lutte et le triomphe, le pathos et la tendresse à un repos long, calme et rêveur, auquel on succédé la solennité profonde du clair de lune et un silence qui n´est interrompu que par les cris que poussent, dans la nuit, les bêtes des forêts embaumées. » (40 )

Image paysage

En fait, goûter cette nature presque intacte, cette beauté qui n´existe que pour son regard, correspondait tout à fait à ses aspirations de voyage. ( 40)

De retour à San Francisco, Isabella reprend son train dans la direction de Estes Park. Elle décrit avec verve le voyage, les passagers du train, les plaines sans fin.

Elle devait passer par Cheyenne, qui servait de dépôt de marchandises les plus diverses, acheminées ensuite par chariot dans un rayon de plus de 500 km. C´était un ville très violente, lieu de passage des tapageurs et des « desperados », qui ne vivaient que de rixes et de chahuts.

Isabella résume le « ras le bol » des colons :

« [...] le « juge Lynch » paraît sur la scène, avec quelques mètres de corde.[..] On m´a raconté qu´ici on s´est débarrassé, de cette manière, de cent vingt brigands en une quinzaine. » (51/52)

 

Cheyenne était une ville faite

 

« […] d´un vilain assemblage de maisons de bois et de cabanes ; de monceaux de décombres et de carcasses de daims et d´antilopes, d´où s´exhalent les odeurs les plus épouvantables que j´ aie senties depuis longtemps.[...] elle est absolument sans ornement et d´aspect négligé, fourmille de gens à la lourde apparence de piliers de taverne et paraît être le séjour d´hommes bas et vils. » (52-53)

 

De la fenêtre de son hôtel elle vit passer des indiens, du bétail, conduits par des hommes armés de fusils à répétition et de revolvers, des colonnes de chariots de migrants, tirés par des bœufs, couverts de leurs bâches blanches. (53) Le pitoresque ne l´a cependant pas encouragée à y rester et elle partit au plus vite.

Du récit d´Isabella on perçoit la présence des femmes au travail, hors du cadre domestique : la poste à Cheyenne, par exemple, était tenue par miss Kingsley, qui lui a transmis des lettres de recommandation de l´ex-gouverneur et du journaliste Mr. Bowles du Springfield Republican,(ce dernier connu partout dans l´Ouest) lettres destinées à se faire aider au besoin. (53) Des commerçantes, des hôtelières, et surtout des femmes au travail, dans toutes les tâches.

 

Le trajet d´Isabella

 

Après un trajet en train sur les plain qui s´étendaient à perte de vue, Isabella arriva à Greely, petite ville très prospère et animée. Elle avait été fondée par des migrants « tempérants » et industrieux, qui avaient acheté et clôturé 20 000 hectares, puis fait un canal d´irrigation qui distribuait de l´eau à tout le monde, ce qui lui valut d´attirer ainsi plus de trois mille habitants. La boisson y était interdite, les criminels et les paresseux étaient inexistants, raconte-t-elle. (52-53)

À l´hôtel où Isabella descendit, tenu par une femme anglaise, elle donna sa chambre à un couple avec enfants et se vit allouer un tout petit espace avec une cloison en toile, très chaud et plein de mouches noires, qui d´ailleurs étaient partout. Au moment de se coucher, Isabella fut attaquée par une myriade de punaises et termina sa nuit sur une chaise en bois. Comme elle l´explique :

«Les punaises sont un grande fléau du Colorado. Elles sortent de la terre, infestent les cloisons et la plus grande propreté ne vous en débardasse pas. Beaucoup de ménagères soigneuses démontent leurs lits toutes les semaines pour y mette de l´acide phénique » (58) 

 

Le voyage n´était donc pas toujours plaisant.

Á Fort Collins, Isabella a tout trouvé désagréable : les gens, la nourriture, la grossièreté des mœurs et elle ne s´y est donc pas attardée. Elle reprit son chemin au plus tôt, et embarqua comme passagère sur un chariot. La route était mouvementée sous un soleil dru, à la lumière aveuglante : chariots, cavaliers, des troupeaux par milliers de têtes de bétail dont un était sur la route depuis 9 mois.

Ainsi, par monts et par vaux Isabella chemina en direction de Estes Park, utilisant des transports de fortune, faisant des haltes aléatoires et logeant chez l´habitant. On lui avait conseillé, par exemple, de loger dans une maison de famille, flanquée d´une scierie, qui recevait soi-disant des hôtes. Mais ces renseignements s´avérèrent tout à fait inexacts.

En fait, après de tours et de détours sur presque 100 km dans un buggy loué et dont le conducteur ne connaissait pas du tout le chemin, elle arrive à une cabane de rondins misérable, la toiture en torchis pleine de trous :

«  […] pas de meubles, si ce n´est deux chaises et deux planches non rabotées sur lesquelles étaient jetés des sacs de paille, en guise de lit [...] Une femme à l´air triste et dur me toisa de la tête aux pieds. Elle me dit qu´elle vendait du lait et du beurre[...] qu´elle n´avait jamais eu des pensionnaires, si ce n´est deux vieilles dames asthmatiques, mais qu´elle me prendrait pour cinq dollars par semaine, si je savais 'me rendre agréable' » (65)

 

Il fallait donc choisir avant de reprendre son chemin : ou accepter de rester à cet endroit déplaisant ou rebrousser chemin. Pendant 5 jours elle a dormi à l´air libre, ramassé du bois pour se faire un feu, raccommodé et lavé ses habits, enfin une existence morne et bien désagréable. Mais cette expérience lui a permis de pouvoir constater la pauvreté des colons aux alentours, qui étaient venus chercher l´air sain de la montagne,

« […] des centaines et des milliers de gens atteints de consomption, d´asthme, de dyspepsie et de maladies nerveuses, qui essayent de la 'cure de campement', pendant trois ou quatre mois, ou s´installent en permanence. » (68)

 

Les Chalmers, chez qui Isabella logeait étaient des gens rustres, d´une bigoterie et étroitesse d´esprit remarquables. Femmes et hommes travaillaient durement, toute la journée, mais leur labeur ne leur apportait que les choses les plus rudimentaires à la survie.

Cependant, sur son cheminement, Isabella fit la connaissance d´autres colons, plus aimables et moins frustres, spécialement un couple d´anglais, les Hughes, très cultivés, attirés par « le climat sans pareil, et les ressources « illimitées » du Colorado. Ils vivaient dans une maison tout à fait agréable, presque un petit chalet suisse, coquet, dont les propriétaires étaient de la plus plaisante compagnie.

 

«  Dès les premières paroles de Mrs. Hughes, j´eus le sentiment qu´elle était une femme vraiment distinguée, et ses manières anglaises, gracieuses et élégantes, lorsqu´elle nous invita à pénétrer dans sa maison, me parurent délicieuses. » (78)

 

Lors de leur arrivée les Hughes, qui ne connaissant rien aux travaux agricoles ont été trompés sur le prix de la terre, et ont payé le prix fort y compris pour les marchandise, le bétail et les équipements. Mais ils ont travaillé comme des forçats et ont réussi à s´éablir.

 

« C´est la lutte la plus dure et la moins idéale que j´aie vu soutenir par des gens du monde. Ils avaient acquit toute leur expérience et l´ont achetée au prix de pertes et de fatigues. » (93)

 

Le temps qu´ Isabella a séjourné chez eux, elle a participé à tous les travaux, notamment le travail des champs. Ils ont cueilli deux tonnes de courges ( dont deux pesaient 70 kg ) et des citrouilles pour le bétail . Le travail ne cessait jamais. Après le dur labeur dans les champs, Mrs Hughes raccommodait des affaires et ensemble, ils lisaient et récitaient des poèmes. Isabella en était enchantée. (95)

Le paysage humain que décrit Isabella était donc très varié : des rustres et bigots comme les Chalmers, des gens de l´Est, éduqués, mais sans rien connaître des travaux des champs, des ' desperados', sans foi ni loi, des Anglais, des gens de plusieurs nationalités, mais tous vivant d´un rêve de prospérité. Ou de santé, dans le climat sain du Colorado.

Isabella raconte que dans ces contrées là, il n´y avait que trois manières de passer le dimanche : soit faire des visites, chasser et pêcher, ou encore dormir. Ou bien, poursuivre toutes les occupations habituelles, sans tenir compte du jour de repos.

«  L´indifférence est manifeste pour les obligations les plus élevées de la loi divine, mais en général les colons sont rangés : il n´y a que peu d´infraction flagrantes aux mœurs et le travail est la règle. La vie et la propriété sont beaucoup plus sûres qu´en Angleterre ou en Écosse, et la loi du respect universel envers les femmes est encore en pleine vigueur. » (97)

Isabella remarqua un trait presque commun à tous : l´avidité et l´exclusive poursuite du gain, ainsi que l´ indifférence pour tout ce qui n´aide pas à acquérir la fortune. (74)

Mais ce que tous avaient en commun -femmes et hommes- c´était le travail dur et journalier sans confort ni repos.

 

Estes Park

Estes Park, pour Isabella, réunissait toutes les beautés des autres parcs : composé de centaines de vallées situées à des hauteurs variant entre 2000 et 3000 m, des chaînes de montagnes, des forêts vierges, des canyons, des rivières. Tout son cheminent avait pour but de l´atteindre.

 

Images Estes Park

 

« […] chaque vallée s´achève en mystère ; sept chaînes de montagnes élèvent leurs barrières menaçantes entre nous et les plaines et au sud du parc le pic de Long dresse sa tête nue, balafrée de neige éternelle, à 4.500m d´altitude. » (133-134)

 

À deux fois, elle essaie de prendre des guides, mais ils ne connaissent généralement pas le chemin. D´ailleurs, c´est elle qui, maintes fois, doit prendre les devants pour retrouver le chemin. Tel fut le cas avec M. Chalmers dont la suffisance leur a fait perdre la direction en prenant des sentiers qui ne menaient à rien. Si la compagnie était déplaisante, le paysage était splendide, toute en couleur :

«[...] le sublime s´unit à la beauté, et, dans cet air élastique, je ne sens plus la fatigue[...] Imaginez une vallée élevée, herbeuse et fleurie, avec des clairières et des pelouses en pente ; le lit des torrents desséchés est bordé de cerisiers. Des pins se groupent artistiquement […] Les montagnes, trouant le bleu du ciel, se découpent en sommets d´un roc gris, abrupt;[...] Des profonds et vastes canyons s´étendent vers le couchant dans une lueur de pourpre[...] et toute cette beauté, toute cette gloire, ne sont que le cadre d´où ressort le sommet à double cime solitaire, effrayant, imposant, du pic de Long, le mont Blanc du Colorado du Nord. » (81-82)

 

C´était aussi le règne des animaux, qu´on a tant de mal à voir aujourd’hui: les ours et les élans, les daims, par exemple, se trouvaient toujours dans les parages.

« Ce paysage satisfait mon âme . [...] Du cime du pic de Long, on pouvait voir 22 sommets ayant chacun autour de 3.600m de haut. […] et on pouvait voir serpenter distinctement, à travers ce désert de montagnes, la Snowy Range, épine dorsale ou ligne de partage du continent, où les eaux se dirigent vers l´un ou l´autre des océans. » (84)

 

1.      image snowy range

 

Pour y arriver, ce fut un périple assez dangereux : les chevaux tombèrent plusieurs fois lors de montées et de descentes vertigineuses, et tous se blessèrent avec plus ou moins de gravité. (89) « Advienne que pourra, j´arriverai à Estes Park- j´y suis résolue. » (90) annonça-t-elle.

 

Après tous ces échecs, Isabella décida de renvoyer les guides et de voyager toute seule. Mais les difficultés furent nombreuses, comme lorsqu´il neigeait et que toutes les traces de chemin s´effaçaient.

«  J´ai cheminé péniblement pendant quatre heures, entourée de neige et ne voyant qu´un océan de pics étincelants se détachant sur ce ciel d´un bleu furieux. Je ne saurai jamais comment j´ai trouvé le chemin, car les seules traces entrevues de temps à autre étaient l ´empreinte de pas humains, et je n´avais pas les moyens de savoir s´ils me conduisaient dans la direction que je devais prendre.  » (198-199) ?

 

On peut évaluer la dureté de son cheminement lorsqu´elle raconte :

 

« Le chemin cessa brusquement.[...] Ce fut un travail effroyable que de traverser la neige ; il y en avait quatre-vingts centimètres et nous avons fait,( elle et sa jument Birdie) un kilomètre et demi je crois en quelque chose comme deux heures. Nous sommes entrées une fois, Birdie jusqu´au dos et mois jusqu´aux éapules, dans une fondrière dont la surface était ridée comme le sable de la mer. » (199)

cheval

Sur les hauteurs, le froid, la neige, les rivières glacées, rien ne l´arrêta.

 

« Je traversai un lac gelé, et me trouvai dans un parc entouré de collines[...] Là, parmi les broussailles, je passai sur la glace, qui se rompit, une rivière assez profonde ; le froid terrible de l´eau me roidit les membres pour le reste du voyage.[...] Je n´entendais aucun bruit, si ce n´est le craquement de la neige et de la glace, le hurlement lamentable des loups et le cri des hiboux. » (196)

 

Isabella ne se sentait pas seule, toutefois, car sa jument, Birdie, était sa fidèle compagne. Comme pour tant d´autres femmes d´aventure, leur chevaux étaient peut-être l´élément le plus important pour mener leur voyage à bon terme. Ils savaient où passer et surtout où ne pas passer sur des routes si souvent impraticables ou presque.

 

«Tout était enseveli sous un brillant linceul de neige. Le murmure des rivières était étouffé sous des entraves de glace. Je ne rencontrai, je ne dépassai personne ; point de cabanes près ou loin. Le seul bruit était celui que faisait Birdie en écrasant la neige sous ses sabots.  J´arrivai à une rivière sur laquelle étaient jetés des troncs d´arbres avec de jeunes arbres en travers ; Birdie y posa un pied, le retira, avança l´autre, et flaira bruyamment ce pont. La persuasion ne servit à rien : elle ne fît que flairer, renâcler, se reculer et tourna sa tête fine pour me regarder. Il était inutile de discuter sur ce point avec une bête aussi s agace. » (177)

 

Isabella faisait parfois 80 km dans la journée à cheval, mais « seulement » 20 ou 30 km selon l´état des routes ou le climat. (202) Tous aimaient lui indiquer les sentiers à parcourir et cela pouvait prendre des heures de discussion, car personne n´était jamais d´accord. (198) Ou alors, les points de repère étaient si flous qu´on perdait la direction au premier tournant. (224) Il était toujours hasardeux de décider de prendre un parcours ou un autre : c´est ainsi qu´à plusieurs reprises elle se retrouva dans le froid et la nuit dans la prairie, sans savoir quelle direction prendre, anxieuse de voir apparaître une lumière, un feu, un lit.

« Mon ordre de route était :' Naviguez vers le sud, en suivant le sentier le plus battu.' Autant aurait valu s´embarquer sur l´océan sans boussole » (165)

 

Sur les plaines sans fin, elle pouvait apercevoir un cavalier à plus de 2 km. Elle croisa de temps à autre un chariot de colons ou un convoi accompagné de cavaliers. En outre, les plaines étaient désertes, et cette solitude représentait pour elle un souffle de liberté. (164-165) Sur les montagnes également la solitude lui a paru splendide ; à Green Lake, observa-t-elle :

« J´éprouvait une sensation étrange en songeant que j´étais, à cette altitude glaciale, le seul être humain[...] » (222)

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Bientôt très connue dans la région, Isabella profita de sa bonne réputation : tous étaient prêts à l´aider en lui fournissant ici un cheval, «  […] Si c´est la dame anglaise qui voyage dans les montagnes on lui donnera un cheval, mais à personne d´autre » (219) ; là un gîte (203) selon les circonstances. Les logements étaient d´ailleurs de qualité extrêmement inégale et se montraient soit propres, aérés, des chambres individuelles, bien tenues, (209) soit des antres enfumés, où tous couchaient à même le sol, dans une seule pièce. (184)

Lorsqu´elle séjournait plus longtemps chez quelqu´un, Isabella partageait toutes les tâches mais celle qui lui a plu le plus a été le ramassage du bétail éparpillé par monts et par vaux. (158) Elle s´ est tellement bien tirée de cette tâche qu´on lui a proposé un travail à plein temps. Les femmes n´étaient donc pas exclues d´office de ce genre de travaux, comme on veut nous le faire croire grâce au silence de l´histoire ou par l´affirmation d´un partage absolu des travaux entre femmes et hommes.

C´est ainsi qu´elle raconte avec enthousiasme:

« Ce qu´il y a de plus stimulant, c´est lorsqu´une bête s´échappe et court furieusement du haut en bas d´une colline et qu´on la suit partout, par-dessus et parmi les rochers et les arbres, doublant quand elle double et lui tenant tête jusqu´à ce qu´on l´ait ramenée. » (159)

 

Et un jour, finalement, elle arrive à Estes Park.

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« Je voudrais n´avoir point autre chose que trois points d´exclamation à donner à ma belle retraite solitaire, sublime, élevée, lointaine, aimée des animaux, qui me paraît plus que jamais impossible à décrire. » (226)

 

Isabella s´extasie :

 

« Rien de ce que j´ai vu au Colorado ne peut se comparer à Estes Park, et maintenant qu ´il fait un temps magnifique, que le sommet des montagnes au dessus des bois de pins est d´un blanc sans tâche, le cœur ne peut rien désirer au-delà en fait de beauté et de grandeur. » (237)

 

images estes park

 

En fait, bloquée par l´hiver, elle dut rester dans une cabane pendant un mois avec deux jeunes gens, qu´elle a couvert d´éloges sur leur gentillesse et leur respect. (230) Ils se partageait toutes les tâches. (239)

 

«  Notre vie est devenue sereine et notre association singulière et forcée très agréable. N ´étaient la courtoisie constante et les égards que me témoignaient les jeunes gens, nous vivons ensemble comme trois hommes. » (247)[...] Dans ce pays-ci, toutes les femmes travaillent, de sorte que l´on trouve ce que je fais tout naturel, et que l´on ne me dit pas : 'Oh ! Ne faites pas cela ; oh ! Laissez-moi faire ceci.' » 255

 

Isabella insiste plusieurs fois dans sa narrative sur le respect et la courtoisie des hommes envers les femmes. Cela contredit toutes les images que nous avons sur leur rudesse et leur violence dans la colonisation de l´Ouest américain ; au cours de son cheminement, elle aurait pu être violée mille fois, être exclue, maltraitée. En fait, elle fut acceptée partout, on l´a aidée et admiré son audace et son courage ; elle a emprunté tous les sentiers quand et où elle voulait et n´a jamais été perturbée ou menacée. C´est un bel exemple d´une histoire du possible, car son témoignage ouvre un espace insoupçonné des relations entre les femmes et les hommes, où l´image de la violence des hommes contre les femmes et de la soumission de ces dernières à la domesticité est totalement évacuée.

Si l´on ne croit pas au « naturel » des relations humaines, mais à la construction singulière de chaque formation sociale, il est impossible de penser une division de travail fixée à l´avance, où les femmes se destineraient exclusivement au privé et que l´entière édification du social soit réservée aux hommes. Les femmes d´aventure montrent la diversité et la plasticité des normes sociétales et leur application dans les mœurs.

Les théories féministes doivent aller au bout de leurs prémisses, soit, conséquemment et immédiatement, s´employer à la déconstruction du Même dans les relations humaines. Hors du moule incontournable du binaire, l´humain se présente dans toute sa complexité : les définirons des catégories « femme » / « homme » s´en trouvent ainsi bouleversées.

Comment peut-on affirmer la pérennité du binaire hiérarchique sinon par l´appel à la « nature », instaurée et définie par un dieu chimérique, mais construit et affirmée par ses acolytes ? Les églises s´empressent d´implanter une notion fixe et universelle du féminin et du masculin pour mieux instaurer le patriarcat aux origines de l´humain et ce depuis la nuit des temps.

L´histoire -cette narrative qui résume en peu de mots les facettes infinies de l´humain- essaye également de construire un monde homogène, régi par des lois « naturelles » dont l´ordre est basé sur la supériorité du mâle et la fragilité et la soumission des femmes. Et le discours social, dans toutes ses branches et ses méandres, ne cesse de répéter la même chose, créant et solidifiant un imaginaire factice d´un binaire programmé.

Dans quelle mesure peut-on croire aux descriptions historiques des sociétés, si elles ne sont que la reproduction d´un imaginaire patriarcal ? L´emploi de la catégorie « genre », de façon a-critique, ne fait qu´abonder dans le sens de la domination patriarcale. Les hommes violeurs, les femmes qui ne font que crier, ce sont des images trop répandues et prétendument universelles ; cependant, si l´on déconstruit le « naturel », d´autres figurations se profilent.

Foucault affirmait la construction du sexe et de la sexualité en tant que moteur de la vie et de la société au-delà du naturel. Cela ne fait qu´entériner la plasticité du social, qui peut s´organiser sur d´autres valeurs qui ne soient pas celles du sexe et de la procréation, la domination des hommes sur les femmes en premier lieu. Pourquoi les Amazones sont-elles devenues des êtres mythiques ? L´image des guerrières indépendantes et automnes serait trop nuisible au patriarcat. C´est ainsi que l´ histoire les met à l´écart.

En effet, l´histoire ne fait que jeter sur le passé les schémas violence/domination, force/ fragilité dont les pôles sont le masculin et le féminin. Cependant, si l´on cherche dans les plis des discours, si l´on met en valeur la production imagétique, les témoignages, les histoires de vie des femmes, tout un autre monde se dessine. Un regard disposé à voir les configurations sociales hors des moules du « genre » peut ouvrir les portes à une humanité autre, à une histoire du possible.

Toujours, jamais, ce sont des mots qui devraient être bannis de tout vocabulaire féministe, puisque en dehors de la « nature » il n´y a aucune possibilité d´avoir les mêmes figurations sociales partout et dans tous les temps.

Les femmes d´aventure cassent le moule du binaire incontournable, non seulement parce qu´elles sont partie prenante de toutes les activités sociales, mais aussi parce qu´elles montrent une audace et un courage insoupçonnés dans les discours patriarcaux. À leur époque, ces femmes d´aventure ont éveillé le respect et l´admiration de leurs contemporains.

Comme Isabella Bird.

 

 

1Voir les dossiers “ ces femmes d´aventure” sur les numéros précédents de Labrys

2En anglais: A Lady's Life in the Rocky Mountains

3[1]Voir carte des périples d´Isabella aux États Unis et en Europe: https://www.google.com/maps/d/viewer?mid=zBAoLRVq7hb0.kjfgFxKeUr8c&msa=0&ll=45.828799,2.8125&spn=137.084784,13.710938

4. Plusieurs adresses:https://ebooks.adelaide.edu.au/b/bird/isabella/; http://onlinebooks.library.upenn.edu/webbin/book/search?author=bird2C+isabella&amode=words&title=&tmode=words https://librivox.org/author/1059?primary_key=1059&search_category=author&search_page=1&search_form=get_results 

 

5.voir The Life of Isabella Bird". The Spectator (London): 6. 26 January 1907. Et également "Mrs Bishop". The Times. Obituaries (London, England) (37521): 4. 10 October 1904.

 

6The Hawain Archipelago, publié em 1875